hasard

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Étymologie incertaine, probablement arabe : (1) az-zahr, « dé », « jeu de dé » ; (2) Hasart, nom d'un château en Palestine médiévale où un jeu utilisant des dés aurait été inventé. En grec, automaton, « qui se meut de soi-même » ; tukhe, « ce que l'on obtient », « sort », « fortune », « chance ».


Le terme automaton désigne originellement le mouvement spontané. Dans l'Iliade, les trépieds fabriqués par Héphaïstos se déplacent d'eux-mêmes (automatoi)(1). Pour les atomistes, l'automaton constitue l'amorce du mécanisme tourbillonnaire à l'origine de la mise en ordre d'un monde. Les mondes, produits par l'agrégation des atomes qui tombent de toute éternité dans le vide, sont donc toujours le résultat d'un hasard initial, sorte de cause non causée et, par conséquent, totalement imprévisible, suivi d'un enchaînement strictement régi par la nécessité, dont toute forme de hasard se trouve, en revanche, exclue(2).
C'est précisément ce rôle du hasard dans la cosmologie des Anciens (Démocrite, mais aussi Empédocle) que Platon conteste au livre X des Lois. Le hasard y est associé à la nature et à la nécessité(3) : ce que Platon nomme hasard (tukhè), c'est l'action d'une cause qui n'est pas le fruit d'une délibération – dans le cas de la création du monde, d'une providence divine. Le débat sur les relations entre hasard et détermination prend évidemment une autre tournure dans le cadre de la physique contemporaine puisque l'introduction des méthodes statistiques et / ou probabilistes a réintroduit, contre le déterminisme placide de la science newtonienne, une part d'indétermination dont Einstein ne souhaitait pas qu'elle fît son entrée en physique.

Philosophie Antique, Philosophie Générale

Cause d'un phénomène qui ne s'inscrit pas dans le cadre d'un processus déterminé et qui échappe, par conséquent, à toute forme de prévision. Cause d'un événement qui, bien que susceptible d'être souhaité ou, au contraire, craint, n'est pas le résultat d'une délibération.

La différence entre automaton et tukhè est explicitée par Aristote au livre II de la Physique. Le hasard (automaton ou tukhe) relève des causes accidentelles. Ainsi, ce qui se produit « par hasard » ne se produit pas « sans cause », mais n'est pas uni à sa cause par un lien nécessaire. Néanmoins, contrairement à l'accident, la fortune (tukhè) est une cause dont les effets, tels qu'ils sont constatés, pourraient être imputés à une causalité de type final, c'est-à-dire mise en œuvre en vue d'une fin : par exemple, c'est par hasard que celui qui va accidentellement au marché y rencontre un débiteur en train de recevoir de l'argent, mais s'il en avait été informé, c'est par choix qu'il s'y serait rendu ; qu'un trépied, en revanche, tombant par accident retombe sur ses trois pieds de telle sorte qu'on peut s'y asseoir, c'est un effet du hasard (automaton) et non de la fortune, puisqu'on ne peut imaginer qu'il aurait pu en avoir l'intention(4). Limitée aux actions humaines, la fortune est un sous-ensemble du hasard : on parle de fortune (tukhè) au sujet d'événements advenus par hasard, mais qui auraient pu faire l'objet d'un choix raisonné(5) ; le hasard, lorsqu'il est heureux, s'appelle chance ou fortune, et lorsqu'il est malheureux, malchance ou infortune(6).

Hasard et fortune se distinguent, en outre, de l'accident, en ce que ce dernier est essentiellement dû à la résistance que la matière oppose à la forme ; le hasard et l'art, en revanche, loin d'aller à l'encontre des fins de la nature, en constituent souvent le prolongement, de manière strictement aveugle pour le premier, délibérément pour le second(7). En aucun cas, cependant, le hasard ne peut être antérieur à la nature ou à l'intellect, ce qui permet à Aristote de rejeter la théorie démocritéenne d'un hasard (automaton) originel(8). Il refuse, de plus, au hasard cette régularité caractéristique de l'œuvre finalisée de la nature, justifiant ainsi le rejet de la conception d'Empédocle selon laquelle le mouvement spontané est à l'origine de la bonne disposition des organes et donc de la survie et du développement des espèces les plus adaptées(9).

Épicure critique l'attitude superstitieuse que constituent la croyance à la chance, le culte voué à la déesse Fortune, censée présider à la destinée humaine(10). Le hasard initial (automaton) des atomistes est cependant précisé par l'évocation du clinamen (chez Lucrèce)(11) comme déviation purement aléatoire d'un atome, permettant seul de justifier la création d'un monde, la chute des atomes dans le vide étant, par ailleurs, rectiligne. Surtout, l'introduction du clinamen conduit à autoriser l'existence d'un libre arbitre humain qui ne pouvait être déduit des thèses démocritéennes.

Annie Hourcade

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Homère, l'Iliade, XVIII, 376.
  • 2 ↑ Démocrite, A 67-70, in J.-P. Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988.
  • 3 ↑ Platon, les Lois, X, 889 c ; voir aussi Sophiste, 265 c, où Platon utilise l'expression « cause spontanée » (aitia automate) pour désigner une cause naturelle qui ne fait pas intervenir une intelligence divine.
  • 4 ↑ Aristote, Physique, II, 6, 197 b 17.
  • 5 ↑ Ibid., II, 6, 197 b 19 et suiv.
  • 6 ↑ Ibid., II, 5, 197 a 25 et suiv.
  • 7 ↑ Sur cette association entre art et hasard, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140 a 19.
  • 8 ↑ Aristote, Physique, II, 4, 196 a 25.
  • 9 ↑ Ibid., II, 4, 196 a 24 ; 8, 198 b 17 et suiv.
  • 10 ↑ Épicure, Lettre à Ménécée ; Diogène Laërce, X, 134-135.
  • 11 ↑ Lucrèce, De rerum natura, II, 216-250.
  • Voir aussi : Long, A. A., « Chance and natural law in Epicurianism », in Phronesis, no 22, 1977, pp. 63-88.
  • Mansion A., Introduction à la physique aristotélicienne, Éditions de l'Institut supérieur de philosophie, Louvain-la-Neuve, 1913, 1987, pp. 292-314.

→ accident, cause, déclinaison, finalité, fortune, nécessité

Mathématiques, Physique

Terme jouant le rôle d'une pseudo-cause substitutive pour un événement dont aucune cause n'a pu être identifiée.

Un événement qui, selon toute apparence, est dénué de cause, se voit attribuer comme pseudo-cause le hasard. Cette définition se focalise sur l'absence de cause avérée d'un événement plutôt que sur son imprédictibilité. La théorie du chaos montre en effet qu'un événement imprédictible n'est pas obligatoirement dénué d'antécédent auquel il est relié par le biais d'une loi pouvant même être déterministe.

On comprend à partir de là que les conceptions du hasard soient étroitement liées au statut de la causalité. Avant l'avènement de la mécanique quantique, la plupart des chercheurs considéraient qu'aucun événement ne devait être tenu pour complètement dépourvu de cause déterminante. Les occurrences apparemment aléatoires s'expliquaient soit par une ignorance des causes (Laplace) soit par un concours de deux ou plusieurs séries de causes indépendantes (Poincaré). L'un des principaux arguments avancés en faveur de cette façon de voir était la position de principe constitutif tenu par la causalité dans le système de la Critique de la raison pure. Kant n'était-il pas allé jusqu'à affirmer que « [...] le principe “rien n'arrive par un hasard aveugle” [...] est une loi a priori de la nature »(1) ? Dans un ordre d'idées voisin, M. Schlick assignait à la causalité un statut de principe régulateur de la recherche qui la mettait à l'abri d'une réfutation par un résultat particulier de cette recherche.

La mécanique quantique poussa les partisans de cette position dans leurs derniers retranchements. Selon Heisenberg, dans son article de 1927 sur les relations d'indétermination, la mécanique quantique prononçait en effet la faillite du principe de causalité. Mais jusqu'à quel point cette position tranchée était-elle valide ? Confortant le doute de Schlick quant à la possibilité de réfuter expérimentalement le principe de causalité, quelques chercheurs formulèrent des théories à variables cachées empiriquement équivalentes à la mécanique quantique, mais impliquant une version stricte, déterministe, de la causalité. Le problème était que cette variété du principe de causalité ne s'appliquait qu'à des processus situés en dehors du domaine de toute expérience possible. De façon plus crédible, on s'est aperçu que le principe de causalité trouve une application naturelle et indiscutable en physique quantique : celui d'une règle de succession qui gouverne non pas directement les phénomènes, mais indirectement les probabilités de ces phénomènes (par exemple à travers l'équation de Schrödinger qui régit l'évolution des vecteurs d'état). Chaque phénomène apparaît ainsi non pas privé de cause, mais simplement privé de cause déterminante. Cette sorte d'application indirecte et limitée du principe de causalité définit une région intermédiaire entre le hasard aveugle repoussé par Kant et la stricte détermination rêvée par Laplace.

Un groupe minoritaire de philosophes et de physiciens a d'autre part avancé l'idée d'une primauté du hasard sur le principe de succession selon une règle. C. S. Peirce a par exemple soutenu au xixe s. la doctrine du tychisme (du nom grec Tyché, hasard personnifié), définie comme l'exact opposé du déterminisme. Selon lui, les lois de la nature reflètent des tendances approximatives ou des « habitudes » des choses, plutôt que des règles strictes. Plus tard, entre 1918 et 1922, Exner et Schrödinger ont souligné que les lois déterministes de la mécanique classique pouvaient très bien être des effets émergents macroscopiques à partir d'un fonds d'occurrences microscopiques aléatoires. La mécanique quantique a offert un supplément d'arguments à l'appui de cette position sans pour autant exclure, nous l'avons vu, toute forme d'application du principe de causalité.

Michel Bitbol

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure.
  • Voir aussi : Born, M., Natural Philosophy of Cause and Chance, Oxford University Press, Oxford, 1949.
    Sklar, L., Physics and Chance, Cambridge University Press, Cambridge, 1993.

→ aléatoire, causalité, probabilité