fortune

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin fortuna, qui désigne le sort en tant qu'il peut être favorable ou défavorable.

Philosophie Générale, Morale

1. Dans le monde latin, déesse de la chance et de la malchance. – 2. Personnification du caractère accidentel et inconstant du temps en tant qu'il échappe à la détermination des hommes pour, au contraire, déterminer l'issue de leurs actions.

La fortune est d'abord une déesse : la bona dea des latins, qui dispense aléatoirement échec et succès, malheur et bonheur. En tant qu'elle représente le temps dans sa contingence la plus imprévisible et la plus capricieuse (elle est figurée dans l'allégorie classique par une femme aux yeux bandés debout sur une roue), la fortune est la figure même de la brutalité des circonstances temporelles : elle est donc par excellence ce contre quoi le sage doit se prémunir. Ainsi Boèce réclame contre les revers de la fortune la consolation de la philosophie(1), comme après lui Pétrarque(2) : le sage résolu contre la fortune, héritant de la morale stoïcienne l'idée de l'impassibilité à conquérir, devient une des images les plus constantes de la résistance du philosophe aux accidents du temps. La morale pratique de Descartes se fait encore l'écho de cette résistance, lorsqu'elle se propose dans son troisième précepte de « tâcher toujours plutôt a [se] vaincre que la fortune »(3).

Mais la fortune ne représente pas seulement l'inconstance du destin individuel : elle distribue aussi les puissances terrestres, et se trouve ainsi au principe des variations des règnes et des empires. Elle fait alors obstacle à l'opération libre des hommes : l'art et la science politiques n'ont de sens que si l'on assure la possibilité de construire dans le temps des actions qui ne seront pas systématiquement annulées par la fortune. Machiavel donne dans le Prince la formule ramassée de cette opposition : « pour que notre libre arbitre ne soit pas éteint, j'estime qu'il peut être vrai que la fortune soit l'arbitre de la moitié de nos actions, mais que etiam elle nous en laisse gouverner l'autre moitié, ou à peu près »(4).

L'art politique devient alors un art de la ruse temporelle, qui doit permettre aux hommes de se protéger contre les caprices de la fortune : c'est le sens du pacte que le riche propose au pauvre dans le Second Discours de Rousseau : « instituons des règlements [...] qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune »(5). Or selon Rousseau ce pacte est un piège qui ne vise qu'à protéger la propriété du riche : Rousseau décrit ainsi l'histoire même de l'idée de fortune, progressivement réduite à la seule manifestation de la richesse matérielle(6).

Laurent Gerbier

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Boèce, Consolation de la philosophie (524), tr. J.-Y. Guillaumin, Les Belles Lettres, Paris, 2002.
  • 2 ↑ Pétrarque, F., Le remède aux deux fortunes (1366), éd. et tr. Ch. Carraud, J. Million, Toulouse, 2 vol., 2002.
  • 3 ↑ Descartes, R., Discours de la méthode (1637), III, édition Adam & Tannery, Vrin, Paris, 1996, vol. IV, p. 25.
  • 4 ↑ Machiavel, N., Le Prince (1513), XXV, tr. J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, PUF, Paris, 2001, p. 199.
  • 5 ↑ Rousseau, J.-J., Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), dans Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. III, 1964, p. 177.
  • 6 ↑ La fortuna des latins désignait déjà, à côté de la puissance du sort, la richesse matérielle et en particulier pécuniaire.

→ action, destin, événement, hasard, histoire, impassibilité, libre-arbitre, temps