probabilité

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du verbe latin probo, « faire l'essai », « éprouver », « vérifier » ou bien « approuver ». Probabilis, « vraisemblable » ou bien « digne d'approbation ».


Les probabilités soulèvent deux ordres de questions. L'une est celle de leur évaluation, et l'autre celle de leur interprétation. L'évaluation, question proprement scientifique, est l'objet du calcul des probabilités. Ce dernier permet de dériver des probabilités d'événements composites à partir de la probabilité des événements élémentaires, qu'on a auparavant estimée par le principe de raison insuffisante. Des essais d'élaboration d'un calcul des probabilités appliqué aux jeux et aux paris sont attestés en Inde au ixe s., puis en Occident avec L. Pacioli et surtout J. Cardan. L'ouvrage de Cardan resta cependant inédit jusqu'au xviie s., et c'est donc Pascal qu'on crédite de l'invention du calcul des probabilités, avec Huygens, autour de 1660. L'axiomatisation du calcul des probabilités a été accomplie par A. N. Kolmogorov. La question de l'évaluation des probabilités, et de son histoire, ne peut cependant être entièrement séparée des questions d'interprétation.

Mathématiques, Physique

En un sens qualitatif, degré de vraisemblance ou de réalisabilité. En un sens quantitatif, nombre compris entre 0 et 1 (entre l'irréalisable et le certain), attribué à chaque événement d'un espace d'épreuves ou ensemble d'occurrences possibles. L'estimation des probabilités s'appuie classiquement sur le principe de raison insuffisante : l'inventaire des symétries d'une situation expérimentale permet d'établir une liste d'options telles qu'on n'a aucune raison de favoriser l'une au détriment d'une autre. Ces options sont qualifiées d'équiprobables, et la probabilité d'un événement est alors simplement le rapport du nombre d'options favorables (celles qui réalisent l'événement) au nombre total d'options possibles.

Selon I. Hacking, le véritable acte de naissance du concept de probabilité dans la seconde moitié du xviie s. est marqué par la convergence de deux notions hétérogènes : l'une est épistémologique, et concerne l'établissement de croyances à propos de la survenue d'événements ; l'autre est statistique, et concerne les fréquences d'événements-types. Ces deux notions, pragmatiquement associées à l'origine, ont par la suite fourni le thème d'interprétations conflictuelles des probabilités. La première notion a donné lieu aux interprétations subjectives ou intersubjectives des probabilités. Les probabilités sont subjectives selon R. P. Ramsey et B. de Finetti (avec J. Bernoulli et T. Bayes comme précurseurs) : elles reflètent le degré d'incertitude, et corrélativement de croyance, des personnes à propos de la survenue d'un événement. Les probabilités sont plutôt intersubjectives selon J. M. Keynes et R. Carnap, en cela qu'elles expriment la croyance que tout sujet rationnel en possession d'un certain ensemble d'informations préalables entretiendrait à propos de la survenue d'un événement. La mise en application du principe de raison insuffisante pour fixer des options équiprobables se comprend aisément dans le cadre de cette dernière conception. Mais elle ne va pas sans poser des problèmes : à quoi appliquer le principe de raison insuffisante, et quelles options tenir pour équiprobables ? Ces problèmes se sont manifestés de façon nette lors du passage de la statistique classique de Maxwell-Boltzmann à la statistique quantique de Bose-Einstein, en 1924. L'une suppose équiprobables les différents états disponibles pour chaque particule, tandis que l'autre suppose équiprobables les différentes populations de particules de chaque état.

La seconde notion, issue du matériau d'attestation expérimentale des évaluations probabilistes, a donné naissance aux conceptions objectives-fréquentielles des probabilités. Pour R. von Mises et H. Reichenbach, la probabilité est une fréquence (rapport du nombre d'événements-types au nombre total d'événements), ou plus exactement la limite de cette fréquence quand la séquence d'épreuves tend vers l'infini. Une variante a été proposée par B. Van Fraassen sous le nom d'interprétation fréquentiste modale. Elle évite l'invocation d'une série infinie actuelle, en la remplaçant par une multiplicité de séries finies possibles. La difficulté est qu'aussi bien les infinis actuels que la modalité du possible réintroduisent dans la notion de probabilité un élément extra-empirique dont les créateurs de la conception fréquentielle souhaitaient s'affranchir.

Aussi divergentes qu'elles puissent être, les conceptions précédentes des probabilités ont un trait commun : l'indifférence à l'égard de la question du caractère déterministe ou indéterministe des lois régissant la survenue des événements. Indifférence qui masque toutefois un préjugé déterministe, comme l'atteste l'essai philosophique sur les probabilités de Laplace. Pour ce dernier, l'utilisation des probabilités n'est qu'une façon de pallier au mieux notre ignorance des conditions initiales, dans un monde régi par des lois déterministes. Une interprétation alternative a donc récemment été proposée par Popper dans le but de s'accorder d'emblée avec l'idée, inspirée par la physique quantique, d'indétermination objective. Il s'agit de la conception des probabilités comme propensions, potentialités, ou forces garantissant la stabilité des fréquences constatées. Les propensions peuvent être celles d'un objet (la propension d'un dé à tomber sur l'une de ses faces), mais Popper, influencé par le cas quantique, considère plutôt que les propensions caractérisent une situation expérimentale dans sa totalité.

Les idées de Popper conduisent à aborder le lien profond qui unit théories physiques et probabilités. L'évaluation d'une probabilité est une anticipation (elle concerne le futur, écrit Wittgenstein), et une théorie physique est au minimum un système intégré d'anticipations. Il n'est donc pas surprenant que plusieurs théories physiques comportent des définitions internes des probabilités, appuyées sur le dénombrement des configurations qu'elles rendent possibles. Dans la mécanique statistique de J. W. Gibbs, par exemple, la probabilité est le rapport entre le cardinal d'un ensemble de systèmes physiques caractérisés par une gamme donnée de valeurs des variables d'état, et le cardinal de l'ensemble de tous les systèmes physiques considérés. Et, selon Einstein, la probabilité est le rapport entre le temps passé par un système dans une région de l'espace des états et le temps total de l'histoire du système. Le raccord entre les définitions des probabilités de type Gibbs, qui portent sur un grand nombre de systèmes à un instant donné, et celles de type Einstein, qui portent sur un seul système évoluant au cours du temps, s'effectue par le biais de l'hypothèse ergodique.

La mécanique quantique entretient des rapports encore plus étroits avec les probabilités que la mécanique statistique classique. Elle comporte une structure et un mode d'évaluation propre des probabilités, et invite de surcroît à une interprétation particulière de celles-ci. La structure du calcul quantique des probabilités, tout d'abord, est une généralisation de celle qui dérive de l'axiomatique de Kolmogorov. Les conditions classiques de Kolmogorov sont respectées à l'intérieur de chaque gamme de résultats possibles, relative à une seule configuration expérimentale déterminée. Mais elles ne le sont plus lorsque l'espace d'épreuves est étendu à plusieurs gammes de résultats, relatives à des configurations expérimentales mutuellement incompatibles. Un procédé original d'évaluation des probabilités est dès lors employé par la mécanique quantique. Il suppose qu'on associe au préalable à chaque variable mesurée un ensemble de vecteurs orthogonaux dans un espace abstrait de Hilbert (ce sont les « vecteurs propres » de l'« observable » correspondante), et à chaque préparation expérimentale un « vecteur d'état » de l'espace de Hilbert. Si l'on veut ensuite estimer la probabilité d'une certaine valeur de la variable, il suffit (règle de Born) de projeter le vecteur d'état sur le vecteur propre correspondant à cette valeur, puis de calculer le carré du module de cette projection. La particularité la plus frappante du calcul quantique des probabilités est qu'il ne respecte pas, en général, la règle d'additivité des probabilités d'événements disjoints ; il comporte, en plus, des termes croisés semblables à ceux qui représentent des interférences dans un processus ondulatoire. Autant le calcul classique des probabilités se prêtait aisément (même s'il n'y obligeait pas) à une interprétation laplacienne impliquant un hasard d'ignorance, autant le calcul quantique des probabilités invite, en raison de ces termes d'interférence, à une interprétation impliquant un hasard objectif. Le contenu de cette expression « hasard objectif » doit cependant être précisé. Le qualificatif « objectif » n'est pas pris ici au sens précritique d'en-soi ; il est pris au sens critique de mode d'organisation unifié et universellement valide des phénomènes. Le calcul quantique des probabilités n'empêche pas de tenir celles-ci pour l'expression d'une ignorance de processus sous-jacents holistiquement dépendants les uns des autres et inaccessibles à l'expérience (comme dans la théorie à variables cachées de Bohm). Mais il interdit de considérer les probabilités comme expression de l'ignorance dans laquelle on se trouverait d'un phénomène accessible à l'expérience.

Qu'une théorie physique comme la mécanique quantique fasse intervenir des concepts probabilistes à son niveau le plus fondamental (celui de la définition des « états de systèmes ») est apparu à beaucoup de penseurs comme une anomalie ; comme le signe indirect mais certain que la théorie quantique n'est qu'une théorie tronquée, incomplète, en attente d'une description exacte des processus physiques. Il suffit de penser au célèbre « Dieu ne joue pas aux dés » d'Einstein. À la réflexion, on s'aperçoit pourtant que cette réserve vis-à-vis du caractère intrinsèquement probabiliste de la mécanique quantique ne se justifie que dans le cadre d'une conception restrictive des probabilités.

La définition et le calcul classiques des probabilités supposent un monde d'objets et d'événements préconstitués. Les prévisions probabilistes portent ici sur des épreuves de tirages d'objets dotés de propriétés préexistantes, ou sur des événements survenant d'eux-mêmes dans la nature. Il est dans ce cas compréhensible qu'on attende d'une théorie physique qu'elle décrive le détail des objets ou événements naturels supposés, plutôt que de s'en tenir à leur simple anticipation probabiliste. Une théorie physique purement probabiliste ne saurait ici avoir d'autre statut que celui de précurseur ou d'ébauche imparfaite d'une théorie descriptive.

Mais le calcul quantique des probabilités s'écarte beaucoup de ce modèle. Il est adapté non pas à la prédiction d'événements survenant d'eux-mêmes dans la nature, mais à celle de phénomènes dont les circonstances de détection sont aussi des conditions de production. On peut même affirmer que le calcul quantique des probabilités porte la marque reconnaissable du non-détachement des phénomènes à l'égard du contexte expérimental de leur manifestation (cette marque étant constituée par les effets d'interférence). Sauf, une fois encore, dans un arrière-monde spéculatif de « processus cachés », il ne peut plus être ici question de propriétés, d'objets, ou d'événements définis indépendamment des conditions instrumentales de leur détection. Pas de propriétés, pas d'objets, pas d'événements, et donc rien à décrire pour une éventuelle théorie à la fois plus complète et testable expérimentalement. Rien à décrire et donc seulement une possibilité de prédire des phénomènes sur le mode probabiliste, en s'appuyant sur un certain nombre de symétries. En fin de compte, la mécanique quantique est bien une théorie complète, mais d'un genre inédit : une théorie anticipative d'occurrences codéfinies par nos activités expérimentales, plutôt qu'une théorie descriptive d'entités indépendantes.

Michel Bitbol

Notes bibliographiques

  • Bitbol, M., Mécanique quantique, une introduction philosophique, Champs-Flammarion, Paris, 1997.
  • Bouveresse, J., l'Homme probable, éditions de l'éclat, Paris, 1993.
  • Hacking, I., The Emergence of Probability, Cambridge University Press, Cambridge, 1975.
  • Harthong, J., Probabilités et statistiques, Diderot, Paris, 1996.
  • Jancel, R., Les fondements de la mécanique statistique classique et quantique, Gauthier-Villars, Paris, 1963.

→ aléatoire, complexité, hasard

Épistémologie

Caractère de ce à quoi l'on doit s'attendre, de ce à quoi l'on doit ajouter foi, lorsque l'on ne peut affirmer avec certitude que cette chose se produira ou est vraie ; enjeu d'un jugement subjectif sur le probable. La probabilité est susceptible de degrés et peut ainsi servir à des comparaisons : certains événements sont plus probables que d'autres. On tâche donc de la mesurer, ce qui donne lieu aux définitions mathématiques de la probabilité.

Une loi ou mesure de probabilité, en mathématiques, est une fonction associant à certains événements (identifiés à des ensembles d'états d'un univers des possibles) un nombre réel compris entre 0 (probabilité nulle) et 1 (certitude), et respectant certains axiomes, de telle sorte que l'on puisse utiliser cette fonction pour préciser la notion courante de probabilité. La probabilité mathématique est alors « le rapport du nombre de chances favorables à l'événement au nombre total de chances »(1).

Historiquement, l'étude du probable s'enracine dans la conviction qu'il existe, à côté du domaine de ce qui est démontrable par des causes ou des raisons certaines, un règne de l'opinion dans lequel ces causes ou raisons font défaut, le résultat des raisonnements ou arguments relevant dès lors d'autre chose que la certitude – soit la probabilité. La théorie des probabilités s'est développée à partir des années 1660, principalement sous l'impulsion de Pascal (correspondance avec Fermat), la Logique de Port-Royal constituant aussi une étape importante dans l'avènement du concept moderne de probabilité(2). La théorie mathématique moderne a pris le relais des usages antérieurs du vocabulaire de la probabilité, qui renvoyaient en particulier à l'acceptabilité plus ou moins grande de certaines propositions, croyances ou opinions, et éliminé la doctrine casuistique du probable.

L'usage non mathématique du mot n'a pas disparu avec la naissance du calcul des probabilités ; au contraire, les développements de celui-ci ont eu, et ont toujours, partie liée avec un effort pour rendre compte de la notion intuitive d'un degré de croyance légitime ou justifiée. Par là, la théorie des probabilités est liée à la philosophie de l'action et de la croyance. Elle présente par ailleurs une grande importance épistémologique, à cause de l'interprétation fréquentiste de la probabilité et à cause de la thèse selon laquelle la probabilité serait essentiellement à comprendre comme une relation entre une hypothèse et ce que l'on peut citer pour justifier celle-ci (notamment les données empiriques)(3). Cette thèse a conduit de nombreux philosophes à des tentatives pour élaborer une théorie systématique du probable offrant une explication systématique des croyances d'un sujet confronté à des données ne lui offrant pas la certitude(4). Enfin, la formulation probabiliste d'une partie notable des théories scientifiques (en physique et dans les sciences sociales en particulier) soulève des problèmes épistémologiques et méthodologiques(5), en particulier autour de la question suivante : le recours aux probabilités est-il une stratégie de modélisation justifiée par notre connaissance imparfaite des mécanismes concernés, ou bien la traduction adéquate d'une réalité intrinsèquement probabiliste ?

Emmanuel Picavet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Cournot, A.-A., Exposition de la théorie des chances et des probabilités, chap. ii, § 11, Ateneo, Paris, 1843.
  • 2 ↑ Hacking, I., The Emergence of Probability, Cambridge University Press, Cambridge, 1975.
  • 3 ↑ Ayer, A. J., Probability and Evidence, MacMillan, Londres et Basingstoke, 1972.
    Boudot, M., Logique inductive et probabilité, Armand Colin, Paris, 1972.
    Hempel, C. G., Principles of the Theory of Probability, The University of Chicago Press, Chicago, 1939.
    Suppes, P., Logique du probable, Flammarion, Paris, 1981.
    Van Fraasen, B. C., Laws and Symmetry, Clarendon Press, Oxford, 1989.
  • 4 ↑ Jeffreys, H., Theory of Probability, Clarendon Press, Oxford, 1939.
    Keynes, J. M., A Treatise on Probability, Londres, 1921.
    Ramsey, F. P., « Truth and Probability », in The Foundations of Mathematics and Other Essays, Londres et New York, 1931.
  • 5 ↑ Barberousse, A., la Physique face à la probabilité, Vrin, Paris, 2000.

→ bayésianisme, conditionnel, croyance, décision (théorie de la), espérance mathématique, induction, possibilité