force

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin vis, la « force ». Du latin fortia, « acte de courage », « puissance d'action physique », de fortis, « courageux ». En grec dunamis, qui a donné « dynamique ».


La force désigne le déploiement de la puissance d'un être : comme telle, elle est commune aux êtres vivants et aux choses inanimées, ce qui permet à Leibniz d'en faire un des concepts décisifs de sa métaphysique, en tant qu'elle définit l'essence même de la substance. D'autre part, si l'on comprend la force du point de vue de la relation qu'elle instaure entre les êtres, et non plus du seul point de vue des natures singulières qui la déploient, alors la force devient l'élément d'une comparaison destinée à déterminer la maîtrise d'un être sur un autre. Cette façon de comprendre la force excède le domaine de la physique : si la combinaison et la comparaison des forces a des enjeux mécaniques évidents, elle comporte aussi des conséquences morales et politiques. La représentation allégorique de la force par le lion (dont de nombreuses fables de La Fontaine donnent l'exemple) indique en effet que la force est pensée comme une certaine suprématie. Toute la question est alors d'articuler l'exercice physique de la force à une fondation légitime : à quelles conditions peut-on parler d'un « droit du plus fort » ou d'une « raison du plus fort » ?

Morale, Politique

Essentielle à la problématisation du pouvoir, la notion de force implique une certaine définition de l'État et engage la question de la liberté des sujets.

L'étymologie situe le terme « force » à mi-chemin entre une détermination strictement physique et le registre des vertus morales. De cette ambivalence se déploie une double problématisation de la force, qu'illustre exemplairement l'opposition de Calliclès et de Socrate dans le Gorgias, de Platon. La question, qui engage une certaine définition de la justice, est celle du rapport de la nature et de la loi. Calliclès fonde la loi sur la force, à laquelle il subordonne toute pratique politique. L'institution humaine relève de ce que Nietzsche appellera la « morale des faibles », de ceux qui recourent aux lois comme au subterfuge par lequel sont légitimées les valeurs de bien et de mal et qui entendent vaincre la force naturelle. Légitimité mensongère pour Calliclès, car autofondée ; à l'opposé, la force trouve dans la nature sa justification et fournit ses preuves en s'exerçant. Est, dès lors, dite juste la domination du plus fort sur le moins fort, selon la loi naturelle.

« Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit, et l'obéissance en devoir. » Au chapitre III du Contrat social, Rousseau rejette des principes du droit politique le droit du plus fort. Il distingue de manière capitale la contrainte, qui est un « acte de nécessité, non de volonté », et l'obligation. La légitimité d'une puissance à exercer sa force résulte de son droit à exercer sa puissance, envers laquelle les citoyens sont obligés : « La force ne fait pas droit. »

Julie Poulain

→ droit, état, justice, nature, pouvoir, violence

Philosophie des Sciences

Puissance d'action d'un être ou d'un corps.

En mécanique, la notion de force est apparue très tôt, et signifie ce qui est capable d'effectuer des changements (les forces mouvantes des machines simples des Grecs visant à remplacer ou à augmenter la force musculaire). Au xviie s., les savants utilisent la notion de force de manière surdéterminée : Galilée, quand il parle de la force d'un corps, l'appelle tantôt moment, tantôt impulsion, tantôt énergie(1) ; de même, Descartes entend, par la force, l'action du corps sur un corps par contact de superficies, mais en réalité il confère au moins quatre sens au terme « force » : il l'utilise pour désigner d'abord la pression ou le poids ; puis le travail (c'est-à-dire le produit du poids par la hauteur) ; puis la quantité de mouvement (c'est-à-dire le produit de la masse par la vitesse) ; quelquefois même, la résistance qu'un corps au repos oppose au mouvement(2). Le terme « force » tend à désigner soit la puissance de mouvement d'un corps, soit l'invariant qui se conserve au cours du mouvement. Newton généralise les travaux de Huygens sur la force centrifuge aux cas des forces centripètes et des forces centrales, et définit la force d'attraction entre deux corps comme inversement proportionnelle au carré de leur distance. Même si Leibniz refuse l'idée newtonienne de force d'attraction, qu'il tient pour un miracle perpétuel, on lui doit la découverte du calcul différentiel, que Varignon utilisera pour transcrire en termes différentiels la théorie newtonienne, ce qui conduira à la définition dynamique de la force comme le produit de la masse par l'accélération (F = ma). C'est aussi à Leibniz que l'on doit la mesure de la force d'un corps par la force vive (le produit de la masse par le carré de la vitesse), ce qui a entraîné une polémique avec les cartésiens, qui, eux, mesuraient la force par la quantité de mouvement (le produit de la masse par la vitesse). Pour Leibniz, ce qui se conserve, c'est la force vive, et non la quantité de mouvement, comme le prétendait Descartes. Ce faisant, il contribue à la détermination d'un invariant mesurant ce qu'on appelle aujourd'hui l'énergie mécanique. Il faudra attendre plus d'un siècle pour que Coriolis donne, en 1829, l'expression exacte de la force vive :  = mv2, qu'on appelle aujourd'hui énergie cinétique ; on doit également à Coriolis la choix du terme « travail » pour désigner le produit de la force par le déplacement. Au xixe s., tandis que la notion de force tend à être complétée en mécanique par les termes mieux définis de « travail », d'« énergie mécanique » ou d'« énergie cinétique », elle prend toute son importance dans les sciences de la vie sous le terme de « force vitale », ainsi que dans les sciences nouvelles de l'électricité et du magnétisme (forces électromagnétiques, champs de forces).

Véronique Le Ru

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles, introd., trad. et notes de M. Clavelin, Armand Colin, Paris, 1970.
  • 2 ↑ Descartes, R., Traité de la mécanique et Principes de la philosophie, in Œuvres, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, resp. vol. I & IX.
  • Voir aussi : Leibniz, G. W., De la nature du corps et de la force motrice (1702), dans Système nouveau de la nature et autres textes, tr. Ch. Frémont, GF, Paris, 1994, p. 171-187.
  • Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, 3, « Du droit du plus fort » (1762), dans les Œuvres Complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, vol. III, 1964, p. 354-355.
  • Feynman, R. P., Mécanique 1 (Massachussetts, 1963), trad. G. Delacôte, InterÉditions, Paris, 1979.
  • Mach, E., la Mécanique, Hermann, Paris, 1904 ; Gabay, 1987.

→ calcul, dynamique, énergie, entéléchie, mécanique, mouvement, pouvoir, violence

Physique

Cause physique d'une accélération ou d'une déformation.

Newton a placé le concept de force au centre de la construction de la science du mouvement dans les Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, publiés à Londres, en 1687. Peut-on pour autant considérer la force comme un objet de science suffisamment clair et mesurable a priori, ou bien doit-on plutôt en faire une notion dérivée susceptible, par exemple, d'être mesurée à partir de la seule considération du mouvement ? C'est pour trancher dans ce débat qui traverse tout le xviiie s. que d'Alembert, par exemple, reformule les principes de la mécanique.

Il importe donc de garder à l'esprit, lorsqu'on associe cause et force, qu'une telle association n'implique pas a priori que la force soit douée d'une véritable portée ontologique.

Michel Blay




forces productives


En allemand : Produktivkräfte.

Politique

Concept économique fondamental de la conception marxienne et marxiste de l'histoire (« matérialisme historique »), qui repose sur la détermination en dernière instance par l'économique, les forces productives comprennent la force de travail du travailleur, l'objet de son travail et les moyens de travail qu'il utilise (outils, machines, etc.).

Le concept de forces productives apparaît dans la Sainte Famille (1845) et vise la conception idéaliste de l'histoire. Selon l'Idéologie allemande, les forces productives sont à la fois l'indice et un facteur du développement historique. À partir de 1857-1858 et dans le Capital Marx utilise le terme (au singulier) dans le sens de productivité, qu'il reprend des économistes anglais (productive power)(1). La productivité est le résultat de la mise en œuvre de la force de travail du travailleur dans des conditions d'exploitation données. Aussi la notion de forces productives est-elle à l'articulation de la conception économique de l'histoire et de la théorie politique marxistes.

Le développement historique du capitalisme se caractérise par la contradiction entre les forces productives humaines (les ouvriers s'appropriant l'objet du travail et créant des richesses au moyen de leur force de travail) et la propriété des forces productives matérielles (les moyens de production possédés par le capitaliste). Cette contradiction est un facteur déterminant de la lutte des classes. Toutefois, selon la critique maoïste du « révisionnisme », cette dernière ne s'y réduit pas. Le débat porte sur le caractère déterminant ou non du développement des forces productives pour le processus révolutionnaire (dans quelle mesure les révolutions industrielles, scientifiques et techniques entraînent-elles des révolutions politiques et sociales ?). Selon Marx, le développement des forces productives matérielles entraîne nécessairement un « conflit entre le développement matériel de la production et sa forme sociale »(2). « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entre en contradiction avec les rapports de production existants [...] Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. »(3) Marx ajoute même qu'une formation sociale ne cède la place à une autre que lorsque ses forces productives ont atteint le maximum de leur développement ; c'est le sens de la phrase fameuse selon laquelle « l'humanité ne se propose jamais que des tâches qu'elle peut résoudre »(4).

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Lefebvre, J. P., « Les deux sens de “forces productives” chez Marx », in la Pensée, no 207, 1979.
  • 2 ↑ Marx, K., le Capital, t. III, Éditions sociales, Paris, 1976, p. 795.
  • 3 ↑ Marx, K., Contribution à la critique de l'économie politique, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 4.
  • 4 ↑ Ibid., p. 5.