Pierre Joseph Proudhon
Théoricien politique français (Besançon 1809-Paris 1865).
1. La vie de Proudhon
1.1. Une jeunesse besogneuse (1809-1830)
Proudhon était le fils d'un garçon tonnelier franc-comtois qui, en 1814, voulut s'installer à son compte, mais fit de mauvaises affaires. La famille dut se retirer à la campagne et tenter de vivre dans une petite exploitation.
Pierre Joseph Proudhon, qui, auparavant, servait les clients, passe le plus clair de son temps à garder les vaches. Il est élevé dans la religion catholique par sa mère, pour laquelle il nourrit la plus grande admiration.
Il se voit attribuer à douze ans une bourse d'externe au collège de Besançon où il entreprend des études classiques dans des conditions difficiles.
Toute sa vie, il conservera la forte empreinte de cette vie paysanne. Mais, dès l'âge de seize ans, il perd la foi, accusant, semble-t-il, l'Église d'être « du côté des riches ». Obligé d'abandonner ses études la dernière année, parce que la situation de la famille est trop précaire, il travaille dans l'imprimerie, parfois comme typographe et parfois comme correcteur.
1.2. Le parcours d'un autodidacte (1831-1838)
Du moins, ces métiers lui permettront-ils de continuer à s'instruire, mais au hasard des travaux. Au hasard des voyages aussi, car il se déplace en 1831-1832, puis en 1833 successivement à Paris, à Lyon, à Marseille, à Draguignan, à Toulon. En 1832, écrit-il, à Paris : « Sur quatre-vingt-dix imprimeries, pas une n'avait pu m'embaucher. » Ainsi grandit en lui le sentiment que la société telle qu'elle est aujourd'hui n'est pas juste. Au cours de ces années, deux lectures provoquées par ses travaux d'imprimerie semblent avoir exercé sur lui une influence : celle de la Bible et celle de Charles Fourier, son compatriote.
En 1836, Proudhon s'établit à son compte avec un de ses camarades. Mais il ne réussit pas à équilibrer l'entreprise. Une chance s'offre alors à lui : l'académie de Besançon met au concours une pension, pour trois ans, au profit d'un bachelier en difficulté et afin qu'il poursuive ses études. Proudhon n'a pas son baccalauréat. Qu'à cela ne tienne ! Il le passe à vingt-neuf ans, pose sa candidature et est choisi le 23 août 1838. Il arrive dans la capitale pour reprendre ses études. Jusque-là, il semblait s'intéresser surtout à la linguistique (en 1837, il a publié un Essai de grammaire générale). C'est vers l'économie qu'il se tourne désormais : il lit Adam Smith, Jean-Jacques Rousseau, Frédéric Bastiat, suit les cours d'économie de la faculté de droit et du Conservatoire des arts et métiers, où professe Adolphe Blanqui, le frère du révolutionnaire Auguste Blanqui, fréquente le Collège de France.
1.3. Les premières publications (1839-1842)
En février 1839, participant à un concours sur le thème De la célébration du dimanche considérée sous les rapports de l'hygiène publique, de la morale, des relations de famille et de cité, Proudhon n'obtient qu'une mention honorable : on lui reproche des attaques contre la civilisation industrielle et contre l'évangile.
Un autre ouvrage va lui valoir une brusque notoriété. En juin 1840, il publie un premier mémoire sur la propriété intitulé Qu'est-ce que la propriété ? À cette question, il répond : « La propriété, c'est le vol », formule que Brissot de Warville avait lancée en 1780 lors de la publication d'un de ses travaux juridiques (Recherches philosophiques sur le droit de propriété et sur le vol). « Pénétrant ouvrage », juge Karl Marx le 16 octobre 1842 dans la Gazette rhénane.
Un deuxième mémoire sur le même thème, de ton plus modéré, mais qui fait tout autant scandale, paraît en 1841 sous la forme d'une lettre à Adolphe Blanqui. Il est suivi en 1842 d'un troisième sous le titre d'Avertissement aux propriétaires. Sur un ton volontairement provocant, Proudhon exprime souvent des vues modérées. Mais il se réclame de l'égalité dans tous les domaines. L'évangile a posé le principe de l'égalité devant Dieu. Le xvie s. et le xviiie s. ont ouvert la porte à l'égalité devant le savoir. La révolution française de 1789 a instauré l'égalité devant la loi. Maintenant, il faut obtenir l'égalité dans l'économie.
1.4. L'expérience lyonnaise et la rencontre avec Marx (1843-1847)
En 1843, Proudhon s'installe à Lyon comme comptable dans une entreprise de navigation sur le Rhône et sur le Rhin que dirige un de ses anciens condisciples. De cette expérience professionnelle naîtra l'intérêt qu'il portera désormais à la comptabilité. Ce séjour lyonnais est sans doute aussi à l'origine de son adhésion aux principes du mutuellisme. Dans la généralisation de la condition de chefs d'atelier tels qu'en comporte la fabrique de la soierie lyonnaise, il va désormais voir une des clés du problème social – réfutant ainsi l'hypothèse de la révolution violente.
Au cours des voyages qu'il fait à Paris, Proudhon rencontre Bakounine, Herzen et surtout Karl Marx, qui déclare l'avoir « injecté d'hégélianisme » et qui voit alors en lui le seul socialiste français qui ait osé rompre totalement avec le christianisme. C'est la raison pour laquelle Marx lui offre d'être son correspondant attitré pour la France. Avec impertinence, Proudhon, qui est l'aîné de Marx et qui supporte peut-être mal de n'être considéré que comme le second, répond le 17 mai 1846 : « Je consens volontiers à devenir l'un des aboutissants de votre correspondance dont le but et l'organisation me semblent devoir être très utiles. Je ne vous promets pas pourtant de vous écrire ni beaucoup ni souvent. Mes occupations de toutes natures, jointes à une paresse naturelle, ne me permettent pas ces efforts épistolaires. Je prendrai aussi la liberté de faire quelques réserves qui me sont suggérées par divers passages de votre lettre. »
Ces réserves sont significatives. Elles portent sur deux points principaux : 1° Il ne faut pas, comme l'a fait Luther, créer un nouveau dogme, ni bâtir une nouvelle religion. Tout doit pouvoir être toujours remis en cause. « À cette condition, j'entrerai avec plaisir dans votre association. Sinon, non » ; 2° « Nous ne devons pas poser l'action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale. »
L'échange de lettres avec Marx annonce la rupture, qui intervient quelques mois plus tard. Quand, en octobre 1846, Proudhon publie le Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, Marx riposte par Misère de la philosophie. En fait, ce sont deux conceptions différentes du socialisme qui s'affrontent durement.
1.5. Le journaliste et le député (1848-1851)
Proudhon est revenu à Paris quand éclate la Révolution de février 1848, à ses yeux prématurée parce que « personne n'en a le mot ». Il est plein de mépris pour « cette cohue d'avocats tous plus ignorants les uns que les autres ». Mais, convaincu qu'il détient la vérité, il va s'employer à la répandre d'abord par deux brochures sur la Solution du problème social (publiées les 22 et 26 mars 1848), par celle qui est intitulée Résumé de la question sociale et par ses articles dans le Représentant du peuple, journal qui paraît du 1er avril 1848 au 21 août. Le succès de ce journal doit être assez vif, car c'est à sa diffusion que Proudhon attribue son élection dans la Seine, le 5 juin.
Cependant, Proudhon ne prend aucune part à l'insurrection de juin. Sa présence à l'Assemblée constituante est marquée, le 31 juillet, par la discussion d'un texte qu'il a déposé pour préconiser un impôt d'un tiers sur tous les revenus des biens meubles et immeubles. C'est un désastre ; l'intervention de Proudhon est hachée d'interruptions ; son texte est dénoncé comme une « attaque odieuse aux principes de la morale publique et une violation de la propriété, une incitation à la délation » ; il est écarté par 693 voix contre 2 (celle d'un ancien canut et la sienne).
Proudhon n'en continue pas moins de défendre avec passion ce qui lui paraît à ce moment essentiel, la création d'une banque d'échange (dont les statuts ont été publiés dans le Représentant du peuple le 15 mai 1848) que soutiennent Bastiat et Émile de Girardin. Mais il ne parvient pas à faire prendre son projet en considération par la Commission du Luxembourg. Il s'attaque alors à Lamartine, à Ledru-Rollin, à Pierre Leroux, à Louis Blanc, à Étienne Cabet. Le 26 septembre 1848, dans le bureau d'Émile de Girardin, il a une entrevue avec Louis Napoléon, pour qui il éprouve quelque sympathie. Mais, lors des élections présidentielles du 10 décembre 1848, il soutient la candidature de Raspail, présenté par les plus avancés des socialistes. Le 13 mai 1849, il est battu lors des élections à la Législative.
Entre-temps, le Peuple, qu'il a lancé le 2 septembre 1848, mais qui a été saisi pour manque de cautionnement, a fait place au Peuple, journal de la République démocratique et sociale, dont Louis Darimon (1819-1902) est rédacteur en chef. Le journal paraît jusqu'au 13 juin 1849 et est remplacé du 1er octobre 1849 au 14 mai 1850 par la Voix du peuple et du 15 juin 1850 au 13 octobre 1850 par le Peuple de 1850. Des poursuites pour délit de presse obligent Proudhon à s'exiler en Belgique (mars 1849). À son retour en France, un nouveau procès lui vaut cinq ans de prison et 6 000 francs d'amende.
Pas plus qu'il n'a participé aux journées de juin, Proudhon ne se mêle au mouvement de protestation qui secoue les faubourgs lors du coup d'État du 2 décembre 1851. Ce jour-là, le prisonnier a son jour de sortie ; il se promène dans Paris, observe, juge et, le soir, rentre sagement à Sainte-Pélagie.
1.6. Face à Louis Napoléon (1852-1857)
Déçu par Louis Napoléon en qui il a vu, dans un premier temps, un président capable de susciter une révolution sociale, il se déchaîne contre le futur empereur dans ses Carnets : « Un infâme aventurier, par une illusion populaire pour présider aux destinées de la République, profite de nos discordes civiles. Il ose, le couteau sur la gorge, nous demander la tyrannie. Paris ressemble en ces moments à une femme attachée, bâillonnée et violée par un brigand » (4 décembre 1852).
Un moment, Proudhon semble se détourner de l'action pour écrire des ouvrages qui s’avèrent peu rentables : un Cours d'économie politique, une Biographie générale, une Chronologie générale, un projet d'exposition perpétuelle au palais de l'Industrie. En 1853, il publie un Manuel du spéculateur à la Bourse, où il oppose à la fédération industrielle la démocratie industrielle, association d'artisans. Il propose aussi une réforme des chemins de fer, où il réclame une baisse des tarifs et un contrôle des compagnies par l'État.
1.7. Le promoteur du fédéralisme (1858-1865)
Mais Proudhon est trop combatif pour se contenter de ces activités mineures.
En 1858, il lance ce qui pourrait bien être son œuvre majeure, De la justice dans la révolution et dans l'Église, un énorme ouvrage de 1 600 pages qui constitue un réquisitoire contre la religion chrétienne, à laquelle il oppose la religion du travail. Il y attaque la centralisation sous toutes ses formes (ce qui ne manquera pas de dresser ses disciples contre Marx, fédéralistes contre centralistes) et y préconise aussi, au lieu d'une spécialisation outrancière, un apprentissage polytechnique, qui, à ses yeux, permettrait d'éviter ou, tout au moins, de limiter le chômage.
L'ouvrage lui vaut de nouvelles poursuites : trois ans de prison et 4 000 francs d'amende. Pour y échapper, Proudhon fuit à Bruxelles, où la police belge le voit s'installer sans sympathie : certains le prennent en effet pour un agent bonapartiste.
En 1861 paraît la Guerre et la Paix, où, peut-être sous l'influence de Joseph de Maistre, Proudhon célèbre la guerre comme un phénomène divin, révélation religieuse de la justice de l'idéal. Chemin faisant, il se prononce contre le traité de commerce franco-britannique de 1860 et contre l'unité italienne.
Une amnistie de décembre 1860 lui permet de rentrer en France. Proudhon le fait sans hâte (septembre 1862) et publie le Principe fédératif (1863). Jusque-là, il avait réclamé la destruction du pouvoir politique et l'organisation spontanée des forces économiques. Désormais, il n'élimine plus la politique ; il la subordonne. Il n'accepte pas que l'État absorbe toutes les forces sociales dans une unité tyrannique. Il considère que seule la pluralité des centres de production et de distribution assurera la liberté. Mais, comme un groupe, en se développant à l'excès, pourrait devenir à son tour tyrannique, le rôle du fédéralisme (où chaque associé garde plus de liberté qu'il n'en aliène) sera de maintenir l'équilibre : l'indépendance et la vitalité de chacun seront garanties par le maintien des contradictions.
Il commence alors De la capacité politique des classes ouvrières, ouvrage qu'il ne verra pas publié. C'est son exécuteur testamentaire Gustave Chaudey (1817-1871) qui le mettra au point et l'éditera en 1865.
2. L'œuvre de Proudhon
2.1. Proudhonisme et propriété
On aurait tort de considérer que la fameuse phrase « La propriété, c'est le vol » exprime toute la pensée de Proudhon. Certes, celui-ci estime que la propriété, telle qu'elle est devenue dans le monde contemporain, ne peut se fonder ni sur l'occupation (ce ne serait qu'un usufruit), ni sur le travail (car le travailleur n'a pas droit au produit intégral de son travail). Pour lui, il y a spoliation : « Le capitalisme a payé les journées des ouvriers. Pour être exact, il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu'il a employé d'ouvriers chaque jour, ce qui n'est point du tout la même chose. Car cette force immense qui résulte de l'action et de l'harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l'a point payée. Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l'obélisque de Louqsor sur sa base, suppose-t-on qu'un seul homme en 200 jours en serait venu à bout ? Cependant, au compte du capitalisme, la somme des salaires eût été la même » (Qu'est-ce que la propriété ?).
Ce que Proudhon reproche à la propriété, c'est d'être devenue spéculative, par ce qu'il appelle le droit d'aubaine – et qui, pour lui, « prend tour à tour les noms de rente, fermage, loyer, intérêt de l'argent, bénéfice, agio, escompte, commissions, privilège, monopole, prime, cumul, sinécure, pot de vin » (Résumé de la question sociale).
Mais Proudhon n'entend pas bannir la propriété. Il le dit lui-même : « […] On a conclu que je voulais détruire la propriété. Détruire une conception de l'esprit, une force économique, détruire l'institution que cette force et cette conception engendrent est aussi absurde que détruire la matière. Rien ne peut retourner à rien. Cet axiome est aussi vrai des idées que des atomes » (De la justice dans la révolution et dans l'Église).
Comme à beaucoup d'hommes de 1789 et de 1793, la propriété lui paraît la garantie de la liberté : « Pour que le citoyen soit quelque chose dans l'État, il ne suffit pas qu'il soit libre de sa personne. Il faut que sa personnalité s'appuie comme celle de l'État sur une portion de matière qu'il possède en toute souveraineté. Comme l'État a la souveraineté du domaine public. Cette condition est remplie par la propriété. Servir de contrepoids à la puissance politique, balancer l'État, par ce moyen assurer la liberté individuelle, telle sera donc, dans le système politique, la fonction principale de la propriété » (Théorie de la propriété, 1866).
Pour en savoir plus, voir l'article proudhonisme.
2.2. Proudhon et l'État
Proudhon se définit comme l'homme de la liberté avant tout. Il voit en elle « le charme de la Révolution sans quoi le travail est une torture et la vie une longue mort ». Et cette liberté il la conçoit sous toutes ses formes : « Liberté de conscience, liberté de la presse, liberté du travail, liberté du commerce, liberté de l'enseignement, libre concurrence, libre disposition des fruits de son travail et de son industrie, liberté à l'infini, liberté absolue, la liberté, de partout et toujours, le système de 1789 et de 1793, le système de Quesnay, Turgot, J.-B. Say. »
Le terme d'anarchie ne l'effraie donc pas, encore qu'il lui donne son sens étymologique, sans le colorer, comme on le fera par la suite, de rêveries apocalyptiques : « L'anarchie est la condition d'existence des sociétés primitives. Il y a progrès incessant dans les sociétés humaines de la hiérarchie à l'anarchie » (De la capacité politique des classes ouvrières).
Proudhon conçoit la société nouvelle comme un ensemble d'associations fédératives de groupements libres. « L'atelier remplacera le gouvernement », a-t-il lancé dans une formule lapidaire que reprendront, cinquante ans plus tard, les partisans de la mine aux mineurs et, un siècle plus tard, les adeptes de l'autogestion. En fait, il veut « fondre, immerger et faire disparaître le système politique ou gouvernemental dans le système économique, en réduisant, simplifiant, décentralisant, supprimant l'un après l'autre tous les rouages de cette grande machine qui a nom le gouvernement » (la Voix du peuple, 3 décembre 1849).
C'est là où la comptabilité lui paraît appelé à jouer un rôle décisif : « La solution du problème de la misère consiste à élever à une plus haute expression la science du comptable, à montrer les écritures de la société, à établir l'actif et le passif de chaque institution […]. Il faut tenir les écritures à jour, c'est-à-dire déterminer avec exactitude les droits et les devoirs, de manière à pouvoir, à chaque moment, constater l'ordre ou le désordre et présenter la balance » (Confession d'un révolutionnaire, 1849).
Proudhon aboutit dès lors à cette antithèse : avec l'État, guerre entre les hommes, plus particulièrement entre les faibles et les forts ; avec la société nouvelle, solidarité entre tous les hommes, devenus tous des travailleurs.
Ce libertaire est aussi un égalitaire.
2.3. Proudhon et la religion
Proudhon est l'adversaire de toute religion révélée, de toutes les Églises, de tous les théologiens. « Dieu est un être essentiellement anticivilisateur, antilibéral, antihumain ». Jaloux d'Adam, tyran de Prométhée, il est sottise et lâcheté, hypocrisie et mensonge, tyrannie et misère. La religion est condamnée par l'histoire. Le christianisme s'oppose au développement du moi humain.
Mais Proudhon refuse d'être classé comme athée : il se proclame antithéiste. En lui subsiste en effet un moraliste qui réclame des mœurs pures et un idéaliste pour qui les idées mènent le monde.
2.4. Proudhon est-il socialiste ?
L'éloge sans nuance que Proudhon fait du libéralisme classique est, en effet, difficilement compatible avec les thèmes généraux du socialisme qui monte. Marx écrit : « Proudhon veut être la synthèse. Il est une erreur composée. Il veut planer, en homme de science, au-dessus des bourgeois et des prolétaires. Il n'est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l'économie politique et le communisme. »
Mais, à cette opinion, il faut opposer celle de Daniel Halévy, qui, à propos du discours du 31 juillet 1848, observe qu'en opposant capital et prolétariat, « pour la première fois et par lui [Proudhon], ce que nous appelons la guerre de classes venait d'être énoncé, déclaré à la tribune ».
En fait, Proudhon croit moins au prolétariat qu'au peuple travailleur dans son ensemble (y compris les paysans et les artisans, dont il se sent si proche), et il compte plus sur une accumulation de réformes de la circulation et de l'échange que sur une brutale transformation.
2.5. Proudhon et l'action ouvrière
Le socialiste Albert Thomas voyait dans De la capacité politique des classes ouvrières le chef-d'œuvre de Proudhon. C'est, en tout cas, l'ouvrage qui, aujourd'hui, lui assure la plus vaste audience dans les milieux ouvriers. Il marque le dernier état de la pensée de Proudhon, qui, tenant compte de l'expérience, adhère à l'idée d'une « sécession ouvrière », alors qu'auparavant il paraissait désireux d'intégrer les classes ouvrières montantes aux classes moyennes.
Proudhon conserve à l'endroit de l'efficacité de la coalition ouvrière quelque scepticisme : « Pour que la coalition soit efficace, il importe qu'elle soit unanime – et c'est à quoi la loi a pourvu, en défendant sous des peines sévères, toute atteinte à la liberté du travail, ce qui ouvre la porte aux défections. Espérez-vous, ouvriers, maintenir contre l'intérêt privé, contre la corruption, contre la misère, cette unanimité héroïque ? ».
Avec une grande force, il décrit la révolution organique que constitue l'apparition d'une démocratie ouvrière qu'il tire vers le mutuellisme : « Une révolution sociale, comme celle de 1789, que continue sous nos yeux la démocratie ouvrière, est une transformation qui s'accomplit spontanément dans l'ensemble et dans toutes les parties du corps politique. C'est un système qui se substitue à un autre, un organisme nouveau qui remplace une organisation décrépite ; mais cette substitution ne se fait pas en un instant comme un homme qui change de costume ou de cocarde ; elle n'arrive pas au commandement d'un maître ayant sa théorie toute faite ou sous la dictée d'un révélateur. Une révolution vraiment organique, produit de la vie universelle, bien qu'elle ait ses messagers et ses exécuteurs, n'est vraiment l'œuvre de personne. C'est une idée qui au premier moment n'offre rien de remarquable, empruntée qu'elle paraît à la sagesse vulgaire et qui tout à coup, comme le gland enfoui sous la terre, comme l'embryon dans l'œuf, prend un accroissement imprévu et de ses institutions emplit le monde. »
Proudhon est demeuré fidèle à un équilibre fondé sur la lutte d'éléments adverses et l'opposition des contraires, dans une pluralité vivante, la seule unité qu'il admette étant celle de l'atelier, l'atelier de la petite entreprise et de l'artisanat plus que celui de la grande entreprise. C'est ainsi qu'il a proposé de transformer les compagnies de chemins de fer en compagnies ouvrières, c'est-à-dire en associations libres de producteurs.