interprétation
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».
Dans un sens large, l'interprétation d'une œuvre écrite désigne non seulement l'exécution de la partition, c'est-à-dire la réalisation sonore fidèle des signes notés, mais aussi l'expression, le sentiment, la vie, les significations dont le ou les interprètes revêtent cette exécution, par une série d'actes et de décisions, qui, en principe, n'ont pas été déterminés par le compositeur. À partir de cette définition commune, les conceptions s'opposent, parfois, entre ceux qui considèrent l'interprétation comme une création individuelle qui se surajoute à l'œuvre et ceux qui veulent qu'elle soit l'actualisation, le déploiement des intentions « cachées » ou implicites du compositeur.
Dans la musique occidentale du xviie siècle à nos jours, où les hauteurs et les structures de durées sont généralement notées de manière précise et exhaustive, la marge de jeu et de décision laissée à l'interprète, à partir du texte écrit du compositeur, reste considérable et concerne notamment le choix des tempos, du phrasé, de l'articulation (même si l'auteur les précise sommairement), la sonorité, la réalisation des nuances, la conduite des voix parallèles, la « construction » du discours, composantes auxquelles il faut ajouter des impondérables multiples et dont la somme « fait » l'interprétation. L'oreille humaine est d'une extrême sensibilité à de minimes différences de toucher, de nuances, d'émission du son, d'expression, etc., qui peuvent faire toute la différence entre une exécution « honnête » et une interprétation géniale. Dans la musique ancienne (y compris la musique dite « baroque »), la partition était généralement moins précise et impérative, et l'interprète possédait des « libertés » apparemment supplémentaires, concernant l'ornementation, le détail des lignes mélodiques, l'instrumentation et souvent même la liberté d'improviser (cadences, basses continues) à partir du canevas donné par le compositeur. Cette tradition essentiellement orale s'étant perdue et n'ayant été retrouvée que récemment à partir de textes, on peut dire que les problèmes de l'interprétation de la musique ancienne intègrent de nombreux problèmes d'exécution, sur lesquels l'unanimité n'est pas faite.
1. Interprétation, exécution et notation
Notre musique est fondée, depuis plusieurs siècles, sur le principe de l'œuvre écrite fixée sur une partition, laquelle constitue un texte que l'interprète doit « lire », mais aussi faire parler. C'est au traité d'interprétation de Johann Joachim Quantz (1752) que l'on doit une des meilleures définitions de cette notion, alors que le mot ne possédait pas encore son sens actuel : « L'expression musicale peut être comparée à celle d'un orateur. » Il faut non seulement transmettre un contenu écrit, mais « s'emparer des cœurs ». Pour cela, il faut que l'orateur ait « la voix forte, claire et nette, la prononciation distincte, qu'il sache varier son discours », soutenir l'intérêt et la curiosité. Le même auteur pose aussi très clairement la différence entre le niveau purement technique de l'exécution et l'interprétation proprement dite : « Je ne veux pas instruire le joueur de flûte seulement par rapport à ce qu'il y a de mécanique dans cet instrument, mais [… ] j'ai travaillé aussi pour le rendre un musicien entendu et habile. » Ainsi l'interprétation consiste-t-elle dans l'art de la parole musicale, complémentaire de l'art de la langue musicale pratiqué par le compositeur. La distinction langue/parole, introduite par Ferdinand de Saussure dans les recherches linguistiques, peut, en effet, être transposée dans la musique : la langue est le système du discours, « social dans son essence et indépendant de l'individu » ; la parole (comparée précisément par Saussure à une exécution musicale) est l'incarnation de ce discours, comme « partie individuelle » du langage. Cette répartition des tâches et des capacités entre les compositeurs, d'une part, et les exécutants-interprètes, d'autre part, n'a pas de sens dans des musiques dites « orales », comme le jazz ou les musiques indiennes ou africaines traditionnelles, dans lesquelles le musicien ne s'appuie pas sur une partition préécrite, mais invente son discours en même temps qu'il le parle. Dans l'impression que reçoit alors l'auditeur, dans le jugement qu'il peut porter, on ne peut dissocier la part de l'interprétation de celle de l'exécution ou de celle de l'invention. Au contraire, dans notre système occidental actuel, l'interprétation est un mystérieux « en plus » apporté par l'interprète, auquel parfois on trouve à reprocher de n'être qu'un exécutant. Encore pose-t-on comme préalable, nécessaire mais non suffisant, que l'exécution de la partition soit correcte et fidèle. Bien que le respect de la partition n'ait jamais été aussi grand qu'aujourd'hui chez les interprètes, on trouve encore à leur reprocher parfois des fautes d'exécution : notes « à côté », fautes de mesure, nuances non observées, etc. La tolérance à ces écarts semble diminuer avec la surenchère de technicité créée par la culture discographique et radiophonique.
On considère donc généralement que la fonction de l'interprétation est d'émouvoir, de toucher, ce qu'on ne pense pas que puisse faire l'exécution objective de la partition. Plus récemment, on a voulu définir l'interprétation idéale comme l'art de réaliser la « parole » voulue intimement par le compositeur, que les symboles écrits ne pouvaient qu'incomplètement représenter. Dans cette optique, la partition apparaît comme le pathétique balbutiement écrit d'une intention musicale, que le vocabulaire réduit et grossier de la notation ne permet pas de dire totalement et dont l'interprète doit « déployer la parole ». Cela n'est pas complètement faux, mais les énormes différences observables entre deux versions également convaincantes et correctes du point de vue de l'exécution doivent conduire à relativiser cette conception de l'interprétation comme réalisation fidèle des intentions prêtées au compositeur.
Le rôle considérable donné à l'interprète et le vedettariat dont il bénéficie ne sont pas une invention de notre époque. Les « vedettes » du chant, du violon, du clavier existent depuis plusieurs siècles. L'interprétation représente depuis longtemps la part de parole, la part orale de notre musique savante, fondée sur l'écrit certes, mais jamais totalement, sauf dans des cas limites. Malgré l'existence de traités, comme ceux de Quantz, de Tosi, etc., la transmission des styles d'interprétation se faisait surtout de manière orale, directe, de maître à élève, d'interprète à auditeur. Nous ne les connaissons plus que par des témoignages écrits. L'avènement de l'enregistrement sonore a bouleversé cet état de fait. On peut désormais fixer et reproduire à volonté des images extrêmement précises de l'interprétation, de la parole musicale jusqu'alors vouée à l'éphémère. Arrachée au temps, l'interprétation devient un objet : de culte, de contemplation, d'étude, en dehors de la circonstance du concert comme lieu et moment privilégié et unique.
Remarquons que le compositeur occidental, si pointilleux fût-il sur la notation de ses intentions, a toujours négligé, et pour cause, de noter dans sa partition beaucoup de conventions d'exécution qui allaient de soi à son époque, telles que les « notes inégales » dans la musique baroque. Si l'exécution actuelle s'appuie sur l'écrit du compositeur, cet écrit repose lui-même sur des traditions orales qu'on ne jugeait pas nécessaires de noter, puisque connues de tous. Seulement, l'usage de ces traditions et de ces habitudes se perdit, et celles-ci restèrent consignées dans un nombre limité de traités ; aussi, quand on a ressorti des bibliothèques les partitions de Bach, de Monteverdi ou de Telemann en se fiant à l'écriture, a-t-on produit des exécutions musicales qui, pour être apparemment fidèles au texte écrit, n'en étaient pas moins infidèles à la lettre de la partition. Pourquoi, en effet, si l'on se dit fidèle au texte, omettre de respecter les traditions sur lesquelles ce texte s'appuie implicitement ? Tel est le grief formulé par certains contre ceux qui persistent à jouer Bach ou Telemann « à la moderne ». Le problème, que l'on retrouvera plus loin, est complexe en raison de la nature multiple de la musique. Si incomplet qu'il soit, le texte de la partition transmet apparemment les structures musicales essentielles (hauteurs, rythmes, formes, etc.), qui peuvent survivre à d'incroyables variations, tempos, accentuations, instrumentations, etc. Le modèle de cette musique, qui semble à la limite n'être qu'un pur texte, non destiné à la parole, est l'Art de la fugue de Bach, écrit sans indications d'instrumentation. À l'opposé, la plus grande partie de la musique classique et de la musique romantique est écrite pour l'exécution, pour l'interprète.
Si l'interprétation musicale occidentale consiste à donner la parole au texte, c'est naturellement par référence à la voix humaine, proposée comme modèle à tout interprète. La plupart des traités destinés aux interprètes (flûtistes, violonistes, clavecinistes), depuis le xviiie siècle, leur prescrivent de chanter comme le ferait une voix, de l'imiter dans son phrasé, ses respirations, son articulation, sa sonorité même. Donner voix humaine au jeu instrumental, au-delà du mécanisme, de l'exécution, tel était l'idéal proposé.
On s'est, curieusement, assez peu interrogé sur les imprécisions de la notation occidentale. C'est pourtant l'un des moyens de comprendre sur quoi fonctionne l'interprétation en tant que « surplus » par rapport à l'exécution des signes notés. L'interprétation occidentale de la musique écrite apparaît comme un art de jouer des imprécisions de l'écrit. La musique classique occidentale note fort précisément et exhaustivement les relations des hauteurs, et même les valeurs absolues des hauteurs grosso modo, puisque le diapason est assez variable, et aussi, depuis l'avènement du tempérament, les intervalles. C'est sur le jeu des hauteurs (tonalité, mélodie, harmonie, contrepoint, modulations, etc.) que le compositeur fait porter l'essentiel de son travail de conception et d'écriture. Sur les hauteurs, l'interprète n'a donc plus l'initiative qu'il avait dans la musique ancienne. En revanche, il en conserve une, très importante, sur les tempos, c'est-à-dire sur les valeurs absolues des durées. En effet, si la musique occidentale note assez strictement les structures de durée, les formes rythmiques (en même temps qu'elle en limite les figures), elle néglige souvent d'imposer les valeurs absolues de ces durées, c'est-à-dire le tempo, cela malgré l'invention du métronome par Maelzel, au début du xixe siècle, qui donnait la possibilité de fixer une fois pour toutes les durées métronomiques et de les faire respecter impérativement. Or, notre musique s'est plu à conserver la liberté du tempo, d'une part parce que l'oreille est sensible aux rapports de durée et d'espacement temporel entre les sons, mais moins aux valeurs absolues de ces durées, et d'autre part comme pour préserver la part du jeu et du risque dans l'exécution. Le « bon tempo » n'est pas défini métronomiquement ; c'est une allure organique, vécue, un sentiment de vitesse. On notera, avec Robert Donington, que les indications de tempo conservées par notre musique (bien qu'extrêmement imprécises) sont à la fois des indications de vitesse et d'expression : allegro signifie gai et vite ; largo, large en même temps que lent ; scherzo, en badinant, etc. Il y a une visible résistance de la musique occidentale, pourtant avide de précision, à s'enfermer dans le carcan des contraintes métronomiques comme pour éviter d'accuser la part « mécanique » forcément inhérente à toute exécution. L'interprétation idéale est définie comme un subtil mélange de rigueur rythmique (la main gauche dont parle Chopin, qui est le « maître de chapelle » battant la mesure) et d'irrégularité contrôlée (la droite se permettant des écarts, du « rubato »).
À l'opposé, certaines musiques traditionnelles, comme celle de Bali, ou modernes, comme la musique répétitive américaine, ne craignent pas de viser une régularité rythmique absolue, robotique. En effet, le propre du métronome, qui est une mécanique, est non seulement de définir une certaine vitesse d'exécution (une noire à la seconde, par exemple), mais aussi d'inviter à la respecter avec une précision d'automate. Cette tolérance de notre musique sur la définition du tempo laisse des possibilités d'écarts, de fluctuations et de variations considérables (un quart d'heure de différence entre deux versions d'une symphonie de Mahler). Observons, par ailleurs, que notre système de notation à base binaire, ingénieux et rationnel, est inapte à noter beaucoup de rythmes irrationnels et souples de la musique orale, contrairement au système, pourtant plus « grossier », des neumes primitifs.
Valeurs de hauteurs et de durées sont donc notées sur la portée et semblent donc constituer le texte de base, intouchable, de la partition. Les autres indications (phrasé, accents, articulation, nuances), par leur disposition graphique même elles sont autour des notes et au-dessus ou au-dessous de la portée , semblent annexes et secondaires, alors qu'elles sont parfois primordiales pour le sens du discours. Par exemple, pour noter des variations de nuances (que ne comportait pas, disent certains, la musique ancienne), notre système a recours soit au rudimentaire « soufflet » (crescendo ou diminuendo), soit à des lettres aussi vagues et vite dévaluées que les p, pp, ppp, pppp, etc., et les f, ff, fff, ffff, etc. De même pour les indications d'articulation et de phrasé (renvoyant à la parole), qui ne sont souvent qu'esquissées. Enfin, certaines indications capitales d'intonation ou d'expression sont traduites par des expressions verbales telles que sotto voce (à voix étouffée) ou con moto (avec du mouvement). C'est dans cette marge d'imprécision que joue le rôle de l'interprète, ainsi que dans la création de la sonorité. Les notations même les plus « maniaques » de la musique récente n'arrivent pas à tout indiquer. La notation la plus exacte ne peut être qu'un enregistrement, ce qu'avait compris Stravinski, adversaire des « interprétations », qui souhaitait transmettre par le disque des modèles d'exécution « objectifs » de ses œuvres. Il a été peu suivi dans ce désir d'objectiver totalement l'interprétation, en d'autres termes de la ramener à une simple exécution.
L'auteur des Noces était en effet de ceux pour qui l'expression est un aspect secondaire, périssable, quasi parasitaire de la musique. Alors que le compositeur, au niveau de son « texte » de partition, assemble souvent des formes, des structures sans souci direct de l'effet sur l'auditeur, l'interprétation de type expressif vise non seulement à mettre en évidence ces formes, ces structures, mais aussi à produire un effet sur l'auditeur. Cette idée n'est pas un héritage du romantisme, puisque déjà les traités musicaux du xviie et du xviiie siècle ne parlent que d'« effet » et d'« expression ». Dans un sens opposé, une certaine école d'interprétation récente (née probablement à la faveur des moyens d'enregistrement, qui permettent de décomposer et d'analyser l'interprétation musicale comme jamais) vise à donner un éclairage objectif, analytique et précis des structures et des sonorités de l'œuvre.
2. L'interprétation à travers la musique occidentale
Au commencement était la musique orale ; au commencement était donc l'interprète, en même temps improvisateur ou compositeur en un mot, le musicien. La musique du Moyen Âge, essentiellement orale et anonyme, avait recours à des notations aide-mémoire assez sommaires. Et la notion d'interprétation, distincte d'une exécution ou d'une improvisation, n'existait probablement pas au sens actuel. Ce que certains formulent d'une autre manière, en disant que ces musiques n'avaient pas d'interprétation (Jacques Viret). On pourrait dire plutôt que la coloration, l'expression individuelle du chanteur ou de l'instrumentiste jouait sans doute un grand rôle (chez les trouvères, par exemple), mais qu'elle était tellement constitutive du discours musical que souvent on ne l'en séparait pas. Ce serait donc pendant la Renaissance, avec l'avènement de la monodie accompagnée (v. 1600), qui mit en valeur le soliste, que l'interprétation prit de l'importance. Si la partition devint plus claire et plus précise, elle resta encore souvent un canevas, à partir duquel l'interprète devait « broder », ajoutant des ornements, des cadences, des basses chiffrées. On pourrait croire que l'interprète était plus libre qu'aujourd'hui. En fait, cette liberté était surveillée et liée par nombre de conventions orales d'exécution. Et la liberté laissée par les partitions de jouer ou non telle ou telle pièce du recueil, d'user de tel ou tel instrument était plutôt une tolérance qu'une liberté active et créatrice. Il est vrai que l'interprète avait souvent à improviser, à des moments donnés de la partition, des « cadences », comme dans les Concertos pour orgue de Haendel ou le Troisième Concerto brandebourgeois de Bach. Jusqu'au xixe siècle, les grands interprètes furent souvent en même temps improvisateurs, et les compositeurs eux-mêmes, tels Haendel, Bach, Mozart, Beethoven, Liszt, quand ils se produisaient en public, avaient à montrer leur talent d'improviser sur le clavecin ou le piano. Cette tradition du compositeur-interprète-improvisateur ne subsiste plus guère aujourd'hui que chez les organistes (Marcel Dupré, Olivier Messiaen).
Avec les légendaires Paganini, Liszt, Tulou, Kreisler, etc., annoncés au siècle précédent par les Quantz, le romantisme vit l'apogée de la notion d'instrumentiste-virtuose. Déjà, la complexité et la difficulté de la tâche d'exécution tendaient à devenir telles que le compositeur et l'interprète étaient de plus en plus deux individus distincts. Ainsi assista-t-on à une spécialisation des rôles, et tel compositeur écrivait pour tel virtuose une pièce de musique que lui-même aurait été incapable de jouer, tandis que l'interprète témoignait de moins en moins de compétences pour la composition musicale.
Cependant, depuis longtemps, un type particulier d'interprète n'a cessé de recueillir les plus grandes faveurs : il s'agit du chanteur castrat légendaire, comme Farinelli ou Caffarelli, « prima donna », comme la Pasta, Malibran, Patti ou Schröder-Devrient, ténor, comme Rubini, Nourrit, Duprez ou Caruso, etc. Toutes ces vedettes du chant conservèrent longtemps une espèce de « droit d'interprétation » exceptionnel sur la partition, qu'ils ornaient, agrémentaient de broderies de leur cru, au cœur même du romantisme, alors que la partition était déjà devenue un texte fixé une fois pour toutes. Contre ces libertés des virtuoses, les compositeurs défendaient de plus en plus la lettre de leur partition, de même que Chopin notait de plus en plus précisément les traits et les ornements, peut-être pour éviter ceux qu'ajoutaient les virtuoses. Ainsi, parallèlement à la mise en vedette de l'interprète, le compositeur défendit-il et précisa-t-il de plus en plus jalousement sa partition. Apparemment, la marge d'interprétation en était réduite d'autant, mais, en fait, les perfectionnements de lutherie, en multipliant les possibilités de sonorités, de registres, de couleurs, de nuances, mettaient en valeur plus que jamais le rôle capital de l'interprète.
Mais, dans le courant du xixe siècle, un nouveau type d'interprète capta l'intérêt du public et joua un rôle prépondérant, en relation avec le développement du genre symphonique : il s'agit du chef d'orchestre, qui, auparavant, était surtout un batteur de mesure, un « premier musicien » veillant à la régularité et à la coordination. Les Habeneck, les Hans Richter, Gustav Mahler, Arthur Nikisch, etc., commencèrent à attirer le public pour eux-mêmes, et non seulement pour le répertoire qu'ils jouaient. Tout ce que nous avons dit du rôle de l'interprète peut s'appliquer aux chefs d'orchestre, même s'ils délèguent aux individus d'un groupe le rôle d'exécuter leur interprétation, c'est-à-dire leurs décisions fondamentales sur les tempos, les phrasés, les accents, les coups d'archet, les respirations, les « voix en dehors », les nuances, etc. En même temps, leur rôle est d'insuffler un esprit, de faire circuler une vie, un élan commun et unanime dans cette masse de plus en plus complexe qu'est l'orchestre. La « personnalisation » du rôle du chef d'orchestre semble d'ailleurs croître proportionnellement avec celle du compositeur (quand ils ne sont pas une seule et même personne). Le chef d'orchestre semble être le délégué, le représentant du compositeur sur l'estrade, pour l'orchestre comme pour le public. C'est lui qui organise et construit l'interprétation. Car l'expansion des œuvres en durée et en complexité ajoute de nouvelles dimensions à l'interprétation : il ne s'agit plus seulement de faire chanter de brefs morceaux de forme stéréotypée qui se succèdent, mais de travailler en profondeur des œuvres dont chacune se veut singulière, de construire de véritables édifices d'intentions.
Naturellement l'avènement de la radio et du disque a changé radicalement le problème de l'interprétation, puisque, d'une part, elle pouvait être désormais répandue à des milliers d'exemplaires, communiquée à des millions d'individus simultanément, et que, d'autre part, comme nous l'avons déjà dit, elle devenait un objet « mis en boîte ». L'art de l'interprétation ne se transmet plus comme un secret d'artisan, d'individu à individu, oralement. Il est conservé, exposé, diffusé à tous ; il n'est plus périssable. En même temps, le disque a eu une conséquence singulière : en multipliant le nombre des interprétations rivales d'une même œuvre classique, il a ouvert une sorte de concours permanent d'interprétation, à l'échelle de la planète (dans l'espace) et du siècle (dans le temps) ; concours que, dans le monde entier, des revues spécialisées, qui lui sont entièrement consacrées, tiennent méticuleusement à jour, confrontant la plus récente « version » d'un jeune talent à l'étalon de référence constitué par une prestigieuse version ancienne laquelle peut, à tout moment, être détrônée par une nouvelle. Pendant un temps, la course à la haute-fidélité a tendu à éliminer, au fur et à mesure, les versions discographiques anciennes (78 tours, microsillon monophonique), pour cause de caducité technique, mais, depuis que cette progression technique a atteint un certain plafond, on revient en arrière pour rééditer certaines versions d'avant-guerre, que le goût récent tend à trouver parfois plus vivantes et plus sensibles que certaines interprétations modernes très analytiques.
Le disque et la haute-fidélité ont eu une influence certaine sur l'évolution du style d'interprétation. La plus évidente à relever est ce que Pierre Bourdieu appelle « la banalisation de la perfection instrumentale ». Une fausse note dans une interprétation en direct est un accident négligeable et unique. Enregistrée sur un disque, elle devient une imperfection qui se répète et semble abîmer à jamais l'objet précieux qu'elle endommage. On constate, en écoutant les vieilles versions discographiques dues à des pianistes formés par la tradition du concert, que ceux-ci ne craignaient pas plus que leur public les petites irrégularités et imperfections. Le disque a bientôt conduit à proscrire sévèrement ces menus défauts. En même temps, par leur pouvoir de grossissement des sonorités, captées en gros plan, par leur tendance à donner un éclairage cru et analytique de la partition, décomposée en ses différentes parties saisies par des micros indépendants (quand il s'agit d'un orchestre) et recomposée en une image artificielle et détaillée, plutôt que globale et synthétique, le disque et la prise de son modernes ont favorisé une écoute très critique de la musique dans sa verticalité, sa texture sonore, son détail, plutôt que dans son flux, son « déroulement horizontal » (Alfred Brendel), et ils ont suscité un style d'interprétation détaillé, articulé, net, impeccable, adapté à cette écoute. On sait, par ailleurs, que les interprétations sur disque sont presque toujours des « montages » effectués à partir d'exécutions de l'œuvre par fragments. Cependant, le disque a rarement, sinon jamais, suscité des interprètes classiques incapables d'affronter la scène et le cadre du concert. Ce fait témoigne de la force conservatrice de la musique classique. Rares sont les interprètes classiques qui, comme le pianiste Glenn Gould, assument à fond le médium du disque, dédaignent le concert et se servent de l'enregistrement pour perfectionner leur manière spécifique, intervenant eux-mêmes sur le montage, le mixage, la prise de son. De tels musiciens, en revanche, sont légion dans le domaine de la pop music et des variétés. Au reste, une réaction antianalytique semble s'affirmer à la fin des années 70 pour des interprétations sinon plus romantiques, du moins plus globales et larges.
3. L'interprétation des musiques anciennes
La musique occidentale préclassique a commencé à être redécouverte à partir du xixe siècle (grâce aux efforts d'un Mendelssohn), mais surtout au début du xxe, avec des pionniers comme Eugène Borrel, Arno Dolmetsch, Wanda Landowska, et plus récemment, Antoine Geoffroy-Dechaume (auteur des Secrets de la musique ancienne) et Robert Donington. Depuis peu, des interprètes-musicologues, tels Alfred Deller, Nikolaus Harnoncourt, Gustav Leonhardt, Franz Brüggen et ceux de l'école hollandaise, ont non seulement « exhumé » des partitions, mais aussi et surtout imposé un nouveau style d'interprétation, dont les principes ont été puisés aux sources, dans les documents de l'époque. Le disque a fait reconnaître, par un large public, cette nouvelle école, jusqu'alors un peu rapidement considérée comme une curiosité musicologique. On a compris que non seulement il s'agissait de ressortir des instruments de la poussière pour le pittoresque, mais que l'expression de la musique pouvait s'en trouver rajeunie, vivifiée et n'avait plus ce caractère de ronronnement répétitif qui se dégageait de certaines exécutions « à la moderne » d'œuvres baroques. « Nous ne connaissions que deux genres d'interprétation de la musique ancienne : ou on la coule dans un moule moderne [… ] en outrant l'expression. Ou on l'exécute [… ] avec cette indifférence blafarde et guindée, lourde, sourde et monotone, qui nous produit l'impression d'assister à quelque enterrement d'une personne inconnue » (W. Landowska).
Cette rénovation des styles d'interprétation de la musique ancienne a suscité des polémiques. Une fois mis à part les mauvais procès de « froideur musicologique », la question se pose de savoir si l'authenticité est un mirage, un leurre ou si elle n'est pas le moyen de retrouver une certaine vie du discours musical. Imaginons que soient retrouvées dans trois cents ans les partitions de Chopin, mais perdus les enregistrements et les traditions d'exécution. Le pianiste qui prendrait à la lettre les signes de durée blanches, noires, croches , ignorant la tradition des fluctuations rythmiques, s'efforçant de les jouer avec une implacable précision de métronome, risquerait de niveler la musique. C'est ce qui a pu se passer avec la musique ancienne, dont avaient été perdues les techniques d'agrément, de « notes inégales », etc., qui donnaient un relief et une fluidité au discours musical. Non que les interprétations « à la moderne » soient, par principe, condamnables. En l'affaire, le goût et le plaisir décident.
Les travaux de rajeunissement de l'interprétation des musiques anciennes ont donc porté non seulement sur la remise en honneur des instruments d'époque, mais aussi sur les techniques d'émission du son, les libertés ornementales, le phrasé, l'articulation, etc., qui donnent à ces musiques une vigueur, une alacrité qu'on ne leur soupçonnait pas. On comprend mieux désormais comment la musique ancienne pouvait être belle et harmonieuse, et même, comme disait Quantz, « exciter les passions », tout autant qu'une œuvre romantique.
Les sources utilisées par ces travaux sont multiples : études des manuscrits, recoupements, essais à partir des instruments d'époque, étude des traités instrumentaux de l'époque, où sont parfois écrits en toutes lettres des principes d'exécution qui commencent à peine à être respectés. Parmi ces ouvrages, citons l'Essai sur la vraie manière de jouer des instruments à clavier (1753-1762) de Carl Philip Emanuel Bach, l'Art de toucher le clavecin (1716-17) de François Couperin, le Traité de flûte (1707) de Jacques Hotteterre le Romain, l'Essai (1752) de Quantz (concernant surtout la flûte, mais en même temps les autres instruments de l'époque), l'Art de jouer sur le violon (1751) de Francesco Geminiani, le Traité des agréments de la musique (1756, édité à Paris en 1771) de Giuseppe Tartini, le Traité de chant du castrat Pier Francesco Tosi, la méthode de piano-forte (1828) de Johann Nepomuk Hummel, le Traité complet de l'art du chant (1847) de Manuel Garcia.
4. Les instruments
La renaissance de la facture du clavecin est surprenante. Complètement disparu ou presque, le clavecin est redevenu populaire. À sa réapparition, il a d'ailleurs reçu les mêmes critiques (sec, aigre, petit de son) que celles qu'on porte contre les violes de gambe, les violons baroques, les flûtes, les hautbois baroques, etc., qui reviennent en usage, sans compter les instruments plus anciens, comme les cromornes, les cornets à bouquin, les sacqueboutes, les cervelas, les flûtes douces, qui, peu à peu, avec les perfectionnements de la facture et des techniques de jeu, prouvent qu'ils peuvent sonner bien et juste. Dans ce domaine, il s'agit non seulement d'authenticité en soi, mais de convenance entre un style de musique et des possibilités instrumentales. Pour prendre un exemple plus récent, tel fa suraigu dans le premier mouvement de la Sonate pathétique de Beethoven tirait sa force d'être la plus haute note possible sur le clavier de l'époque ; joué sur un piano moderne, qui a deux ou trois octaves de plus, il n'est qu'une note aiguë sans plus. L'axiome « qui peut le plus peut le moins », par lequel on peut justifier de jouer Mozart ou Beethoven sur des pianos actuels, doit être corrigé dans la mesure où les musiciens d'autrefois se battaient contre les limites de leurs instruments et que c'est dans ce combat que la musique tirait une partie de son pathétique. Ce combat est désarçonné avec le perfectionnement des instruments, l'augmentation de leur registre et de leur portée, le grossissement de leur son, les progrès de la virtuosité. Il faut souvent alors, sur l'instrument moderne, réinvestir la musique d'un pathétique plus « joué », plus concerté et infusé par l'interprète, et ne se dégageant plus naturellement d'un combat avec l'instrument et la technique.
Il est non moins vrai que les « Anciens » n'attachaient guère d'importance aux instruments destinés à exécuter leur musique. Certaines « sonates » pouvaient être jouées sur tous les instruments possibles. Mais, à partir de Monteverdi, peu à peu le sens de l'instrumentation spécifique se développa, et une lente transition amena à l'époque moderne, où l'instrumentation est spécifiée et respectée le plus scrupuleusement. Cependant, même si un certain « fétichisme » instrumental n'est pas étranger à la vogue de la facture ancienne, on peut se réjouir d'entendre différemment, plus vertes, plus nerveuses, plus directes, des musiques qu'empâtait souvent l'exécution sur des instruments modernes, de sonorités un peu « grasses » pour elles. Au reste, les organistes ont toujours été conscients de la différence qu'il y a à jouer Couperin sur un Cliquot ou sur un Cavaillé-Col romantique.
5. Le style d'exécution
La partition des œuvres « baroques », de Monteverdi à Bach, était souvent un canevas : l'art de broder autour de ce canevas, de nourrir l'émission du son et la ligne mélodique, de l'agrémenter n'était pas laissé complètement à la fantaisie de l'exécutant, mais était régi par un ensemble d'usages. En règle générale, on jouait de manière plus flexible que la partition ne l'indiquait ; les enfilades de croches n'étaient pas jouées avec la régularité mécanique et l'absence de phrasé qu'on trouve dans certaines interprétations modernes. Une règle fondamentale est celle de l'inégalité : dans certains tempos, deux croches consécutives ne sont pas à jouer égales ; le premier demi-temps est fait un peu plus long. Et cela, dit Quantz, « bien qu'à la vue les notes paraissent être de même valeur ». Les notes pointées étaient faites également plus accentuées et plus prolongées qu'on ne le fait pour les partitions modernes. On conçoit quelle vivacité rythmique peut être redonnée à ces musiques par l'observation intelligente et musicale de ces règles. Quant aux ornements, aux agréments, ils étaient multiples, mais répertoriés. Leur rôle était de donner de la grâce, de l'expression, de la couleur à des lignes mélodiques qui, sans eux, restaient sèches et rigides. Dans certains mouvements lents de sonates, en particulier, la ligne mélodique écrite se réduit à un squelette de notes principales, que l'exécution doit relier par des notes de passage, agrémenter, fleurir par des appoggiatures, des tremblements, des ports de voix, des broderies et autres ornements, dont on recommande cependant de ne pas abuser. La note tenue elle-même est animée non pas forcément par le vibrato de type moderne, mais par des « trémolos », des « flattements », qui utilisent d'autres techniques.
Le choix du diapason est un problème. Il est avéré que le diapason de l'époque variait selon les pays, les lieux, les musiques. À titre d'exemple, un ensemble comme le Concentus Musicus de Nikolaus Harnoncourt utilise aujourd'hui pour le répertoire baroque le diapason le plus fréquent en Allemagne au temps de Bach, d'un demi-ton plus bas que le diapason officiel actuel, à 440. De même, l'adoption des intervalles de l'époque pour les œuvres d'avant le « tempérament » égal soulève des discussions.
La musique d'autrefois ménageait des plages d'improvisation, des cadences. Dans son 5e Concerto brandebourgeois, J.-S. Bach a exceptionnellement noté la cadence du clavecin dans le premier mouvement, nous donnant un modèle du genre. La réalisation de la basse continue, ou basse chiffrée, dont les principes ont été retrouvés et remis en usage, était, contrairement aux cadences, qui étaient prétextes à virtuosité, soumise à des règles d'efficacité et de discrétion. En conclusion, il est certain que l'adoption de ces nouvelles règles d'exécution entraîne de nouveaux styles d'interprétation, assez divers cependant selon les goûts et les tempéraments : les uns en font une application mécanique et scolaire ; les autres les chargent de feu et de sensibilité.