la musique baroque
L'application du terme « baroque » au phénomène musical est le résultat d'une osmose mal définie entre l'étude des arts plastiques et celle de la musique. On fait couramment appel de nos jours à l'expression musique baroque, bien qu'on ne s'entende pas, le plus souvent, sur une définition de ce que l'on désigne par là.
Cet état de fait provient d'un manque de coordination entre les travaux des musicologues et ceux des historiens d'art. Deux tentatives de définition du baroque en musique ont néanmoins fait date : elles illustrent deux approches différentes et, si elles semblent mener toutes deux à une sorte d'impasse, elles demeurent essentielles dans la mesure où elles situent le problème sans pour autant le résoudre :
– Le Baroque et la musique (1948), de Suzanne Clercx, tente de retrouver dans la langue musicale des éléments susceptibles d'être mis en parallèle avec les phénomènes plastiques. Cet essai de concordance, parfois heureux au niveau du détail, ne parvient pas à se maintenir sur le plan de la synthèse ; il n'en résulte donc pas de définition précise de la notion ;
– Music in the Baroque Era (1947), de Manfred F. Bukofzer, refuse d'emblée la confrontation avec les arts plastiques, et se présente comme une remarquable étude des caractères stylistiques de la musique pendant une période (de 1600 à 1750) considérée comme l'ère baroque par simple analogie avec le domaine des arts plastiques. La décision volontaire d'éviter tout parallélisme ne permet pas, là non plus, de dégager une définition.
– C'est l'établissement de cette définition qu'a entrepris Rémy Stricker dans son essai Musique du baroque. Cela ne lui a paru possible qu'en s'écartant des deux attitudes précédemment définies, à savoir : d'une part l'accord de détail avec les thèses des historiens d'art sans recherche de synthèse, et d'autre part l'étude du phénomène musical en milieu étanche.
Morphologie du baroque
Il faut revenir au phénomène spirituel d'où est issu le baroque : la Contre-Réforme. Les conséquences de cette révolution spirituelle – indissoluble de la Renaissance et de la Réforme qui l'ont provoquée – créent un contexte socioculturel qui ne sera réellement remis en question qu'à partir de la Révolution française.
Il est possible, dans un premier temps, de définir ce contexte comme une prise de conscience du « moi ». État, ou mieux, devenir, qui s'oppose à la fois à la période médiévale qui précède et à la période romantique qui suit. En effet, l'individu médiéval demeure étroitement lié au complexe de la masse. L'autorité spirituelle encore incontestée du catholicisme modèle la société et l'art du Moyen Âge. L'artiste n'est ici qu'un artisan, tellement éloigné du concept d'expression personnelle qu'il se perd souvent dans l'anonymat. À l'autre extrême, l'individu romantique se détache d'un complexe de masse. Conscient des droits de l'homme, convaincu d'une inexistence possible du Dieu du christianisme, il s'efforce de se prendre lui-même pour objet de méditation et d'appréhension du monde.
Ces deux révolutions de l'esprit que sont la Contre-Réforme et la Révolution française marquent les dates de naissance et de mort de l'homme baroque. Le devenir humain du baroque s'inscrit sous le double signe d'une prise de conscience du moi (engendrée par la première défaillance véritable du christianisme catholique) et d'une existence de ce « moi » au sein d'un ordre général, dont rien n'indique encore la fin.
Ce portrait spirituel, dualiste, de l'homme baroque conscient de sa nature individuelle au sein d'un ordre général – l'une et l'autre caractérisés par un état d'équilibre problématique – se retrouve dans les traits essentiels de sa définition sociale et culturelle. L'artiste baroque exprime son moi davantage que le médiéval, moins que le romantique. Mais il s'efforce tout aussi bien de mettre en lumière un ordre des choses moins évidemment stable que celui du Moyen Âge, plus fiable néanmoins que celui du romantisme.
Ce dualisme se traduit par une volonté d'expression personnelle, soumise à un ensemble de règles qui procède de la convention librement acceptée. Une telle situation se définit naturellement dans le sens de la pensée dialectique.
Essai de définition
Contradiction acceptée et représentation de la vie intérieure : telle est la double définition dialectique à la lumière de laquelle on examinera ici succinctement le phénomène du baroque en musique.
La contradiction acceptée se reflète dans le style de la musique baroque sous différents aspects. Voisinage constant de l'ancienne polyphonie et de la nouvelle monodie accompagnée. Permanence de l'esprit concertant, c'est-à-dire opposition et réunion en même temps d'un soliste (ou d'un groupe soliste) et d'un ensemble, avec tous les jeux nouveaux de couleur et de dynamique que cela implique. Nécessité syntaxique d'articuler le discours sur deux thèmes. Ces trois points essentiels mettent en jeu une dialectique des contraires où les éléments concourent à l'élaboration d'un ensemble cohérent, sans que la nature même des forces divergentes ainsi mises en présence subisse l'altération d'une synthèse.
La représentation de la vie intérieure, immédiatement sensible dans le message affectif de la musique baroque, est évidente dans le tour personnel d'un discours qui se plie néanmoins aux exigences de « formes d'expression » admises. La fugue ou la sonate, par exemple, la variation ou le concerto obéissent à des règles de représentation dont le but est la recherche d'un terrain d'entente, où la compréhension entre l'auteur et l'auditeur est sûre. Cette règle du jeu, respectée par le musicien baroque, lui permet de mettre en scène son message personnel. Cette projection de l'individu dans le représenté explique à la fois la permanence d'un cadre convenu à l'expression musicale et l'extraordinaire diversité de celle-ci. La naissance et la réussite permanente du genre opéra à l'époque baroque en sont la plus belle illustration. Et si l'on veut un exemple : l'univers (absolument régi par un ensemble de conventions) de l'opéra mozartien demeure, à cause même de l'artifice représentatif, une vision personnelle de la psychologie humaine portée sur le théâtre devant la compréhension universelle. La représentation peut donc s'entendre au sens propre (opéra) ou définir plus généralement la mise en forme ; elle est essentielle à l'expression baroque.
Vocabulaire baroque
Partant de cette double définition dialectique, on peut examiner le vocabulaire baroque et y dénombrer les mêmes familles en musique que dans les autres arts.
L'ornement, compris non plus seulement comme une fantaisie décorative gratuite mais comme partie intégrante d'un ensemble de lignes à partir desquelles il se développe, est partout sensible dans l'architecture du baroque. Il remplit les mêmes fonctions dans l'ordre musical. L'ornement mélodique est indissoluble de la ligne dont il est l'« agrément », pour retrouver le mot juste des contemporains. L'ornement est aussi le principe même d'une forme musicale partout répandue pendant le temps baroque : la variation.
Le mouvement, considéré dans les arts plastiques comme un trait distinctif du baroque, est en principe essentiel à toute espèce de musique. Il prend pourtant dans la musique baroque une signification beaucoup plus forte. Toute une partie du vocabulaire musical de l'époque est en effet issue – fait sans précédent – des motifs de danses stylisées. Mouvement différemment sensible, mais non moins apparent dans la latitude laissée à l'exécution de toute musique de l'époque par rapport au texte écrit.
L'illusion, dont l'effet est partout recherché par le baroque, se retrouve dans tous les procédés de musique « allusive » plutôt que descriptive, issus des madrigalismes, cet ensemble de figurations musicales évoquant un sentiment ou un phénomène naturel. Une fois encore l'illusion passe à un plan beaucoup plus général en s'incarnant dans un genre musical : l'opéra, accompagné de son double religieux, l'oratorio.
La mise en scène religieuse, parfaite illustration de la représentation de la vie intérieure dans l'ensemble des manifestations baroques, se retrouve également dans l'ordre musical. Elle affecte dans son entier la musique d'église du temps baroque, et c'est à la lumière de son acception baroque que l'on doit réduire ce faux problème de l'opéra dans l'église, trop souvent évoqué, encore aujourd'hui, à propos de Couperin et de Mozart, de Bach ou de Haydn. Le jugement de valeur, aussi bien en présence de la musique qu'en regard des autres arts, lorsqu'on les confronte au message religieux, doit ici s'effacer devant l'identification d'un style, compris comme le miroir de l'homme même.
Baroque et classicisme
La somme des constatations précédentes incline spontanément à considérer l'ère baroque comme une notion chronologique, à l'instar de la Renaissance ou du Romantisme, entre lesquels elle se situe. Il peut se trouver des manifestations baroques hors de ce temps, de la même manière que l'on peut relever ici ou là telles aspirations renaissantes ou romantiques en d'autres siècles que le xvie s. ou le xixe s. Dans un cas comme dans l'autre, ce ne sont qu'épiphénomènes. Plus importante est la modification morphologique que l'on peut observer selon les pays ; mais ce qu'une conscience du phénomène des nationalités (plus nette qu'auparavant quoique moins importante que dans la période suivante) peut apporter de modifications sensibles au caractère général du baroque n'affecte pas pour autant l'essence même du style.
Plus importante encore est l'opposition que l'on serait tenté d'établir entre baroque et classicisme. Selon l'acception vague mais persistante de la notion de baroque, il y aurait incompatibilité avec le classicisme. Mais tandis que les historiens d'art ont déjà constaté la possibilité de coexistence, les musicologues ne paraissent pas toujours s'en être avisés. D'un autre côté, il faut noter que les phénomènes classiques relèvent bien davantage d'une attitude individuelle que d'un état collectif. Souligner aussi que ce que l'on entend par classicisme français (du siècle de Louis XIV) ne se situe pas à la même époque que le prétendu classicisme musical viennois, pour se limiter à deux exemples. Une observation plus attentive révèle d'ailleurs que le classicisme louis-quatorzième, comme le classicisme viennois, comporte autant d'exceptions que de règles, ce qui diminue encore la portée du mot classicisme affecté à une période définie de l'histoire des arts.
Le classicisme porte un jugement moral sur l'exercice créateur, il se donne une unité. Le baroque ne se choisit pas de telles contraintes, dans la mesure même où il parvient à un équilibre en laissant se faire le jeu des contraires. Le classicisme est une morale, le baroque un empirisme, dans le sens le plus beau donné à ce terme par Jung.
On peut admettre bien plus aisément la notion d'un classicisme apparaissant à divers moments de l'histoire que ces fameuses résurgences baroques invoquées par Eugenio d'Ors.
Il va de soi que certains créateurs, certaines œuvres de l'époque baroque portent l'empreinte d'une volonté classique, tant il est vrai que le classicisme peut apparaître dans le contexte baroque, alors que l'opération inverse est inconcevable.
Une nouvelle définition du baroque et son application à la musique, ce qui est proposé ici, doivent tenir compte de tout ce qui vient d'être dit pour échapper à l'emploi inconsidéré du mot, ou, à l'inverse, à un usage exagérément particulariste.
Cette définition permet de rassembler une série de termes dont il est souvent fait un usage peu cohérent, tels que style concertant, préclassicisme ou même classicisme, et cela en une notion vivante.