Les conservateurs ont très bien exploité ce sentiment de frustration. Ils y ont ajouté celui de la peur : peur du chômage, qui a atteint en juin son niveau saisonnier le plus haut depuis trente ans (546 681) ; peur de l'inflation devant les revendications de salaire (hausse de 10 à 15 % en 1969) et la hausse des prix (entre 8 à 9 %) ; peur d'un retour des difficultés financières après un trop brillant bulletin de victoire. Montant en épingle certains signes défavorables (nouvelle fuite de capitaux, ralentissement des exportations), Edward Heath n'a pas même hésité à prédire une nouvelle dévaluation, coup bas sans doute, mais qui a incontestablement porté.
En bref, les Anglais, pourtant réalistes, n'ont pas été sensibles aux arguments de fait ; ils ont été, en revanche, marqués par un climat psychologique et par leur conviction que le rétablissement économique était trop fragile pour leur assurer des lendemains plus faciles.
Il est rare qu'une question de politique étrangère influe sur le résultat d'un scrutin, mais l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun aura de telles répercussions sur la vie de chaque citoyen britannique qu'on ne peut parler, à cet égard, d'un problème extérieur, mais bien d'une option nationale. À deux semaines de l'ouverture des négociations avec les Six, elle ne pouvait manquer de diviser l'opinion.
En dépit de ce que l'on a appelé le second veto du général de Gaulle, Harold Wilson avait maintenu la candidature britannique déposée à Bruxelles le 10 mai 1967. Considérant que les changements intervenus à l'Élysée faisaient sauter le verrou de la porte de l'Europe, il relance dès l'été 1969 son offensive en direction des Six, non sans quelques réserves. Le 30 septembre 1969, devant le Congrès travailliste, il déclare : « L'Europe a besoin de nous, et certains diraient : davantage que nous n'avons besoin d'elle. » Le 2 décembre, le Sommet des Six, réuni à La Haye, lui apporte enfin une réelle satisfaction : c'est le oui à l'élargissement de la Communauté. Dès lors, Londres peut véritablement préparer la grande négociation.
Mais le gouvernement britannique n'est manifestement pas à l'aise pour jouer la carte européenne, même s'il est convaincu, comme Harold McMillan en 1961, qu'il n'en est plus d'autre à jouer. D'abord le travaillisme est par tradition méfiant à l'égard du continent, dont il craint autant les forces réactionnaires que les forces marxistes. Il s'est difficilement converti à l'idée européenne et reste divisé sur l'opportunité d'une négociation, inquiet du prix à payer pour entrer dans un Marché commun dans les vertus duquel il croit peu. Certains ministres ou anciens ministres, comme Pearl, leader des Communes et lord du Sceau privé, font ouvertement campagne contre un engagement jugé catastrophique pour l'Angleterre. L'opinion, dans son ensemble, est inquiète. Selon un sondage effectué simultanément chez les Six et en Grande-Bretagne (Paris-Match, 21 mars 1970), 63 % des Anglais sont contre leur participation au Marché commun, 19 % seulement favorables (alors que ce pourcentage était de 48,5 % en 1962), 18 % indécis.
Il n'y a pas seulement dans cette opposition des marques d'un ancien isolationnisme ou d'un nationalisme ombrageux ; il y a surtout la crainte de la note à payer. Pour beaucoup d'Anglais des classes moyennes et populaires, l'Europe semble un marché de dupes. Et plus encore depuis le rétablissement financier, qui semble démontrer qu'après tout l'Angleterre peut se débrouiller seule.
Dans ces conditions, Harold Wilson tente de convaincre par la lucidité. « Je crois à l'Europe, semble-t-il dire à ses futurs électeurs, parce que c'est pour nous l'avenir et le seul avenir, mais je sais que cela sera cher. Je vais vous dire la vérité moi-même, il est inutile de la demander aux adversaires du Marché commun. » Au mois de février, le gouvernement publie un Livre blanc qui prétend chiffrer ou du moins établir les fourchettes du coût de l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. D'après ce document, les charges nouvelles seraient de 150 à 670 millions de livres de contribution agricole, de 125 à 275 millions de livres de manque à gagner commercial ; et en tenant compte des autres désavantages pour la balance des paiements, de 100 a 1 100 millions de livres ; les produits alimentaires augmenteraient de 18 à 26 % et le coût de la vie de 4 à 5 %. C'est la douche froide.