décision (théorie de la)
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin decisio, « action de trancher une question » (en justice particulièrement), « arrangement » ou « transaction ».
Morale, Politique
Partie générale de la science de l'action et des choix humains. Dans une perspective normative, elle étudie les critères généraux de l'action ou des choix (ou encore des évaluations précédant l'action) répondant à une exigence de rationalité. En tant que science positive, et souvent en relation avec sa dimension normative, elle tâche d'expliquer les choix effectivement constatés (ou suscités par l'expérimentation) des agents humains. La théorie de la décision est un champ d'étude empruntant des méthodes d'investigation à plusieurs disciplines, et défini par un objet propre : la décision humaine. La théorie de la décision se ramifie en théorie de la décision individuelle, théorie des choix collectifs (ou « théorie du choix social ») et théorie des jeux.
Certaines contributions à la théorie de la décision sont venues de la philosophie de l'action, autour de la question de la définition de la rationalité dans les choix, mais aussi, plus simplement, à propos de la représentation conceptuelle de l'action et de la décision : leurs motifs, l'articulation entre désirs et croyances, leurs rapports avec des notions voisines (intention, projet, résolution, etc.). D'autres contributions sont venues des mathématiques ; d'autres encore ont été élaborées en liaison avec les objectifs explicatifs des sciences de l'homme et de la société, par des économistes et des psychologues notamment(1).
L'analyse de la décision était déjà parvenue à un certain degré de raffinement dans l'Antiquité, comme on le voit en particulier dans l'analyse aristotélicienne de la phronesis (prudence ou sagesse pratique) et de la proairesis (intention et choix). Dans l'Éthique à Nicomaque, la phronesis intervient comme vertu de la partie rationnelle de l'âme en tant qu'elle est capable de calcul et s'intéresse aux choses contingentes ; elle s'applique à la recherche de l'utile ou du profitable. C'est l'idée d'une rationalité propre à l'action ou à la décision, qui ne présuppose pas nécessairement la connaissance de ce qui est bien (ou bon) absolument parlant. Le choix (proaisesis) est « le désir délibératif des choses qui dépendent de nous »(2). Cette union du choix délibéré et du désir se retrouve dans toutes les analyses ultérieures, sur la base d'une décomposition préalable des données du problème : buts visés, moyens disponibles, information acquise ou accessible.
La modélisation de la décision prit un nouveau départ chez Pascal, dont le célèbre « pari » métaphysique offre l'exemple d'une application systématique du calcul sur le probable aux règles de décision(3). Pascal utilise, à côté de la recherche de choix « dominants » (ceux qui auraient les meilleures conséquences dans tous les cas) la théorie de l'espérance mathématique de gain, selon laquelle le choix rationnel est celui qui maximise la somme des gains pondérés par les probabilités d'obtention des différents gains possibles. Cette théorie, toutefois, s'est heurtée au « paradoxe de Saint-Pétersbourg » : il y a une limite aux sommes que je suis prêt à miser pour participer à un jeu de pile ou face dans lequel, si je gagne au nième coup (ayant perdu aux coups précédents), le jeu s'arrête et je gagne un nombre de francs égal à la nième puissance de 2 – alors que dans ce jeu l'espérance de gain est infime. La solution de Bernoulli, qui est restée classique, consistait à substituer aux gains les utilités (ou satisfactions psychologiques) associées(4).
Parallèlement, certains principes d'analyse ont émergé des recherches philosophiques sur l'action, les passions et la morale. Il faut citer en particulier le modèle humien de détermination de la conduite, interprétable simultanément en termes de causalité et de raisons de l'action, et fondé sur l'analyse des passions tout en identifiant la place tenue par le raisonnement. Orientée par deux éléments – les croyances et les passions – l'action est comprise en termes d'adéquation instrumentale aux finalités recherchées. Les réflexions de Hume dans le Traité de la nature humaine devaient rester déterminantes pour la théorie de la décision. Par ailleurs, la théorie de l'« acte de tenir pour vrai », ébauchée par Kant dans la Critique de la raison pure (Canon de la raison pure, 3), s'inscrivait dans une perspective voisine de celle des recherches systématiques, au xxe s., sur les relations entre décision et jugement subjectif sur le probable.
Cette piste devait être explorée en particulier par F. Ramsey qui, adoptant la méthode des paris et une présentation axiomatique, parvenait à une expression quantitative conjointe pour la croyance (relative aux propositions décrivant les états du monde) et la valeur (attachée aux états du monde)(5). Plus tard, L. Savage élabora une théorie de la décision fondée sur des axiomes garantissant l'existence d'une représentation en forme d'utilité espérée pour les préférences d'un agent confronté à l'incertitude(6). Le modèle de Von Neumann et de Morgenstern autorisait, pour le cas où les probabilités sont des données objectives, une représentation cardinale (c'est-à-dire ayant une signification quantitative) de l'« utilité » au sens de la satisfaction des agents(7). La théorie de la décision s'est ensuite développée conjointement avec la théorie des jeux et la théorie économique, auxquelles elle offre un fondement. Dès les années 1950, à la suite des travaux de K. Arrow, elle s'est doublée d'un volet « collectif », lui-même de plus en plus étroitement lié à la théorie des jeux.
La théorie de la décision est au cœur de débats épistémologiques et moraux (ou politiques) importants, non seulement dans sa branche collective et dans son rôle de fondement des raisonnements stratégiques, mais aussi en tant que théorie du choix individuel. Privilégiant une norme de cohérence dans les choix ou les préférences des agents, s'exprimant par des conditions de transitivité (ou absence de préférences cycliques) et de complétude (classement exhaustif de toutes les options possibles), la théorie de la décision classique conduit à interpréter les décisions humaines à la lumière d'une certaine conception (normative) de ce qu'elles doivent être. Cette conjonction des aspects explicatifs et normatifs rend possible l'application systématique de la théorie de la décision aux sciences sociales dans la tradition de l'individualisme méthodologique.
Emmanuel Picavet
Notes bibliographiques
- 1 ↑ French, S., Decision Theory : An Introduction to the Mathematics of Rationality, Chichester, Wiley, 1988.
Sugden, R., « Rational Choice : A Survey of Contributions from Economies and Philosophy ».
Tosel, A. (dir.), Formes de rationalité et phonétique moderne, t. 574, 1995, in Annales littéraires de l'université de Franche-Comté. - 2 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5, 1113 a 11.
- 3 ↑ Pascal, B., Pensées, section « Infini-Rien », Laf. 418, Br. 233.
- 4 ↑ Bernoulli, D., « Specimen theoriae novae de mensura sortis », in Commentarii Academiae scientiarum imperialis Petropolitanae, 1738, vol. V (pour 1730-31), pp. 175-192.
- 5 ↑ Ramsey, F. P., « Truth and Probability », in The Foundations of Mathematics (textes réunis par R.B. Braithwaite), Londres, Routledge and Kegan Paul, 1931.
- 6 ↑ Savage, L., « Une axiomatisation du comportement raisonnable face à l'incertitude », in Fondements et applications de la théorie du risque en économétrie, colloques internationaux du CNRS, Paris, t. xl, 1952 ; et The Foundations of Statistics, New York, Wiley, 1954 ; 2e éd., New York, Dover, 1972.
- 7 ↑ Von Neumann, J., et Morgenstern, O., Theory of Games and Economic Behavior, 1944, 2e éd., Princeton, 1947, Princeton University Press, 3e éd., 1953.