perspective
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin médiéval perspectiva, terme dérivé de perspicere, « regarder à travers, attentivement », « reconnaître clairement », qui désigne à la fois l'anatomie de la vision et la géométrie de la construction des images. Sous l'influence de l'italien prospettiva, le mot se spécialise dans les arts au milieu du xvie s., avec la traduction par J. Martin du De architectura, de Vitruve (1547).
Esthétique
Dans le domaine des arts, technique de représentation qui centre la construction de l'image sur l'unique point de vue du spectateur. Elle est susceptible d'une élaboration géométrique qui situe le point de vue, foyer de convergence des lignes de fuite, sur l'horizon. La perspective est dite cavalière quand elle élève le point de vue à l'infini, permettant alors au spectateur de dominer le champ de la représentation ; elle est dite atmosphérique quand elle tient compte du dégradé des couleurs avec la distance, effet de la densité de l'air qui s'interpose entre le spectateur et l'objet.
Depuis la Renaissance, la perspective est devenue pour nous l'art de susciter dans une image plane l'illusion de la profondeur. Les Anciens n'ignoraient pas ce procédé, et Platon condamne en termes sévères la magie mimétique de la skiagraphia qui, par le jeu des ombres, donne un volume fictif aux figures de la fresque. L'implication réciproque du sujet et de l'objet dans le mécanisme du simulacre fit qu'on associa longtemps la perspectiva naturalis, optique traitant à la fois la physiologie de l'œil et la théorie de la vision, et la perspectiva artificialis, prétendant rendre raison de l'image virtuelle provoquée par « magie naturelle ».
C'est seulement dans l'Italie du Quattrocento – même si l'on a depuis longtemps souligné l'étonnante « valeur tactile » de l'art d'un Giotto qui réussit, dès le début du xive s., à créer l'illusion du relief – que la géométrie d'abord rudimentaire de la perspective devient une recette d'atelier : on s'accorde pour reconnaître dans la fresque de la Trinité (1426-1428), par Masaccio, la première construction, dans les pays du sud, d'une perspective à point central géométriquement correcte ; au nord, il faut attendre 1464-1467, avec la Cène de D. Bouts. Dès 1435, au livre I du De pictura d'Alberti, la représentation perspective, dite encore « construction légitime », est précisément codifiée, assimilant le tableau au plan transparent d'un « intersecteur », soit une section de la pyramide visuelle, sur le modèle de l'embrasure d'une fenêtre(1). On devait pourtant la mise au point de cette scénographie non à un peintre, mais à un architecte, Brunelleschi qui, selon le témoignage de Manetti postérieur de cinquante ans à l'événement qu'il relate, aurait réalisé à Florence, dès 1425, deux petits panneaux qui donnaient à voir en perspective le baptistère San Giovanni et le palais de la Seigneurie.
La construction perspective ordonne l'image selon un point de vue qu'Alberti situe de préférence au centre du tableau ; ce point sera placé sur l'horizon qui inscrit, dans l'image, la hauteur des yeux du peintre, ou du spectateur qui se substitue à lui, devant l'image. Un second point sur l'horizon, dit « point de distance », permet d'ouvrir dans le tableau une extension panoramique, ou bien au contraire de rapprocher le point de vue en accélérant le raccourci. À l'inverse du Pantocrator byzantin, qui nous regarde depuis l'éternité du fond d'or, la scène perspective, sur le tableau désormais daté, se sait regardée, et se compose en conséquence. Au décor plurifocal du décor médiéval à mansions, qui développait les épisodes du Mystère sous les yeux d'une communauté non hiérarchisée, succède le décor illusionniste centré sur le point de vue du Prince, c'est-à-dire sur la loge centrale du premier balcon. C'est en 1508, à Ferrare, qu'un décor en perspective, imaginé par Pelegrino da Udine pour une comédie de l'Arioste, apparaît pour la première fois sur la scène du théâtre.
Cet extrême développement de la perspectiva artificialis, désormais autonome, avec le traité de Dürer (1525)(2) et plus encore après les travaux optiques de Kepler (1604), découvre bientôt l'arbitraire de son fondement : un spectateur unique, monoculaire et immobile. Dès le xvie s., le peintre se plaît à en pervertir les règles par l'invention de perspectives dépravées, ou anamorphoses, et obtient, par projection sur un plan incliné, concave ou diversement accidenté, de fantastiques déformations. En introduisant le point de vue du spectateur dans le tableau lui-même, la mise en scène perspective se donne les moyens de le leurrer. Il faudra pourtant, à la fin du siècle dernier, la crise de la construction que la Renaissance avait crue « légitime », crise qui se manifeste avec évidence par les étranges distensions qui travaillent, chez Cézanne, le champ de la représentation, pour que l'on s'avise de développer une analyse à la fois historique et critique du dispositif perspectif. Dans un essai essentiel, Panofsky, s'inspirant de la philosophie des formes symboliques de Cassirer, énonce clairement les présupposés de cette discipline géométrique, et met en lumière l'arbitraire de ses postulats(3).
Bien qu'elle fasse date dans la théorie des arts, la thèse de Panofsky laisse sans doute la part trop belle à la construction supposée rationnelle du schéma perspectif. Des travaux plus récents(4) ont mis en lumière les ambivalences de cette feinte profondeur : la parade perspective est à la fois assaut et esquive, manifestation et occultation. Plutôt qu'une grille géométrique qui assure la domination du visible, la perspective met en scène le jeu du regard et du désir, de la curiosité et de la fascination, qui engage le spectateur dans l'espace imaginaire du tableau.
Jacques Darriulat
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Alberti, L. B., De la peinture [De pictura (1435)], trad. J.L. Schefer, Macula, Paris, 1992.
- 2 ↑ Dürer, A., Instruction sur la manière de mesurer (1525), trad. M. Vanpenne et J. Bardy, Flammarion, Paris, 1995.
- 3 ↑ Panofsky, E., la Perspective comme forme symbolique (1927), trad. G. Ballangé, Minuit, Paris, 1975.
- 4 ↑ Damisch, H., l'Origine de la perspective, Flammarion, Paris, 1984.
- Voir aussi : Baltrusaïtis, J., Anamorphoses, les perspectives dépravées, Flammarion, Paris, 1984.
- Darriulat, J., Uccello : chasse et perspective, Kimé, Paris, 1997.
- Edgerton Jr, S. Y., The Renaissance Rediscovery of Linear Perspective, Basic Books, New York, 1975.
- Francastel, P., la Figure et le Lieu, Gallimard, Paris, 1967.
- Kemp, M., The Science of Art. Optical Themes in Western Art from Brunelleschi to Seurat, Yale UP, New Haven et Londres, 1990.
- La Vision perspective (1435-1740). L'Art et la science du regard de la Renaissance à l'âge classique, Payot & Rivages, Paris, 1995.
- White, J., Naissance et renaissance de l'espace pictural, trad. C. Fraixe, Adam Biro, Paris, 1992.