mal

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin malum, « mal, malheur, violence, maladie », et malus, « mauvais, malheureux, méchant ».


Longtemps tenu dans l'Antiquité pour une opinion ou un sentiment dont il faudrait se délivrer, le mal devint un problème philosophique avec les doctrines dualistes (Plotin) et la rencontre entre le monothéisme et le manichéisme.

Métaphysique, Morale, Philosophie, Religion

1. Mal physique : ce qui peut faire souffrir quelqu'un (insoutenable, irréparable). – 2. Mal moral : ce qui peut être l'objet d'une réprobation (injuste, injustifiable, ce qui ne devrait pas être et contre quoi il faut lutter). – 3. Mal métaphysique (au sens de Leibniz) : imperfection nécessaire des êtres finis.

Dans le contexte moderne, où il faut remarquer que les drogues médicales et les techniques desserrent l'étau millénaire de la souffrance, on le retrouve avec le dilemme de Bayle(1) : Dieu est soit méchant (c'est l'hypothèse de Nietzsche, quand il dit que seul le Dieu moral est réfuté), soit faible (c'est l'hypothèse de H. Jonas, dans le Problème de Dieu après Auschwitz). Dans ses Essais de théodicée (I, § 21), Leibniz répond en distinguant entre le mal métaphysique (imperfection nécessaire des créatures), le mal moral (péché), et le mal physique (souffrance), et en cherchant non seulement à réduire le mal physique au mal moral (l'homme souffre parce qu'il est coupable), mais aussi à montrer que l'un et l'autre tiennent à la finitude et à l'imperfection des créatures : tout n'est pas compossible et le monde actuel est le meilleur possible. La force de ces deux arguments est, d'abord, de montrer, en distinguant la face active (responsable et éventuellement coupable) et la face passive (souffrante et éventuellement impuissante) de l'humanité, que le mal subi correspond à un mal agi, et qu'il faut tout faire pour agir contre ce que l'homme fait (ou laisse faire) à l'homme, c'est-à-dire contre l'injustice. C'est, ensuite, de le décentrer de son point de vue, pour rapporter sa plainte (mais aussi son accusation, son plaidoyer, son récit, etc.) à la mesure du monde, et à la possibilité d'autres points de vue.

Toutefois, l'échec spéculatif d'une telle justification (même si, comme le dit Nabert, l'injustifiable continue à appeler une justification) tient : d'abord, à l'objection que l'on trouve de Job à Bayle, Sade ou Dostoïevski, que les humains sont à la fois plus méchants que malheureux et plus malheureux que méchants, que la méchanceté peut réussir et la vertu n'être jamais récompensée ; avec cette double disproportion, toute vision morale et pénale du monde s'effondre. C'est d'ailleurs, pour Kant, l'une des formes de ce qu'il appelle le « mal radical »(2), qui touche à la racine même de la volonté, que de faire croire à une possible synthèse du devoir et du bonheur. Il tient ensuite à la difficulté de penser un ordre naturel (Marc Aurèle : « Rien n'est mal de ce qui est conforme à la nature ») ou historique (Hegel) globalement heureux : soit que le monde politique entier et l'État basculent dans le mal, soit que la souffrance singulière de celui qui est sacrifié à cet ordre globalement préférable ne puisse être par lui commensurée ni compensée.

Il reste à agir contre le mal que l'on ne peut justifier. C'est difficile, d'abord à cause d'un « malaise dans la civilisation », déjà pointé par Rousseau : en se dotant des moyens de réduire les malheurs naturels, les humains ont augmenté les moyens de se faire du mal les uns aux autres. La difficulté tient plus généralement à ce sentiment tragique que les conséquences de nos actions nous échappent et que l'enfer est « pavé de bonnes intentions ». Comme si toute société comportait une « part maudite » de destruction égale à sa capacité de construire et d'accumuler (Bataille(3)). Mais l'action suppose que l'on puisse recommencer autrement, ne pas réagir au mal par le mal, que l'on puisse approuver le bien et faire ce qui doit être, et non pas se borner à éviter le mal, à empêcher ce qui ne doit pas être. Elle suppose aussi que l'on accepte que, face au mal, les humains diffèrent au moins autant que dans leurs visées du bien. Car ces différences d'attitudes et d'interprétations, jusque dans l'obscurité du malheur qui voudrait les confondre dans la même fraternelle compassion, constituent l'intervalle même de la cité, d'un monde proprement politique (Arendt). Le point délicat est que le mal joue sur les deux tableaux de la douleur physique et de l'impuissance morale à communiquer sa douleur aux autres (on peut seulement leur faire mal), ou à partager leur douleur : le mal n'est pas seulement le malheur irréparable, insubstituable (Lévinas(4)), mais que l'on ne puisse pas partager le malheur. C'est alors en acceptant que l'action contre le mal laisse un reste non imputable, non justifiable pour l'entendement, non communicable par l'agir et la parole, en sachant que la fin de toute violence ne serait pas la fin de la souffrance, que la plainte devient sagesse (Ricœur(5)).

Olivier Abel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Bayle, P., art. « Xénophanes » et « Manichéens », in Dictionnaire historique et critique (1697), Slatkine reprints, Genève, 1995.
  • 2 ↑ Kant, E., La religion dans les limites de la simple raison (1793), Vrin, Paris, 1979.
  • 3 ↑ Bataille, G., La part maudite, Minuit, Paris, 1949.
  • 4 ↑ Chalier, C., La persévérance du mal, Minuit, Paris, 1987.
  • 5 ↑ Ricœur, P., « Le mal », in Lectures 3, Seuil, Paris, 1994.
  • Voir aussi : Badiou, A., L'éthique, essai sur la conscience du mal, Hatier, Paris, 1993.
  • Cugno, A., L'existence du mal, Seuil, Paris, 2002.
  • Porée, J., Le mal, homme coupable, homme souffrant, A. Colin, Paris, 2000.
  • Revault d'Allonnes, M., Ce que l'homme fait à l'homme, essai sur le mal politique, Seuil, Paris, 1995.

→ bonheur, devoir, faute, manichéisme, péché, religion, souffrance, théodicée




banalité du mal

Morale, Politique

Notion à la fois descriptive et problématique introduite par H. Arendt à l'occasion du procès Eichmann. Elle entend souligner l'insignifiance et la trivialité du criminel en regard de la monstruosité du crime commis, et corriger ainsi la notion de mal radical, ce qui contraint à questionner nos présupposés moraux.

L'ouvrage Eichmann à Jérusalem, résultant des reportages sur le déroulement du procès, comporte le sous-titre Rapport sur la banalité du mal. Contrairement à un contresens trop courant, il ne s'agit pas de suggérer qu'il existerait un « Eichmann en chacun de nous ». Arendt prétend décrire la banalité et l'insignifiance du criminel nazi en regard de la monstruosité des crimes commis, qui ne sont ni pardonnables ni punissables de façon adéquate. « Aussi monstrueux qu'aient été les actes, l'agent n'était ni monstrueux ni démoniaque. »(1) Les caractéristiques sont ici négatives : Eichmann semble incapable de penser, ne réalise pas ce qu'il a commis, ni qui le juge et pourquoi, s'exprime par clichés, est prêt à appliquer les normes et lois en vigueur pour autant qu'elles sont en vigueur, sans jamais les éprouver ou en éprouver la validité. Il n'a rien d'un Iago ou d'un Macbeth. L'obéissance zélée n'est pas motivée ici par les convictions, mais par le pur respect de la légalité qu'il s'agit d'appliquer, et Eichmann a recours à l'excuse classique : « Je n'ai fait qu'obéir, je n'étais qu'un rouage. » Or, explique Arendt en termes kantiens, si le cas Eichmann soulève une quaestio facti et fournit un concept, il faut soulever la quaestio juris et se demander de quel droit on le possède et l'utilise(2). Il s'agit dès lors de scruter le régime nazi, non plus pour en comprendre la structure politique, mais bien pour y discerner des enjeux moraux. Bon nombre d'individus ont pu accepter des règles inverses de celles du Décalogue (« tu tueras »), puis revenir à des normes plus habituelles, et donc changer de maximes comme on changerait de manières de table – loin que l'on puisse présupposer la présence en chacun de préceptes moraux universels, contraignants et ineffaçables. Faut-il renvoyer la morale à son sens étymologique, de mores ou d'ethos, et réduire la moralité à une somme de coutumes, habitudes et manières inessentielles, en simple conformité avec telle ou telle société ? Ce serait précisément oublier que d'autres individus, dans des conditions similaires, ont été capables de refuser de se comporter selon les normes en vigueur, de refuser de faire usage de « jugement déterminant », et ont agi et pensé en l'absence de toute règle pré-donnée. Ils ont su, à l'inverse d'Eichmann, éprouver la situation, ne pas s'immuniser contre l'expérience, se laisser affecter par elle, et ils ont su faire preuve de « jugement réfléchissant ». La « banalité du mal » contraint, en réalité, à questionner ensemble la capacité à éprouver, à être affecté, la capacité à penser ou à juger (au sens du jugement réfléchissant kantien) et, par suite, les hypothétiques fondements de l'obligation morale, ou encore le fonctionnement de la conscience morale et ses réquisits.

Les utilisations aujourd'hui courantes de l'expression peuvent sembler éloignées de cette interrogation anxieuse sur la moralité elle-même et sur son universalité de droit. Elles retiennent que le mal-faire ne présuppose pas nécessairement la perversité, qu'il tend à s'instituer en norme. Il s'agit de montrer comment tel système ou telle institution immunise ses membres contre la réalité de ce qui est commis et contre l'inhumanité de ses codes, et les rend complices de leur oppression mutuelle. Mais, ainsi, on tend à souligner la souffrance de ceux qui sont des complices contraints, comme on peut inciter à un sursaut moral.

Anne Amiel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Arendt, H., Thinking and moral considerations, « La pensée et les considérations morales », Payot, Rivages, Paris, 1996.
  • 2 ↑ Arendt, H., Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, Paris, 1991.

→ expérience, jugement, mal, morale




Y a-t-il un mal absolu ?

Même et, peut-être, surtout détachée de l'emprise séculaire de la théologie, la notion de Mal a continué à s'imposer à notre expérience, et de manière moins équivoque ou apparemment discutable que celle de Bien. Glacés par l'horreur et par le cynisme déployés en des temps supposés éclairés, anéantis par l'épouvante généralisée dont la Shoah reste la figure la plus accomplie, nous sommes tentés de parler de mal absolu. Au couple ancien de l'absolu diabolique en révolte contre un absolu divin semble s'être substitué, dans le contexte historico-politique contemporain, un Mal autonome et impérieux, nourri comme l'arbre par la sève de la négation de l'idée même d'humanité osée et assumée par ceux qui, conscients d'être hommes parmi les hommes, devraient en être porteurs et y trouver un contrepoids à la haine et à la violence ; un Mal emportant et dépassant par l'absoluité de ses effets ceux qui trouvent toujours de « bonnes » raisons à l'exercer. Est-ce à dire que nous sommes entrés dans une période de l'histoire qui ne relèverait plus que d'une vision sadienne des choses, ou que la planète ne serait plus que cet autel sacrificiel que décrivait de Maistre, mais, contrairement à ce que pensait ce dernier, l'autel d'un sacrifice sans autre fin que lui-même ? Il y a, sans doute, ici, le risque d'une abdication de la raison, dont une réflexion sur ce qu'on peut entendre comme absolu pourrait commencer à nous préserver.

Théoriser le mal pour mieux le saisir entre relatif et absolu appelle sans doute une méthode – génético-structurale –assurant le passage d'un trait à l'autre et éclairant l'articulation d'ensemble. La désabsolutisation par mise en relation conjoint un sens existentiel à une exigence procédurale.

Du théologique à l'anthropologique

La tentation du moralisme, outre qu'elle fait contrepoids à bien des manipulations ou compromissions, traduit en noir et blanc des phénomènes qui gagneraient à être analysés et repensés dans le cadre, rénovateur, d'une éthique critique et génétique. Surtout, l'on ne saurait surestimer l'importance du passage du mythico-religieux traditionnel à un socio-historique qu'une reconstruction génétique et structurale éclairera anthropologiquement. On aura ainsi quitté résolument le langage à l'emporte-pièce du « triomphe du Bien sur le Mal ».

Le déplacement majeur et décisif que ne saurait manquer d'étayer – en traversant un remue-ménage affectivo-intellectuel – une théorisation anthropologique du mal, c'est, en effet, celui du Mythe aux enseignements successifs de la science sur la réalité évolutive dans laquelle nous nous découvrons. Le choc darwinien de l'« évolution des espèces », les reconstitutions de la préhistoire, puis, plus récemment, celles de la cosmologie nous mettent dans une situation inédite vis-à-vis de la tradition biblique.

Singulièrement, l'indexation du Mal sur la désobéissance au Créateur pouvait en faire un absolu – avec ou sans ange rebelle interposé – inversé et négative par usurpation de prérogatives divines ayant marqué la Création du sceau du Bien. Ainsi aurait surgi le péché – devant Dieu –, mal ne pouvant être « absous » que par Celui dont on s'était détourné. La familiarité anthropomorphique et intemporelle de ce mythe fondateur a volé en éclats avec la destitution d'un « temps » imaginaire face à l'habilitation d'un espace-temps qui aura mis successivement en place l'articulation de notre espèce aux ramifications complexes des mammifères supérieurs, l'émergence récente de l'Homo sapiens sapiens (incommensurable à la succession des générations consignées dans la Bible) – sur fond d'hominidés, dont l'évolution avait été beaucoup plus lente – et, enfin, l'insertion dans un devenir planétaire de plusieurs milliards d'années, s'insérant lui-même dans un devenir cosmique dont l'explosion inaugurale n'est peut-être pas indifférente à la violence maléfique à laquelle nous sommes confrontés.

La principale conséquence pour l'analyse du mal, c'est la « révolution copernicienne » qui s'impose dans les rapports entre la faute et la souffrance. Loin que celle-ci soit le prix à payer (« Tu enfanteras dans la douleur », « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », sur fond de mort) d'une faute originelle, elle nous apparaît sous de multiples formes comme liée à la sensibilité d'êtres vivants qui ont largement précédé l'émergence d'une conscience et d'un langage susceptibles de donner sens à quelque culpabilisation. Dans ces conditions encore, la relativisation du mal – quelle que soit la gravité terrifiante qu'il puisse atteindre dans notre expérience – ne saurait être contestée. La restitution de la question du mal au devenir et à sa complexification ne fragilise pas seulement, mais semble discréditer son lien à quelque absolu. Sans doute, la priorité longtemps accordée à l'être sur le devenir a-t-elle été la source de blocages, voire de faux problèmes. Un éclairage génético-structural de la condition humaine ne risque-t-il pas d'être seul à nous soustraire à des illusions ou à de fausses certitudes ?

Dès lors, le relais du biologique et de l'expérience irréductible du corps par la symbolisation apparaît comme la porte d'entrée d'une explication anthropologique du mal. Le travail éthique est une tâche de tous les instants. Il n'est plus question de rapporter la conduite à une intuition du Bien et du Mal déclarée universelle – en passant hâtivement sur la relativité culturelle – mais dont chacun fait généralement un piètre usage. Le mal est moins une privation, dans un monde où l'on aurait trahi le Bien, qu'un ensemble d'excès que l'on n'a pas su maîtriser. Sade et Bataille offrent à cet égard un passage obligé, non exclusif, d'une visée « par-delà Bien et Mal » sollicitée par l'immoralisme nietzschéen.

Plus radicalement, l'ambivalence de ce qu'on rapporte au Bien et au Mal se noue à un processus « nucléaire », où la symbolisation, condition de tout échange et de toute entente, s'inverse et éclate en diabolisation (terme dont le sens le plus courant n'est sans doute qu'un effet particulier). La division qui y est signifiée comporte tous les degrés : de la rupture de relation, avec sa portée sociale et existentielle, aux explosions les plus meurtrières parce qu'incontrôlables. Mais, de quelque façon que surgisse la division, elle tend à étendre ses effets maléfiques dans des espace-temps géopolitiques ou privés, où se déchaînent des processus d'infernalisation (v. Aliénation et Déchéance, pp. 60-65 : discorde et abaissement – inferior).

Les deux sources du mal

La mise en rapport du mal avec l'absolu nous a amenés à orienter son analyse vers ses possibilités extrêmes (qualification qui a paru pouvoir supplanter avantageusement non seulement celle d'« absolu » mais aussi celle de « radicaliser »). Mais cette relativisation terminologique dans l'explication du mal vaut a fortiori – quant à ses modalités – pour des formes plus ordinaires qu'extrêmes, qui incitent à reconnaître deux versants de cette « formation » négative (de-structuration).

Pour saisir les tenants et aboutissants de cette dichotomie, il importe de référer l'expérience du mal à un double « devenir sujet » de l'individu : coextensif à une symbolisation close ou ouverte – cette dernière conduisant à une structure d'autonomie et de réciprocité, dont la défaillance provoque une chute dans le mal. Ce versant rend alors possible la destruction et l'autre l'enfermement.

Cependant, on a le plus souvent affaire à une cloturation ordinaire des individus – égoïsation se fixant en égoïsme, réagissant à un processus plus général de socialisation, d'adaptation à un milieu (plutôt que prise en charge par lui). Le « devenir sujet » qui s'y accomplit induit certes prioritairement une soumission à quelque maître ou à des règles (correspondant à une « verticalité dogmatique »). Mais la réaction – de défense – la plus facile n'étant pas de repartir sur de nouvelles bases dans un versant de constructivité et d'ouverture à autre que soi, elle consiste à tirer la couverture à soi, à se replier sur soi dans une attitude d'appropriation, qui produit des moi concurrents dans une société dont l'hypocrisie peut favoriser cet état de choses – aux antipodes de la relation je-tu. L'égoïsme correspond alors au cas limite de la domination dans une figure sphérique qui neutralise la tension entre domination et soumission. Car il y a, dans l'égoïté, autant de sujétion et de soumission à ses forces inconscientes que de tendance dominatrice.

C'est en reprenant son élan vers l'alterité de l'avenir ou d'Autrui (« verticalité génétique ») que l'individu devient sujet – parlant et communiquant, connaissant ou créatif – dans un mouvement indéfini d'autonomisation lourde de possibilités relationnelles, mais sans cesse interrompu et contrarié par des failles qui causent des chutes de tension, aux effets plus ou moins maléfiques.

Dans le premier contexte, le mal ordinaire qui se développe dans un champ de conservation et de répétition correspond à une structure d'aliénation où, étrangers à eux-mêmes, les hommes fuient leurs responsabilités – en le déniant.

De l'autre côté, le mal extrême résulte d'une dégradation incontrôlée, où le négatif prend d'abord la forme de la dénégation : le mal fait à l'autre substitue sa méconnaissance à sa (souhaitable) reconnaissance. C'est là qu'un terrorisme psychologique multiforme mais camouflé donne le change sur la capacité de dialogue. La dis- ou la « dys-jonctivité » qui en caractérise le registre marque la faillite de la conjonction : coopération autorisée par des virtualisations génératrices d'« infinitivité » (cf. « Penser le mal aujourd'hui », article à paraître dans la Revue Prépentaire). Mais quand la chute – défaillance et abaissement – est radicale, la de-structuration du sujet permet à la vengeance, portée par des pulsions agressives, de refaire surface. D'où le registre de « vindicativité » qui alimente le meurtre et la torture : la négation de la vie et le négatif dans la vie même. Comme dans l'aliénation, c'est le relationnel qui est bafoué, même si l'aggravation n'est pas douteuse. C'est pourquoi l'on peut dénoncer l'« anti-relationnalité » du mal, qui explique la collusion avec l'absolu. C'est parce que la mise en relation est la seule positivation de l'absolu, que s'y opposer dénonce d'emblée l'absolutisation comme pourvoyeur de mal. Mais le qualificatif, jamais indemne de la substantivation qu'en avait tirée la métaphysique traditionnelle, risque d'introduire de la confusion.

Ainsi, la temporalisation anthropologique, que l'on a cherchée à substituer à certaines affirmations dogmatiques inopérantes, nous incite à rapporter tout usage de la notion d'absolu au plan psychologique (lié à quelque pression sociale) d'un caractère plus qu'« entier », ou d'un processus de passage à la limite litigieux et dommageable à un diagnostic lucide. C'est une « disposition d'esprit » absolutisée qui est maléfique. D'un point de vue axiologique, au contraire, la résorption de toute projection métaphysique au bénéfice d'une prise en charge temporelle (d'ouverture d'avenir) rend préférable de parler d'anti-relationnel, là où la visée s'inverse. En parlant de mal absolu, on serait proche de la redondance ou de la tautologie. Le processus d'absolutisation – avec le fanatisme qui s'ensuit généralement – est assez par lui-même une composante du mal et l'un de ses éclairages explicatifs pour qu'on n'ait pas à s'astreindre à la rigueur dans des emplois qui méconnaissent quelque genèse sous-jacente.

Quelle que soit sa gravité, expressive de ses ravages, le mal est trop enchevêtré pour qu'on puisse sommairement l'assigner, aux dépens d'autres, à certaines catégories d'actes choquants. Il faut d'autant plus de discernement qu'il y a des dissymétries partout.

Le Mal, dans le contexte socio-historique qui s'impose à nous au seuil d'un nouveau siècle, apparaît ainsi comme un ensemble de détériorations ou de dégradations de notre expérience : soit directement, par la cloturation d'individus s'insensibilisant à ce qui peut donner hauteur et signifiance à la vie humaine, soit indirectement, par échec et chute (deux modalités de cadere) d'élans constructifs pour promouvoir de la coopération, au-delà de la domination et de la compétition. Dans les deux cas, c'est l'exigence de relation qui est éludée ou battue en brèche. Il s'agit moins là de désobéissance à la loi (quelle que soit l'affinité des deux derniers termes en italique) que de manque à une ouverture « plénifiante », hors de laquelle l'humain ne serait qu'un vain mot. C'est ce caractère antirelationnel du mal, que les dégâts soient énormes ou limités, qui tend à le lier à quelque absolu, là même où sa relativité a paradoxalement à la fois une part évidente et une autre inadmissible. Évidente, puisque, comme tout autre valeur ou qualité, positive ou négative, le mal est relatif à une époque et à une culture. Inadmissible, parce que, sur le fond d'une souffrance, elle universelle – enracinée dans la sensibilité du vivant –, il ne saurait être minimisé. La relativité, allant jusqu'à la contradiction pure et simple – dans leur absolutisme – du jugement des adversaires, oblige, à mesure que l'on avance dans l'explication, à reconnaître que le mal commis par l'un ne disculpe pas l'autre du sien. Le bien, prétendument visé par chacun, n'empêche pas le cumul des maux provoqués. Et un minimum d'analyse rigoureuse convainc qu'une explication génético-structurale remontant le plus loin possible sans idée préconçue est la méthode la plus fiable. Dans ces conditions, l'adjectif souvent substantivé d'« absolu » apporte une qualification litigieuse, là même où le concept opératoire d'absolutisation répond à lui seul d'un mal qui tourne le dos à la mise en relation. Tendu entre un enfermement asphyxiant et une destructivité ou autodestructivité incontrôlable, le mal ne saurait être projeté hors du monde humain. Par-delà de dogmatiques mythologies ou onto-théologies du mal et des siècles d'intériorisation par une conscience qui laissait entier le statut de ce qu'elle intuitionnait, un éclairage anthropologique le réfère à l'extériorité même du monde où il s'accomplit, déployée dans la cloturation ou l'abaissement par des sujets ayant failli à leurs possibilités gratifiantes responsables d'ouverture et d'élévation. Par-delà l'enseignement de la loi des trois états, dispensé par Comte, il y a près de deux siècles, les tentations théologiques et métaphysiques, qui ne manquent pas d'assaillir l'esprit humain pour la question du mal comme pour tant d'autres, doivent être surmontées. Si la symbolisation qui porte les clivages axiologiques soustrait l'explication du mal à la juridiction d'une science positive, elle recommande, au contraire, d'articuler l'immanence de son interprétation à des symbolisations closes et ouvertes qui participent aux vicissitudes de l'existence. Les pires calamités qui font douter du cœur des hommes n'en appellent ni à sa corruption radicale ni à un caractère absolu qui vouerait à l'échec toute réaction. Elles appellent plutôt à retrouver une ouverture relationnelle qui (à l'instar de l'Esprit, selon Malebranche) a « du mouvement pour aller plus loin ». Le Deus sive natura spinoziste aura été un seuil de mise en valeur de la terre des hommes. L'expérience intime de ce type inaliénable d'Absolu divin appelle à promouvoir des relations interculturelles dans l'extériorité planétaire. De même que l'émancipation par les Lumières appelait un dialogue des civilisations – pour prévenir leur choc.

André Jacob

Notes bibliographiques

  • Bataille, G., La littérature et le mal, Gallimard, Paris, 1957.
  • Baudrillard, J., La transparence du mal, Galilée, Paris, 1990.
  • Fontaine, Ph., La question du mal, Ellipses, Paris, 2000.
  • Jacob, A., Aliénation et Déchéance, Post-scriptum à une théorie du mal, Ellipses, Paris, 2000.
  • Jacob, A., L'homme et le mal, Cerf, Paris, 1998 (ouvrage qui contient une bibliographie de 300 titres sur le thème du mal).
  • Jankélévitch, V., Le mal, Arthaud, Paris, 1947, réédité in Philosophie morale, Flammarion, Mille et une pages, Paris, 1998, pp. 389-471.
  • Pareyson, L., Ontologie de la liberté, la Souffrance et le Mal (1995), Éditions de l'Éclat, Paris, 1998.
  • Porée, J., Le mal, Armand Colin, Paris, 2000.
  • Revault d'Allones, M., Ce que l'homme fait à l'homme, Essai sur le mal politique, Seuil, Paris, 1995.
  • Vignoles, P., La perversité, Hatier, Paris, 1988.