bonheur
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Composé de « bon » et de « heur » (du latin agurium, dérivé de augurium, « augure, chance »).
Philosophie Générale, Morale, Psychologie
État psychologique de satisfaction de toutes nos inclinations, tant extensive, quant à leur variété, qu'intensive, quant au degré, et protensive, quant à la durée. Il est à la fois distinct du plaisir, de la joie et de la béatitude de l'âme.
Le bonheur est l'objet d'un désir universellement partagé par les hommes. Il est cette fin dont « on peut supposer [qu'elle est] effectivement poursuivie par tous les êtres raisonnables » et que vise une action ayant une « nécessité naturelle »(1).
Bien que le bonheur puisse être formellement défini comme la « conscience qu'a un être raisonnable de l'agrément de la vie, accompagnant sans interruption toute son existence »(2), la nature de cet agrément et les moyens d'y parvenir (accumulation des plaisirs, vertu ou renoncement) restent à préciser.
Le bonheur comme souverain bien ?
Tout être tend vers son bien, mais il est une fin que nous souhaitons pour elle-même, et non en vue d'autres fins. Cette fin en soi, ce souverain bien serait le bonheur, puisqu'il est au nombre « des activités désirables en elles-mêmes, et non de celles qui ne sont désirables qu'en vue d'autre chose »(3). En effet, le bonheur n'a besoin de rien, car il se suffit pleinement à lui-même. Comme tel, il est « en toute action, la fin que nous visons et en vue de laquelle nous faisons tout le reste ». Il est « la chose la plus désirable de toutes »(4).
Bonheur et plaisir
Pourtant, le bonheur est « un concept si indéterminé que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents avec lui-même ce que véritablement il désire et veut »(5). Les éléments contenus dans ce concept sont empiriques et doivent être empruntés à l'expérience ; or, l'idée du bonheur suppose un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et futur. Il est impossible qu'un être fini, si perspicace et si puissant soit-il, mais non omniscient, fasse se faire un concept déterminé de ce qu'il veut véritablement.
En effet, le sentiment de plaisir et de déplaisir ne peut s'appliquer universellement aux mêmes objets, car ce en quoi chacun place son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de peine qu'il éprouve. Ainsi le bonheur est-il un motif d'action tout à fait contingent et distinct d'un sujet à un autre. Il ne peut donc jamais fournir de loi universelle à l'agir. Il n'est connu qu'empiriquement. Dès lors, il convient de distinguer deux types d'impératifs : d'une part, la loi pratique qui a pour mobile le bonheur. Cette règle pragmatique de prudence se distingue de la loi morale qui « n'a pas d'autre mobile que celui-ci de mériter le bonheur »(6). La quête du bonheur se trouve alors médiatisée par l'interrogation : « Que dois-je faire ? », à laquelle Kant répond : « Fais ce qui te rend digne d'être heureux. » Ainsi, il est nécessaire de supposer que « chacun a sujet d'espérer le bonheur dans la mesure précise où il s'en est rendu digne dans sa conduite »(7).
La conversion de la recherche du bonheur dans l'effort pour s'en rendre digne induit une liaison nécessaire du système du bonheur et de celui de la moralité, qui se réalise toutefois « uniquement dans l'idée de la raison pure »(8). Cette liaison ne peut être espérée dans l'effectivité que « si une raison suprême commandant suivant des lois morales est en même temps posée au fondement comme cause de la nature », l'idée d'une telle cause étant alors l'idéal du souverain bien. Ainsi, pour notre raison, le bonheur n'est pas le bien complet. Seul « le bonheur exactement proportionné à la moralité des êtres raisonnables qui les en rend dignes » constitue le souverain bien.
L'expérience nous permet seulement de sentir que le bonheur a pour condition la cessation de la souffrance et du besoin. « Tout désir naît d'un manque, d'un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu'il n'est pas satisfait. »(9). La volonté est cet effort, selon Schopenhauer, cette tendance, indéfinie et incessante, telle que, lorsqu'un obstacle est dressé entre elle et son but, elle souffre. En revanche, « si elle atteint ce but, c'est la satisfaction, le bien-être, le bonheur »(10). Pourtant, la volonté manque totalement d'une fin dernière. Elle est un désir que ne remplit aucun objet. Seul un obstacle peut l'arrêter. Parce que « la souffrance est le fond de toute vie »(11), nulle satisfaction ne dure ; elle n'est que le point de départ d'un désir nouveau.
Dès lors, « la satisfaction, le bonheur, comme l'appellent les hommes, n'est au propre et dans son essence rien que de négatif ; en elle, rien de positif »(12), faute de se perpétuer. Ne pouvant jouir d'un bonheur durable, cette aspiration communément partagée par les hommes se dédouble en « un but négatif et un but positif : d'un côté éviter douleur et privation de joie, de l'autre rechercher de fortes jouissances »(13), but auquel finit par se réduire la notion de bonheur. Le principe de plaisir détermine alors le but de la vie et gouverne les opérations de l'appareil psychique. L'interprétation psychanalytique vérifie celle que propose Schopenhauer : « Ce qu'on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n'est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. »(14). Le bonheur se conçoit alors comme « un problème d'économie libidinale individuelle », dont la résolution est propre à chacun.
Bonheur individuel et bonheur collectif
Le bonheur, ainsi entendu comme satisfaction d'un désir, comme bien-être, peut entrer dans un calcul des plaisirs et des peines, visant à atteindre le plus grand bonheur possible. Il ne s'agit alors pas seulement, dans la perspective utilitariste benthamienne, de penser le bonheur individuel, mais également le bonheur collectif, c'est-à-dire « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». La qualité de l'action est évaluée, en termes de plaisir et de douleur, au regard de ses conséquences sur la vie de l'individu et la vie publique. De même que le bien-être d'une personne est constitué par les séries de satisfactions expérimentées à différents moments et qui constituent l'existence individuelle, de même le bien-être de la société consiste dans la satisfaction des systèmes de désirs des nombreux individus dont elle est constituée.
Or, puisque chaque homme, lorsqu'il satisfait ses propres intérêts, est libre de comptabiliser ses propres pertes face à ses propres gains, nous pouvons nous imposer à nous-mêmes un sacrifice en escomptant un avantage plus grand par la suite. Dès lors, pourquoi une société n'agirait-elle pas selon le même principe, appliqué au groupe ? Une société d'inspiration utilitariste est alors justifiée à mettre en balance les satisfactions et les insatisfactions des différents individus la composant. Pourtant, l'idée que les gains de certains compensent les pertes des autres, et pour lequel la violation de la liberté d'un petit nombre serait acceptable dès lors qu'elle permet de réaliser, conformément à la formule de Hutchenson, « le plus grand bonheur du plus grand nombre », ne se justifie par aucune raison de principe.
La résolution du bonheur individuel dans le bonheur collectif tend à nier la valeur de l'homme et à lui dénier le statut de fin en soi, au même titre que les tentatives d'un législateur bienveillant pour imposer aux individus des fins qu'ils croient être meilleures pour eux, mais qu'eux-mêmes ne percevraient pas. Loin de pouvoir être imposé aux individus, au nom d'une fin plus noble que celle qu'ils poursuivent individuellement, le bonheur est relatif à chacun. Nous ne pouvons y être contraints, car « ce en quoi chacun doit placer son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de peine qu'il éprouve »(15). Le principe du bonheur varie d'un sujet à un autre et ne peut donc fournir de loi universelle.
Faut-il en conclure que le bonheur est seulement et finalement un « idéal, non de la raison, mais de l'imagination »(16), un état « reposant sur la pure et simple réflexion »(17) plutôt qu'un état ressenti ? Il n'y a de bonheur possible pour nous que relatif, c'est-à-dire distinct de la félicité ou de la béatitude. À la différence du bonheur et de la satisfaction s'offrant à nous, celles-ci ne peuvent être augmentées. Elles ne subissent pas l'épreuve du devenir et se trouvent être, par conséquent, soustraites au changement. Toutes choses étant susceptibles d'être connues par nous comme actuelles, soit en relation à un temps et à un lieu déterminés, soit suivant leur nécessité, c'est-à-dire avec une sorte d'éternité(18), le bonheur est cet état que nous connaissons, dans notre vie soumise au changement, lorsque nous éprouvons un mieux, alors que la béatitude est un contentement vrai et éternel, éprouvé dans la conscience éternelle de soi et des choses, et appréhendé dans la connaissance vraie de la joie réelle.
Caroline Guibet Lafaye
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Kant, E., Fondements de la métaphysique des mœurs, éd. de l'Académie, t. IV, p. 415.
- 2 ↑ Kant, E., Critique de la raison pratique, éd. de l'Académie, t. V, p. 22.
- 3 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 6, 1176 b 3-4.
- 4 ↑ Ibid., I, 6, 1097 b 17.
- 5 ↑ Kant, E., Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., t. IV, p. 418.
- 6 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, op. cit., t. III, p. 523.
- 7 ↑ Ibid., p. 525.
- 8 ↑ Ibid., p. 525.
- 9 ↑ Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, livre IV, 56, PUF, Paris, 1966, p. 392.
- 10 ↑ Ibid., pp. 391-392.
- 11 ↑ Ibid., p. 393.
- 12 ↑ Ibid., livre IV, 58, p. 403.
- 13 ↑ Freud, S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1971, p. 20.
- 14 ↑ Ibid., p. 20.
- 15 ↑ Kant, E., Critique de la raison pratique, éd. de l'Académie, t. V, pp. 25-26.
- 16 ↑ Kant, E., Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., t. IV, p. 418.
- 17 ↑ Kant, E., Leçons sur la doctrine philosophique de la religion, éd. de l'Académie, t. XXVIII, p. 1089.
- 18 ↑ Voir Spinoza, B., Éthique, V, 39, Démonstration.
- Voir aussi : Alain, Propos sur le bonheur (1928), Gallimard, « Idées », Paris, 1966.
- Mauzi, R., l'Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au xviiie siècle, Albin Michel, Paris, 1994.
→ bien (souverain), eudémonisme, plaisir, sagesse, utilitarisme, vertu
Philosophie Antique
Ferment de la volonté qui incline, par-delà la conservation de soi, à viser le souverain bien.
Les systèmes antiques ont très largement identifié le bonheur à une vertu : celle qui est propre à l'acte réussi. On ne saurait trouver, chez Platon, d'autre définition du bonheur que celle qui le relie aux dispositions vertueuses de l'âme et l'incline à commettre l'action juste(1).
De ce point de vue, le bonheur est la fin la plus haute qui soit assignée à l'âme et il ne saurait donc être rapporté à la simple possession d'une chose. Il relève de la satisfaction de l'âme : « S'il est vrai que le bonheur est l'activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c'est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c'est-à-dire celle de la partie de l'homme la plus haute. »(2). Aristote introduit le bonheur dans sa dimension éthique et politique : là s'exprime toute la valeur d'un bien qui n'est désirable que pour lui-même, autotélique et distingué des biens qui ne sont pour l'action que de simples moyens.
Identifié à la recherche du souverain bien, le bonheur subsiste au cœur de la pensée chrétienne comme affirmation, en contrepoint de toute mystique de la chute et de la déréliction, comme ce vers quoi universellement le désir tend : « tous les hommes, affirme Pascal, désirent d'être heureux ». En tant qu'articulation du désir et de la volonté, le bonheur est toujours susceptible de verser d'un côté ou de l'autre de l'action vertueuse à laquelle une tradition tenace l'enracine. L'individualisme foncier du bonheur ne le destine-t-il pourtant pas à une recherche sans fin de la jouissance ? Ni l'épicurisme, qui identifie le bonheur à la suspension de l'action (ataraxie)(3) plutôt qu'à sa poursuite dans l'ubris, ni l'ensemble des doctrines issues de la tradition platonicienne (au nombre desquelles l'affirmation plotinienne d'une localisation du bonheur dans les régions les plus élevées de l'âme, à l'écart des revers de la simple fortune(4)), on ne peut concevoir de parade efficace au renversement du bonheur dans son autre : la recherche d'une satisfaction simple du désir ou des tendances.
C'est sans doute pour échapper à cette difficulté ou à cette indétermination du bonheur qui ne le rend vivable que par le sage, que Kant(5) substitue à une morale du bonheur une morale du devoir. L'action par devoir, en tant qu'elle se fait sous la conduite d'une règle d'airain, ne laisse aucune place à l'appréciation personnelle et au calcul du rapport de moyen à fin qui est toujours susceptible de travestir le bonheur en une jouissance de soi.
Fabien Chareix
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Platon, République, I, 350a et suiv., trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950.
- 2 ↑ Aristote, Éthique à Nicomaque, X, VII, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1987.
- 3 ↑ Épicure, Maximes principales, trad. R. Genaille, Garnier, Paris, 1965.
- 4 ↑ Plotin, Ennéade, I, IV, trad. E. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1997.
- 5 ↑ Kant, E., Critique de la raison pratique, « Analytique de la raison pure pratique », Livre I, Ch. I, théorème 3, trad. L. Ferry et H. Wizmann, Gallimard, Paris, 1985.
→ ataraxie, devoir, raison pratique
Philosophie Médiévale
Saint Augustin, en résorbant dans l'idéal de « sagesse chrétienne » la recherche philosophique d'une « vie bonne et heureuse », avait transposé le concept antique de « bonheur » (beatitudo), en y incluant la connotation religieuse que pouvaient avoir en grec les termes d'eudaimonia et de makariotès : est « heureux » ou « bienheureux » (beatus) celui qui participe à la vie divine. Mais les débats de la fin du xiiie s. sur la légitimité d'une contemplation et d'un bonheur proprement philosophiques en cette existence-ci, tels que le péripatétisme gréco-arabe en véhiculait l'idéal, ont instauré une distinction lexicale entre felicitas et beatitudo. Les aristotéliciens stricts, maîtres de la faculté des arts, reprenant les thèses du livre X de l'Éthique à Nicomaque, ont réactivé le projet d'un genre de vie théorétique, vouée à la connaissance intellectuelle, ultimement de Dieu et des substances séparées, en lequel l'homme accomplit totalement sa nature et trouve son souverain bien, c'est-à-dire acquiert un bonheur stable et parfait. Alertés par l'autosuffisance revendiquée de ce programme philosophique (dont on trouve l'expression dans le De summo bono de Boèce de Dacie(1)), les théologiens ont rappelé que pour l'Évangile la fin dernière de l'homme réside dans la perfection d'une union à Dieu qui ne peut être donnée qu'en une autre vie. Concédant éventuellement aux philosophes la possibilité d'une félicité intellectuelle, ils ont réservé le terme de beatitudo à l'état post-mortem de vision béatifique, où les ressuscites jouissent de la plénitude du bonheur. Il faut rappeler qu'au demeurant, les théologiens, notamment dominicains et franciscains, divergeaient sur les conditions de cette béatitude, les uns donnant dans l'union à Dieu le primat à l'intellect les autres à la volonté.
Jean-Luc Solère
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Du souverain bien, trad. fr. dans Philosophes médiévaux des xiiie et xive siècles, ss. la dir. de R. Imbach et M.-H. Méléard, UGE, coll. « 10 / 18 », Paris, 1986.
- Voir aussi : de Libera, A., Albert le Grand et la Philosophie, Vrin, Paris, 1990, p. 268 sq.
- de Libéra, A., Penser au Moyen-Âge, Seuil, Paris, 1991.
- Piché, D., La Condamnation parisienne de 1277, Vrin, Paris, 1999.
- Trottmann, C., La vision béatifique, des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII, Bibliothèque des Écoles Françaises d'Athènes et de Rome (no 289), Rome, 1995.
→ bien, eudémonisme, fruition
Philosophie de la Renaissance
Les humanistes refusent de réduire le bonheur à la béatitude dans l'Au-delà. Même les platoniciens, comme M. Ficin(1) ou F. Patrizzi, tout en considérant que le véritable bonheur consiste dans les retrouvailles de l'âme avec sa patrie spirituelle, reconnaissent la nature intermédiaire, voire propédeutique de la félicité terrestre. Des traces de bonheur sont disséminées dans le monde, et l'amour, d'origine divine, peut et doit les reconnaître et remonter par là au bien suprême. L'idéal ascétique et contemplatif est également un objet de réticences, identifié souvent avec l'idéal de la tradition monastique médiévale. C. Salutati(2) soutient, au contraire, que l'homme se définit par son activité politique et son appartenance à une communauté, c'est pourquoi le bonheur doit se situer sur le plan de la vie active : celle-ci est peut-être inférieure à la vie spirituelle et contemplative, mais « préférable », car accessible à tous. Dans ce contexte, on comprend que le bonheur stoïcien soit considéré comme un idéal d'excellence inaccessible (pour Pétrarque), mais aussi comme un modèle qui rabaisserait l'homme à l'état de la « pierre », dépourvu de toute sensibilité, comme le souligne L. Bruni(3). La condition mortelle de l'homme est considérée progressivement comme un élément naturel qui, loin d'ouvrir la porte à l'éternité, clôt définitivement son activité politique et détruit sa vie affective : la mort est un sujet de peine, comme le souligne C. Salutati. Ainsi, le plaisir est réévalué et avec lui la tradition épicurienne : le plaisir est d'abord conçu comme l'état produit par l'éloignement du mal et par la jouissance du bien, sur le plan de la survie biologique. Ce naturalisme, présente chez L. Valla(4), conduit à une réflexion plus pessimiste chez N. Machiavel(5), pour qui la condition mortelle se traduit par la peur de sa propre mort et par la recherche du pouvoir sur les autres.
Fosca Mariani Zini
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Ficin, M., Opera omnia, Bâle 1576 ; repr. éd. M. Sancipriano, 2 vol., Turin, 1959.
- 2 ↑ Salutati, C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol., Zurich, 1951.
- 3 ↑ Bruni, L., Opere letterarie e politiche, éd. P. Viti, Turin, 1996.
- 4 ↑ Valla, L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari, 1970.
- 5 ↑ Machiavel, N., Œuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996.
- Voir aussi : Christianson, G. et al. (éds.), Humanity and Divinity in Renaissance and Reformation, Leyde / New York, 1993.
- Fubini, R., Umanesimo e secolarizzazione da Petrarca a Valla, Rome, 1990.
- Trinkaus, Ch., The Scope of Renaissance Humanism, Ann Arbor, 1973.
→ action, active / contemplative (vie), bien, éthique, libre arbitre
Le bonheur est-il vraiment dans le pré ?
« Ce qu'on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n'est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. »(1)
Nul ne se doutait, quand le film intitulé le Bonheur est dans le pré est sorti sur les écrans de cinéma, de l'invraisemblable faveur que connaîtrait son titre(2). De fait, le « bonheur est dans le pré » est – bien plus qu'un film – un proverbe, un adage en vogue, une métaphore familière à chacun. Quoi de plus courant qu'une telle affirmation, quoi de plus admis que ce qu'elle sous-entend ? Comment expliquer un tel succès ? Ou, pour le dire autrement, de quelle pathologie contemporaine une renommée si consensuelle est-elle le symptôme ? Car, qu'on y souscrive, ou qu'on s'en méfie, il faut bien admettre que le « pré » est, de nos jours, le lieu commun du bonheur. Or, demander si le bonheur est vraiment dans le pré, ou faire d'une évidence collective une question, est, d'emblée, une façon de ne pas y consentir : autrement dit, de quoi est dupe celui qui l'énonce ?
Une idée naïve du bonheur
De quoi cette expression, tout comme l'assentiment qu'elle recueille, est-elle l'indice ? Que suppose une chose aussi bien partagée ? Annonçons d'emblée que « le bonheur est dans le pré » équivaut, selon nous, dans la mesure où le pré désigne un lieu, ou l'état d'une félicité promise, à se faire une idée d'autant plus naïve du bonheur qu'elle témoigne de la volonté de ne pas être dupe du culte de la réussite sociale. Il y a, en d'autres termes, d'autant plus de candeur dans cette expression, qu'elle est brandie par l'homme prétendument lucide qui déclare ne pas se satisfaire d'une vie seulement active.
L'adage identifie d'abord, et au pied de la lettre, le bonheur à l'interruption d'une activité que l'on présume épuisante, vaine, absurde. Dire « le bonheur est dans le pré », c'est déclarer que le bonheur échoît à celui qui rompt avec une existence fébrile. Vivre « dans le pré », c'est respirer les bras ouverts, reprendre son souffle, changer de rythme, pécher à la ligne, ou encore cultiver son jardin ; le bonheur est dans le pré, autant dire loin des affres inauthentiques de la quotidienneté urbaine... En d'autres termes, notre métaphore populaire fait du bonheur la négation de l'état qui, d'hyper-activité en lassitude, semble interdire tout bien-être. Le bonheur est identifié à l'absence de douleur, à la rupture à l'endroit du chaos dément de nos existences sacrifiées. D'une vie fébrile, citadine, l'on dira qu'elle n'est pas heureuse. La métaphore d'un « bonheur dans le pré » témoigne d'abord de l'inconfort ou de l'insatisfaction propre à ceux dont la vie les confronte, un jour ou l'autre, au sentiment de sa vacuité. Le bonheur est, ici, à la vie que nous menons ce que le repos est à la veille, ce que le sens est à l'absurde, ce que la campagne est à la ville, c'est-à-dire son négatif, ou le second moment d'une dialectique sans fin. Que l'on convoque une hypothétique authenticité contre l'ordre superficiel de nos parcours, ou que l'on se dise qu'il ne faut pas perdre sa vie à vouloir la gagner, le bonheur est non pas l'opposé, mais le contraire intime et gémellaire de ce qui disconvient, le second terme d'une alternative aussi vaine que ce qui nous invite à y souscrire. Ainsi, la popularité d'une telle expression témoigne du désir collectif d'une vie plus sereine : le bonheur est l'effet, le fait, d'un lieu, d'une circonstance, il serait un état, le moment d'un bien-être venu se substituer au malaise d'une activité vaine en général, mercantile en particulier, pénible dans tous les cas.
Si « le bonheur est dans le pré », il dépend alors – davantage que la seule cessation de nos tourments – de circonstances ou de personnes. Autrement dit, dans cette perspective, il dépend moins de nous-mêmes, que de ce qui nous est extérieur. C'est, plus largement, de la possibilité-même de penser le bonheur comme pouvant être saisi, dont il est question ici : « le bonheur est dans le pré » signifie qu'il est un objet, une possession, ou bien un état auquel nous pouvons parvenir.
Un bonheur de nostalgie
Et si l'on étend encore davantage le spectre qu'embrasse une telle définition implicite du bonheur, on s'aperçoit qu'à double titre – et par l'image même du « pré », et par le fait que c'est dire du bonheur qu'il s'obtient, tel un objet dont certains savent se saisir quand d'autres n'y parviennent pas – cette évidence collective procède de la nostalgie trop humaine d'un âge d'or. Identifier le bonheur à la cessation de ce qui nous accable, c'est en faire un lieu, un quelque chose, ou l'idéal douloureux de celui qui ne se remet pas, depuis que Dieu l'y contraint, de la nécessité de quitter l'Éden, et de gagner son pain à la sueur de son front. En négation d'un état, et pourtant identifié à un autre état, la métaphore du pré remplace le jardin primitif, rappelle la rédemption, et semble reconduire, ici-bas, le modèle d'une félicité céleste – ou posthume. Penser le bonheur comme ce qui nous soustrait aux motifs qui gouvernent une existence vénale n'est pas différent en nature que le fait de penser le bonheur comme ce qui nous affranchit des bassesses de la vie ici-bas. Voilà donc un bien – tangible ou suprême, palpable ou céleste – comme véritable fin – exogène – de toutes nos actions. « Le bonheur est dans le pré » : en d'autres termes, nous entretenons avec lui un rapport transitif, il est à l'extérieur de nous, il fait l'objet d'un culte collectif, tous s'accordent sur sa nature, quoique chacun s'en fasse une idée différente. La topologie du bonheur est le signe douloureux d'une société d'abord malade de l'hypertrophie de ses univers clos, l'indice ordinaire et commun d'un monde qui assigne une valeur absolue à ce qui lui manque, qui confond le bonheur et la négation des souffrances endurées, comme d'autres confondent la trêve et la paix, qui souffre tant qu'elle tient pour un remède ce qui ne la soulage que provisoirement. Est heureux, ou croit l'être, en somme, celui dont l'existence lui fournit soit l'occasion de ne pas songer, le temps d'un moment, à sa propre mort, soit de s'en accommoder en spéculant sur l'éternité de la vie après la vie. Serait heureux l'homme capable de se satisfaire d'un bonheur pensé selon le modèle impensable d'un objet apte à le combler une fois pour toutes. Un tel paradoxe est la preuve que la définition que nous donnons ici du bonheur est, en elle-même, l'expression d'un insondable regret, puisqu'elle l'identifie, en son fond, à un état définitivement révolu, et dont la quête ressemble au comblement infini d'un manque. Tout se passe comme si la nature humaine avait horreur du vide. Qu'il s'agisse de considérer que le bonheur est aisément accessible, ou qu'il tient aux circonstances de la vie que nous menons, qu'il s'agisse de vivre sous le régime nostalgique du lait et du miel, d'opposer les vertus de la « nature » aux vices et à la frénésie de nos jungles urbaines, de vanter un hypothétique « retour aux sources » où l'homme renouerait avec une innocence native et oubliée, qu'il s'agisse, tout simplement, et au pied de la lettre, de maudire les gaz d'échappement et un consumérisme fervent, rares sont ceux, en vérité, pour qui le bonheur n'est pas « dans le pré ». Et quiconque, en ce sens, ne vit pas « dans le pré » ne saurait prétendre au bonheur ; plus exactement, quiconque ne saurait se donner une existence affranchie de l'inconfort et de l'agitation ne saurait y parvenir. Ainsi, le point commun à tout ce que suggère une telle sentence est le fait de concevoir le bonheur tant comme un but, que comme le contraire de ce qui disconvient, et l'homme heureux pour celui qui sait y parvenir. Qu'est-ce à dire, sinon qu'il n'y a, en somme, qu'une différence graduelle entre le pacte d'une félicité posthume et un bonheur réduit à l'accumulation de plaisirs ? Le bonheur est de même nature, qu'on l'identifie à la réussite la plus ordinaire, ou au repos éternel, qu'on le reconnaisse dans le bien-être éphémère, ou dans la félicité absolue. Dans les deux cas, nous remplissons, en malcontents, le tonneau des Danaïdes d'un désir inféodé à l'objet qu'il se donne.
Le paradoxe veut donc que, dans le même temps, le proverbe témoigne de la volonté de ne pas être dupe d'un bonheur confondu avec la seule réussite sociale, tout en reproduisant les termes-mêmes de ce que suppose une vision triviale du bonheur comme réussite. Il s'agit, en apparence, de cultiver une sorte d'authenticité contre une vision bassement « matérialiste », ou vénale, du monde, mais c'est là un marché de dupes, ou une monnaie de singe. Dire « le bonheur est dans le pré », c'est reconduire, malgré soi, et au sein d'une existence inapte à la plénitude comme à l'omniscience, le fantasme d'une vie soustraite à ce qui la contrarie. C'est le comble du calcul inconscient, du faux-monnayage métaphysique, qui prolonge ce dont il s'agit de se défaire, du mal qui se prend pour un remède. Dans tous les cas, le bonheur dépend des circonstances de notre vie, ou de notre vie au-delà de la vie ; dans tous les cas, on ne fait qu'escompter les dividendes de nos actions..., jusqu'au jour où nous sommes fauchés.
Du désir comme excès
Une discussion sur le bonheur ne nous semble pas, dès lors, pouvoir faire l'économie d'une réflexion sur la véritable nature de notre désir. C'est à ce prix que l'on peut cesser de tenir indûment le pré pour la métaphore d'une Terre promise à ceux qui savent s'y rendre. Car, si l'expression « le bonheur est dans le pré » reconduit ce dont, pourtant, elle semble vouloir nous défaire, à la manière d'un système qui s'abreuve des contradictions qu'on lui adresse, c'est en vertu, selon nous, d'une représentation inadéquate du désir pensé comme manque.
L'alternative, en termes spinoziens, est la suivante : est-ce parce qu'une chose est bonne que nous la désirons, ou est-ce parce que nous la désirons qu'elle est bonne(3) ? Autrement dit, sommes-nous mus par ce qui nous fait défaut, ou en avons-nous le sentiment, à défaut de savoir ce qu'il en est véritablement de notre désir ? Le paradoxe veut, nous semble-t-il, qu'un désir pensé comme déterminé par le manque ne s'achève pas dans la satiété, dans le comblement de son manque, de la même façon qu'il ne suffit pas de manger pour ne plus jamais avoir faim. Or, peut-on admettre que le désir ne se satisfasse jamais de l'obtention de ce vers quoi il tend ? Le désir ne s'abolit pas dans la possession de ce qu'il se donnait comme une fin. Le désir n'est que secondairement déterminé par l'objet qu'il se donne : si, contre l'habitude que nous en avons, on ramène le désir à la définition insolite d'une puissance originaire, alors il est, de facto, irréductible à l'objet qui semble le susciter. Ainsi, la liberté, pour celui qui identifie le désir au manque, et qui fait, en conséquence, l'expérience indéfinie d'une satisfaction provisoire, ne s'obtient, en dernière analyse, et à défaut de pouvoir véritablement faire ce qu'il veut, que dans l'abolition des désirs, dans une espèce d'idéal apathique né de l'illusion qu'ont les hommes de pouvoir, par l'esprit, être maîtres de leur corps. Le fantasme d'un bonheur tributaire de l'objet se double de l'illusion selon laquelle, en termes cartésiens, « il n'y a point d'âme si faible qu'elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions. »(4). Dire « le bonheur est dans le pré », c'est donc, en un sens, souscrire fondamentalement à la représentation mutilée et contradictoire d'un désir à la fois dicté par le manque, et déterminé par l'objet qu'il se donne. Nous désirons jusqu'à la douleur, et nous ne pouvons nous satisfaire de ce qui ne nous satisfait qu'un temps : c'est en vertu d'une telle définition du désir que Schopenhauer récuse la possibilité du bonheur. La quête du bonheur ressemblerait alors soit à la quête illusoire de la satiété, soit à l'illusion qu'une telle satiété est le bonheur. La métaphysique schopenhauerienne procède de la subordination du désir à l'objet, sans quoi elle ne prônerait pas l'extinction du désir : si le bonheur est dans le pré, alors le bonheur est impossible et c'est folie que de désirer, puisque nous désirons en vain. Pour Schopenhauer, si le bonheur est impossible, c'est en raison de la nature-même du désir. Le désir y est insatiable, et la souffrance – l'insatisfaction – est toujours suivie de l'ennui – la satiété(5). Nous oscillons donc, d'une douloureuse insatisfaction à une ennuyeuse et éphémère plénitude : la critique schopenhauerienne du bonheur ainsi compris est donc corrélé au désir d'en finir avec le désir. Il faut, tel le serpent qui se mord la queue, être avide de ne plus désirer, vouloir d'abord l'extinction du vouloir-vivre. L'ascèse, comme l'hédonisme, témoigne d'une identification du bonheur à un objet, ou à un but. Or, si le bonheur est une affaire singulière, ce n'est pas en ce que chacun se donne un objet différent, mais c'est en ce qu'il est immanent à la vie que nous menons. S'il ne saurait en être le but ultime, c'est moins parce qu'un but ultime n'est jamais atteint, que parce qu'il n'y a pas de sens à élaborer une téléologie du bonheur : l'irréductibilité du désir au seul manque interdit de consentir la moindre pertinence à une vision finaliste du monde. La théologie est, de tous les marchandages, le plus contraignant. Que la satisfaction soit éternelle, ou qu'elle soit immédiate, de l'hypothèse – ascétique – du paradis posthume, au règne – orgiaque et désespéré – de la concupiscence sur nos facultés, la différence n'est, finalement, que de degré, puisque, dans tous les cas, nous continuons de tenir pour heureux ce qui a vocation à nous soulager de la terreur qu'inspire la certitude de notre mort. Autant se contenter de donner de l'aspirine à celui dont la migraine est le symptôme d'un cancer.
Lorsque Kant, dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs(6), expose que faire du bonheur une fin ultime est indigne de l'homme, c'est parce que ce serait là rappeler chacun à sa nature essentiellement empirique. La critique kantienne du bonheur se fait au nom de la définition du bonheur qu'implique le fait de dire « le bonheur est dans le pré ». Autrement dit, dans une perspective kantienne, la fausseté d'une telle sentence tient à des raisons qui sont la singularité de chacun. Si le pré n'est pas le même pour tous, alors le bonheur est indigne de l'homme, au titre qu'il se réduit à la représentation empirique et singulière d'un bien, de là l'indétermination du concept de bonheur qui, non seulement, est relatif à chacun, mais interdit également qu'un homme désireux d'être heureux parvienne à dire ce qu'il entend véritablement par là(7). Kant affirme, en cela, qu'« Assurer son propre bonheur est un devoir ; car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de besoins non-satisfaits pourrait devenir une grande tentation d'enfreindre ses devoirs. » La bonheur est la condition nécessaire et non-suffisante de l'obtention de ce qui, seul, garantit la dignité de l'homme et doit faire l'objet de sa quête. Le bonheur est un moyen au titre qu'il a un contenu, qu'il est un objet – la réussite, les honneurs, la santé... Dans la Doctrine de la Vertu, Kant dit, en ce sens : « L'adversité, la douleur, la pauvreté, sont de grandes tentations à [...] violer son devoir. ». Le bonheur n'est pas une fin, mais seulement la condition de possibilité d'une existence digne. Le refus kantien de faire du bonheur une fin de l'homme conserve les termes d'une définition identifiant hâtivement le bonheur avec le bien-être de chacun, confondant le bonheur avec la possession d'un objet par définition insuffisant. Il ne s'agit pas ici de refuser toute recherche du bien-être, ce serait aussi absurde que de refuser de manger sous le prétexte qu'un repas n'apaise que provisoirement la faim. Il importe juste de ne pas être dupe de la nature de ces biens. Comme le dit Spinoza : « ...l'acquisition de l'argent, ou la lubricité et la gloire, nuisent aussi longtemps qu'on les recherche pour elles-mêmes et non comme des moyens pour d'autres choses, tandis que si on les recherche comme des moyens, alors elles auront mesure, et nuiront très peu ; au contraire, elles contribueront beaucoup à la fin pour laquelle elles sont recherchées... »(8). Le bien-être est désirable, la propriété, la possession, la détention, sont inévitables ; reste qu'il ne faut pas les confondre avec le bonheur, ni avec la joie, et qu'une telle confusion tient à une méprise sur la nature du désir dont nous soutenons, contrairement à la définition qu'on en donne le plus souvent, qu'il procède moins du manque, que de l'excès. Le bien-être n'est donc pas un mal, tant qu'on ne cède pas à la tentation de l'identifier au bonheur.
Le bonheur comme activité, ou comme instant
Situer le bonheur dans le pré est donc, nous semble-t-il, largement aporétique, et invite, en conséquence, à souscrire à une définition du bonheur qui se refuse à inscrire sa quête dans la domestication de ce qui ne dépend pas de nous(9). Car le « pré », si le terme conserve une pertinence, est à comprendre comme ce qui n'est pas différent de nous-mêmes ; s'il n'appartient qu'à nous d'être heureux, c'est parce que, dans cette autre perspective, le bonheur tient moins à l'obtention de quelque chose, qu'au renoncement salutaire à une telle illusion. Le bonheur est ici l'effet d'une réforme de l'entendement ou du regard, au terme de laquelle son avènement dépend non pas du pouvoir extensif et éphémère que nous exerçons sur le cours de nos vies, mais seulement de l'expression intensive et instantanée de la puissance qui nous constitue. Au diptyque qui identifiait le bonheur à un objet ou un état, il s'agit de substituer ici le couple instant-activité : il est inopportun de réduire le bonheur à un état, parce qu'à moins d'une félicité éternelle, un état, tout comme l'objet dont il dépend, ne détermine jamais qu'une satisfaction provisoire ; il nous semble, à l'inverse, moins injuste de penser le bonheur sur le modèle de l'instant, car l'instant est à comprendre, à la différence du « moment », comme ce qui ne s'insère dans aucune perspective, aucune dialectique. L'instant est à lui-même sa propre fin, de même que l'activité renvoie davantage à l'expression intensive, non-finalisée, « insensée », d'une puissance, lors que l'action se donne comme le moyen d'obtenir quelque chose. Le bonheur est, en l'occurrence, l'effet de notre aptitude à interpréter ce qui nous arrive de telle sorte qu'on s'en réjouisse, ou encore à aimer ce qui est au point d'en désirer ardemment le retour éternel. On ne saurait se contenter d'un bonheur de satiété, parce que c'est autant faire dépendre le bonheur des circonstances de notre vie, que s'exposer à la dialectique de la souffrance et de l'ennui. D'un bonheur qui ne passe pas par la médiation d'un objet, l'on dira donc qu'il est immédiat à double titre : d'abord, en ce qu'il est étranger à l'objet dont le sens commun voudrait le faire dépendre, ensuite en ce qu'il relève de ce que Bergson désignait comme la « durée », à savoir une temporalité intime, ou l'usage singulier que nous faisons des impressions que le monde dépose en nous. L'immédiateté du bonheur nous soustrait, en un sens, au temps comme à l'espace, en ce qu'elle nous rappelle à la seule logique interne de nos émotions.
Paradoxalement, alors que le « matérialiste » est communément identifié au triste sire exclusivement soucieux de son intérêt bien compris, le matérialisme est, selon nous, l'école qui nous dissuade de commettre une telle erreur. Se faire « matérialiste » au sens noble du terme, c'est refuser d'assigner à toute matière la vocation ingrate de nous rendre heureux, ou de nous satisfaire ; c'est refuser à l'objet, puisqu'il ne donne que des satisfactions provisoires, le privilège de nous contenter. Le discours qui sous-tend la définition d'un bonheur soustrait au vocabulaire de la possession, ou de l'obtention, trouve sa source dans le « choix » d'accorder son attention à la matière avant la forme, au chaos avant le sens, ou encore au phonème avant la signification. Le bonheur est incorrélé, indépendant, il procède de l'intensité, non pas de l'extension. Contre la dissociation de l'âme et du corps, qui induit un rapport au bonheur comme à ce qui nous est étranger, et telle qu'elle enfante l'idée inadéquate d'un bonheur comme étant ce qui peut et doit être saisi, telle qu'en somme, elle étaye la fiction d'une âme immortelle flottant au-dessus d'un corps exposé, lui, à la décomposition, contre le désir pensé comme manque – et donc inféodé à la représentation de l'objet qui ne le comble qu'un temps –, l'ontologie radicale d'une matière incorrélée à une forme permet de penser autant le désir sous l'aspect d'une puissance originaire, que le bonheur comme la disponibilité que l'on manifeste à l'endroit de la nécessité interne qui donne de la consistance à nos actes. Se faire matérialiste, c'est refuser de confondre le bonheur avec le comblement d'un manque, ou affirmer, en somme, que le bonheur ne vient pas du dehors, mais du dedans. Pour un matérialiste conséquent, il n'appartient qu'à nous d'être heureux, dans la mesure où le bonheur véritable doit se passer de toutes conditions externes de possibilité.
C'est en cela que l'ontologie moniste de Spinoza – qui fonde une anthropologie libérée de la transcendance – nous semble pouvoir être dite « matérialiste ». Si, comme il l'expose dans l'Éthique, Dieu n'est rien d'autre que la nature, dans l'infinité de ses aspects, et si tous les attributs de la substance ne font que développer une seule et même réalité, la tendance de l'homme au bonheur – ou à la Joie entendue comme le développement de notre puissance d'agir – retrouve toute légitimité, car la vocation humaine au bonheur n'est intelligible qu'au sein de la perspective immanente d'un univers qui est à lui-même sa propre fin, qui n'emprunte son sens à nulle transcendance. Le mouvement de l'homme vers le bonheur ne se comprend qu'au sein d'un tel discours, c'est-à-dire au sein d'un discours où l'homme cesse d'être une âme avant d'être un corps, cesse de chercher un sens à ce qui n'en a pas, où l'homme est heureux indépendamment des raisons qu'il peut avoir de l'être... L'homme se définit par l'effort pour persévérer dans son être, puis par le déploiement de cet effort sous la forme du désir. Ce que le désir poursuit, c'est l'accroissement de la puissance intérieure d'exister, autrement dit de la joie. C'est donc l'effet d'une connaissance partielle de notre désir, que de le tenir pour déterminé par l'objet qu'il ne se donne que provisoirement. Dire que « le bonheur est dans le pré » est une façon moderne de prolonger un rapport inadéquat et collectif au monde, c'est à la fois ne pas se satisfaire d'une existence tournée vers l'objet... et prolonger cette existence par la fiction d'un palliatif qui n'en est que le symptôme. Le bonheur est donc dans le pré pour celui qui, tout en voulant se défaire de l'existence qui l'accable, emploie, à cette fin, des moyens qui en assurent la pérennité. Le désir reste, en l'occurrence, soumis à l'imagination, quand bien même on lui donnerait un objet moins ostensiblement vénal. L'homme pour qui le bonheur est dans le pré prolonge la servitude qui l'accable. Le bonheur n'est donc pas davantage dans le pré, que dans le ciel, mais dans le fait de vivre selon le seul déterminisme de son essence : il est, pour reprendre une terminologie chère à Rousseau(10), non pas dans l'amour-propre – où notre satisfaction tient au regard d'autrui, ou à l'objet dont on se saisit –, mais dans l'amour de soi – où la plénitude est le fait premier. Pour prétendre, ici et maintenant, au bonheur, il faut, indépendamment des lieux, des êtres et des circonstances, et au contraire de l'égoïsme, dépendre de soi-même et non des autres.
L'éclaircie, la joie
Le bonheur ne tient ni à l'objet, ni à l'état dont l'avènement nous fait, pour un instant seulement, et à la manière d'un culte, oublier l'emprise du néant et l'imminence de la mort ; le bonheur ne doit pas être identifié à ce qui nous dispense provisoirement, par la satisfaction, d'être confronté au non-sens de nos vies, mais au déploiement intensif, absolu et intime de la « mélodie ininterrompue de la vie intérieure »(11) qui nous distingue de chaque autre. Le bonheur n'est pas de l'ordre de la satisfaction obtenue par la médiation d'un objet, il est de l'ordre de la plénitude dont sont capables les Happy few avisés en eux-mêmes de la vacuité – ou de la perversité – de tout ce que nous faisons pour ne pas songer au vide de nos existences. Autrement dit, le bonheur n'est pas dans le pré, mais dans un gai savoir qui, tel une éclaircie qu'il ne tient qu'à nous de faire advenir, nous enseigne à ne pas inventer un sens à ce qui n'en demande pas. Le bonheur n'est pas dans le pré, car il n'est autre, pour ceux qui le peuvent, que le pré lui-même, c'est-à-dire une vie où l'on soit, pour le meilleur et dans la joie, à soi-même sa propre fin.
Raphaël Enthoven
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Freud, S., Malaise dans la civilisation.
- 2 ↑ Car si l'expression vient de Paul Fort, il n'est pas douteux que c'est le film lui-même qui lui a donné l'ampleur actuelle qu'on lui connaît.
- 3 ↑ Spinoza, B., Éthique, trad. B. Pautrat, Seuil, coll. « L'ordre philosophique », Paris, 1988.
- 4 ↑ Descartes, R., les Passions de l'âme, art. 50.
- 5 ↑ Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, IV, 56, PUF, Paris, 1996 : « Vouloir, s'efforcer, voilà tout leur être : c'est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur : c'est par nature, nécessairement, qu'ils doivent devenir la proie de leur douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d'objet, qu'une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l'ennui : leur nature, leur existence, leur pèse d'un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui [...] ».
- 6 ↑ Kant, E., Fondements de la métaphysique des mœurs, et Anthropologie d'un point de vue pragmatique, trad. A. Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 1993.
- 7 ↑ Spinoza, B., ibid., « [l'homme] est incapable de déterminer avec une entière certitude d'après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela, il lui faudrait l'omniscience. »
- 8 ↑ Spinoza, B., Traité de la réforme de l'entendement.
- 9 ↑ Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 3, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 2001 : « Les hommes, et il ne faut pas s'en étonner, paraissent concevoir le bien et le bonheur d'après la vie qu'ils mènent. La foule et les gens les plus grossiers disent que c'est le plaisir : c'est la raison pour laquelle ils ont une préférence pour la vie de jouissance. [...] l'honneur apparaît comme une chose trop superficielle pour être l'objet cherché, car, de l'avis général, il dépend plutôt de ceux qui honorent que de celui qui est honoré ; or nous savons d'instinct que le bien est quelque chose de personnel à chacun, et qu'on peut difficilement nous ravir. »
Si nous souscrivons à l'eudémonisme aristotélicien, c'est essentiellement en ce que le bonheur consiste moins, pour Aristote, dans la possession de la vertu, que dans sa pratique, c'est-à-dire dans la vie raisonnable à laquelle la vertu nous dispose, et dont le plaisir est le couronnement sans en avoir été l'objet ultime. Autrement dit, le bonheur doit être pensé non pas sur le modèle d'un mouvement qui tend à son achèvement, d'un processus qui s'abolit dans la saisie de son but, mais d'une activité qui a sa fin en elle-même, dans son propre exercice. - 10 ↑ Rousseau, J.-J., Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, « L'amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu. L'amour-propre n'est qu'un sentiment relatif, factice, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l'honneur. »
- 11 ↑ Bergson, H., le Rire, III.
- Voir aussi : Alain, Propos sur le bonheur, Gallimard, Folio, Paris, 1985.
- Nietzsche, F., le Gai Savoir, in Œuvres philosophiques complètes, trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1976.
- Pascal, B., Œuvres Complètes, Seuil, Paris, 1993.