souffrance
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin sufferentia, « résignation, tolérance », de suffere, « permettre, supporter, endurer ».
Morale
État douloureux qui affecte totalement un individu vivant ou une personne, et les prive de leur capacité d'agir.
La souffrance fait surgir la question métaphysique du mal et de sa justification morale. Elle pose la question de la valeur : peut-on valoriser la souffrance ou celle-ci fonde-t-elle toute valeur ? Elle manifeste l'origine vitale de la conscience et de la pensée qui s'enracinent dans l'adversité du pâtir, l'expérience de la chair et l'affect.
La théodicée démontre la compatibilité de la perfection divine et de la souffrance humaine, châtiment de nos fautes. Demeurent néanmoins les questions de l'origine du mal en l'homme et de la (juste) mesure de la souffrance. Théodicée et métaphysique résultent, si l'on suit Nietzsche, de la morale judéo-chrétienne, de la souffrance même des faibles, de leur sentiment d'impuissance devenu culpabilité et de leur ressentiment à l'égard des forts. La valorisation ascétique de la souffrance est une dévalorisation de la vie comme valeur suprême et origine de toute valeur, une maladie de la volonté de puissance. Seule se justifie la souffrance de celui qui affirme la vie et en invente les formes nouvelles.
Pourtant, loin d'être justifiée par la vie, la souffrance traduit la dévalorisation immanente à la vie de tout obstacle à son expansion. G. Canguilhem a montré que le vivant confère une valeur négative à la limitation de ses possibilités vitales normales et de sa normativité. Ainsi l'animal souffre-t-il. En outre, concevoir la vie comme valorisation et comme valeur implique de définir la souffrance du point de vue de l'individualité consciente. La souffrance humaine affecte l'individu entier et le sens qu'il donne à toute chose. Ainsi la douleur physique est-elle une souffrance. La souffrance, conscience individuelle de ne pouvoir mener normalement sa vie, définit la maladie ; la médecine vise la restauration de la normativité individuelle.
La description phénoménologique de la souffrance révèle, contre l'objectivation scientifique et l'ontologie substantialiste, l'irréductibilité du corps propre à l'organisme, l'incarnation de la conscience et l'unité de l'individu. Le souffrir est l'expérience paroxystique de l'unité ambiguë du corps propre, mien et étranger, n'opposant à la volonté qu'une résistance musculaire relative, mais affectant l'humeur selon les aléas de la vie organique. Il met au jour la passivité et l'intimité à la conscience du corps propre, ainsi que, comme l'a montré Maine de Biran, l'unité duale de la conscience, active et passive. L'effort pour libérer la pensée de l'influence de la vitalité place l'existence sous le signe de la souffrance.
L'autre souffrant rappelle au soi compatissant sa propre vulnérabilité et sa mortalité, il rétablit ainsi la mutualité du donner et du recevoir et l'égalité. Pour P. Ricœur, cet échange dévoile la sollicitude comme fondement affectif de l'éthique. La vie bonne n'implique ni l'acceptation ni l'exclusion, impossibles, de la souffrance, mais l'intimité de l'amitié.
Céline Lefève
Notes bibliographiques
- Canguilhem, G., le Normal et le pathologique, PUF, Paris, 1966.
- Lavelle, L., le Mal et la souffrance, Plon, Paris, 1940.
- Leriche, R., la Chirurgie de la douleur, Masson, Paris, 1937.
- Maine de Biran, Mémoire sur la décomposition de la pensée, Vrin, Paris, 1988.
- Nabert, J., Essai sur le mal, Aubier-Montaigne, Paris, 1955.
- Ricœur, P., le Mal, un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et Fides, Genève, 1986 ; Soi-même comme un autre, Paris, 1990.
- Scheler, M., le Sens de la souffrance, trad. P. Klossowski, Aubier, Paris, 1936.