critique (philosophie)
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec krinein, « examiner, distinguer, trier, séparer, juger après un libre examen ».
C'est avec Kant que les expressions « philosophie critique » et « criticisme » reçurent leur consécration philosophique définitive. De même, c'est encore à Kant que se réfèrent le néo-criticisme et l'idéalisme critique des philosophes néo-kantiens.
Épistémologie, Esthétique, Métaphysique, Morale, Philosophie Cognitive
Principe méthodologique préalable à toute véritable recherche philosophique, qui consiste à commencer par examiner réflexivement et par analyser les fondements, l'étendue légitime et les limites de notre connaissance et de toutes les formes de l'agir humain. Ce qui caractérise la philosophie critique, c'est que sa critique ne s'exerce pas tant sur les productions de la raison que sur la raison elle-même : c'est donc essentiellement une autocritique de la raison afin d'en prévenir les mésusages et les illusions.
Cette expression caractérise, avant tout, la philosophie dont Kant fut le promoteur (que l'on appelle également le criticisme), ainsi que celle de ses disciples et aussi celle des philosophes néo-kantiens qui se réclamèrent expressément de l'idéalisme critique. La philosophie critique s'oppose directement au dogmatisme et au scepticisme. Tout d'abord, la philosophie critique substitue à la question de l'être ou aux questions que pose le contenu de nos connaissances d'objets, un examen du fondement, de la valeur, de l'étendue et des limites de toutes nos formes de connaissances. En effet, Kant entend examiner le pouvoir de la raison afin de discerner ou de distinguer ce dont elle est capable et ce qu'elle ne peut légitimement entreprendre. Prise en ce sens, la philosophie critique est une philosophie du jugement, c'est-à-dire une philosophie des limites du pouvoir de connaître et de l'agir moral humains.
Contrairement au dogmatisme, qui fait un usage non critique de nos facultés cognitives et qui affirme de façon péremptoire ses « certitudes métaphysiques » (en prétendant que tout est à la portée de notre connaissance) ; et contrairement au scepticisme, qui désespère de la connaissance en allant jusqu'à nier la possibilité d'atteindre à une quelconque vérité certaine, la philosophie critique entreprend de déterminer, préalablement à toute tentative philosophique de quelque ordre que ce soit, comment nous connaissons ce que nous connaissons et ce que nous pouvons connaître. Kant a clairement montré que, lorsque la raison s'engage dans une solution dogmatique des grands problèmes philosophiques, son effort reste inutile, dans la mesure où il est nécessairement condamné à l'échec. Née de la crise de la métaphysique au xviiie s. (c'est-à-dire de l'incapacité de celle-ci à recevoir le statut d'une science), la philosophie critique de Kant restait cependant bien consciente que la raison ne saurait éviter ces grands problèmes métaphysiques, car ils lui sont imposés par sa nature même. Toutefois, ce n'est que lorsqu'on connaîtra véritablement le pouvoir et les limites de la raison humaine que la philosophie renoncera aux prétentions sans fondement du dogmatisme et pourra passer à une manière critique de philosopher, car la philosophie s'attellera ainsi à une tâche à sa mesure et sera enfin consciente de son propre statut. La méthode critique rend impossible d'ériger une croyance en savoir.
Ce serait un grave contresens de croire que Kant aurait renoncé à la métaphysique à la suite de cette critique de la connaissance humaine, puisqu'il publia, peu après la Critique de la raison pure (1781-1787), les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), les Premiers Principes métaphysiques d'une science de la nature (1786) et, enfin, la Métaphysique des mœurs (1797). C'est donc parce qu'il a passé la raison pure au crible de la critique, en faisant « comparaître la raison devant son propre tribunal », c'est-à-dire en pratiquant une autocritique de la raison, que Kant pense avoir débarrassé la philosophie de tout arbitraire, en lui évitant ainsi de retomber dans le « vieux dogmatisme vermoulu ». La philosophie critique représente, aux yeux de Kant, un signe de maturité dont L'Aufklärung portait déjà les prémices en elle : « Notre siècle est proprement le siècle de la critique à laquelle tout doit se soumette. La religion, parce qu'elle est sacrée, et la législation, à cause de sa majesté, veulent communément s'y soustraire. Mais elles suscitent dès lors vis-à-vis d'elles un soupçon légitime et ne peuvent prétendre à ce respect sans hypocrisie que la raison témoigne uniquement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen. »(1).
Pourtant, la philosophie critique de Kant est très différente de la critique qu'on pratiquait au xviiie s. Il faut que la critique de la raison porte non point sur ses produits, mais sur elle-même. Il lui faut s'atteler à une tâche plus difficile, à une tâche d'allure socratique : sinon la connaissance de soi par soi-même, du moins la connaissance de nos moyens de connaître pour en apprécier la juste valeur. Le terme de « critique » n'a donc pas le même sens chez Kant que chez les autres philosophes du siècle des Lumières, où il manifestait une attitude plutôt orgueilleuse. Ici, au contraire, elle est une manifestation de sa propre modestie, qui la conduit à renoncer à celles de ses prétentions étant sans fondement afin de ne plus déraisonner avec la raison : « Je n'entends pas par là une critique des livres et des systèmes, mais celle du pouvoir de la raison en général vis-à-vis de toutes les connaissances auxquelles il lui est loisible d'aspirer indépendamment de toute expérience, par conséquent le fait de trancher quant à la possibilité ou l'impossibilité d'une métaphysique en général et la détermination tant de ses sources que de son étendue et de ses limites – tout cela à partir de principes. »(2).
Kant a réussi à montrer clairement, dans sa première Critique, que toute connaissance d'objet implique de l'a priori, mais que l'usage des concepts et principes purs de l'entendement n'est légitime que si on fait un usage « immanent » de la raison, c'est-à-dire qui n'outrepasse pas le champ de l'expérience possible. Dès lors, la métaphysique, prise comme connaissance a priori par concepts, est une science qui dégage tous les concepts purs de l'entendement qui s'appliquent aux objets des sens et qui peuvent être confirmés par l'expérience dont ils assurent la connaissance de façon universelle et nécessaire. Entendue en ce sens, la philosophie critique est également appelée par Kant philosophie transcendantale.
Jean Seidengart
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, Préface à la 1re édition, 1781, AK, IV, 9, trad. Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 2001, note p. 65.
- 2 ↑ Ibid.
- Voir aussi : Deleuze, G., la Philosophie critique de Kant, PUF, Paris, 1967.
- Ferrari, M., Retours à Kant : introduction au néo-kantisme, Cerf, Paris, 2001.
- Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), trad. Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 2001.
- Kant, E., Critique de la raison pratique (1788), tr. Picavet, PUF, Paris, 1997.
- Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), trad. Philonenko, Vrin, Paris, 1993.
- Philonenko, A., l'Œuvre de Kant, 2 vol., Vrin, Paris, 1969.
- Renaut, A., Kant aujourd'hui, Aubier, Paris, 1997.