destin
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin destinare, « fixer », « attacher ».
La mythologie grecque décline le caractère irrévocable du destin à travers les trois Moires, filles de la Nécessité, Lachesis (« qui distribue les lots »), Clôthô (« la fileuse »), Atropos (« l'irréversible »), qui respectivement régissent le passé, le présent et l'avenir. Les dieux eux-mêmes leur sont soumis.
Au héros homérique, qui accepte sans se rebeller les limites qui lui sont imparties, on peut opposer l'homme tragique, dont la faute est la démesure (hubris). Tentant vainement d'échapper à son destin, il le précipite en se faisant l'instrument de cela même qu'il veut éviter, tel Laïos, le père d'Œdipe, qui engage la tragédie en voulant échapper à la prophétie de l'oracle, ou Œdipe lui-même, après qu'eut parlé l'oracle de Delphes.
Philosophie Générale
Force de ce qui arrive et qui semble nous être imposé sans qu'aucune de nos actions n'y puisse rien changer.
Le destin se donne d'abord sous la forme d'un argument théologique, selon lequel notre histoire est écrite par Dieu de toute éternité. Une telle perspective, celle du fatum mahometum, semble à première vue ôter à l'homme toute spontanéité : si Dieu, omniscient, sait depuis toujours ce que je vais faire, le sentiment de liberté que je peux être amené à éprouver ne résulte que d'une illusion. De fait, la prévalence du destin dans un contexte théologique ne signifie pas nécessairement la négation de la liberté humaine : Dieu peut vouloir que l'homme soit libre, libre en particulier de transgresser ses interdits (cf. la Genèse), ce qui explique l'existence du mal et ne retire rien à la puissance divine ; il y a en effet plus de puissance à créer un être libre, capable d'enfreindre les lois divines, que de créer un être déterminé par l'instinct à toujours se conformer à ses décrets (comme l'animal). Ainsi peut être maintenu, en régime théologique, le paradoxe de la liberté humaine et de sa prédestination ; comme l'écrit Bossuet : « Nous tenons les deux extrémités de la chaîne, mais les maillons intermédiaires nous échappent ».
Parler de destin suppose quoi qu'il en soit une volonté qui veut pour nous, et qui assigne des fins à notre existence, même si celles-ci nous demeurent inconnues. Ainsi le destin ne résulte-t-il pas du hasard, qui n'est pas censé ordonner les événements selon une finalité. Le destin se distingue du hasard comme l'ordre du chaos.
S'en remettre au destin signifie du même coup que toute action est vaine puisque nous ne sommes pas réellement à son principe. Sartre montre que le destin constitue alors l'une des figures de la mauvaise foi : invoquer le destin pour refuser de prendre une décision ou au contraire pour accepter ce que par passivité l'on nomme « fatalité », c'est en réalité déjà former un projet, vouloir ne pas exercer sa volonté libre. La facticité d'elle-même ne signifie rien ; seul mon projet, issu de mon libre-vouloir, lui confère un sens.
Dans une autre perspective, l'injonction nietzschéenne « amor fati », amour du destin, sonne comme un appel esthétique : il s'agit pour Nietzsche, une fois reconnue l'existence de la nécessité, non de se voiler la face (c'est ce qu'il récuse dans l'idéalisme), mais au contraire de l'accepter de manière résolument affirmative, de voir de la beauté dans une nécessité librement consentie : « Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l'un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : que ce soit dorénavant mon amour ! » (Le Gai savoir, § 276).
Clara da Silva-Charrak
Notes bibliographiques
- La Genèse, La Bible de Jérusalem, trad. École Biblique de Jérusalem, Desclée de Brouwer, Paris, 1975.
- Bossuet, J.B., Discours sur l'histoire universelle.
- Sartre, J.F., L'Être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, ch. II, « La mauvaise foi ».
- Nietzsche, F., Le Gai savoir, Gallimard, Paris, 1950.
- Voir aussi : Nietzsche, F., Ecce homo, Denoël, Paris, 1909.
- Sartre, J.P., L'existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris, 1970.
→ contingence, déterminisme, liberté, volonté
Philosophie Antique
Cours de l'existence individuelle considéré comme échappant à la volonté. Le destin renvoie à un partage transcendant, un décret immuable sur lequel l'action n'a pas de prise : moira, en grec, est la part allouée (heimarméné) à chacun.
Avec l'idée de nécessité présente dans les mythologiques grecques, les philosophes chercheront à concilier la liberté humaine. Le mythe platonicien d'Er le Pamphylien(1) est l'exemple d'un tel compromis : si le cours de chaque vie est fixé d'avance, le choix en est offert aux âmes : « La responsabilité revient à qui choisit : le dieu, lui, n'est pas responsable. » Étranger à la pensée d'Aristote, le destin retrouve un sens dans le déterminisme stoïcien. Avec Dieu ou la nature, c'est un des noms du monde, de l'organisation cosmique, qui, intégralement rationnelle, est régie par des liens de causalité qui ne souffrent aucune exception : la liaison entre elles des parties du monde est conjonction et connexion des causes, providence ou destin. « Le Destin est la cause des êtres où tout est lié, ou bien la raison selon laquelle le monde est dirigé »(2) ; « De même que de la somme de tous les corps se fait le monde, ... de même de la somme de toutes les causes se fait le destin.(3) »
Que l'action autant que ses modalités soient fixées par le destin n'entraîne pas l'adhésion des stoïciens à l'« argument paresseux » du type : « Si mon destin est de guérir de ma maladie, je guérirai, que j'appelle ou non le médecin.(4) » La réplique stoïcienne à cet argument est qu'être malade et appeler un médecin sont des événements liés entre eux par le destin et relèvent de la même nécessité : quand j'appelle le médecin, ma liberté consiste à donner mon assentiment au fait que je suis malade. Ainsi la liberté ne porte-t-elle pas sur la détermination du contenu de l'action, mais sur la qualité de son activité : « Le destin conduit celui qui le veut, et traîne celui qui ne veut pas. » Il faut vouloir ce qui arrive, c'est-à-dire en être la cause active, pour autant que cela dépende de nous, et combattre en nous tout ce qui peut s'opposer à la réalisation de l'événement. La logique, divination transposée, déchiffre les signes du destin comme un médecin diagnostique les symptômes d'une maladie.
Frédérique Ildefonse
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Platon, République, X, 614a sqq.
- 2 ↑ Diogène Laërce, VII, 149.
- 3 ↑ Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, V, 8.
- 4 ↑ Cicéron, Traité du destin, 28-29.
- Voir aussi : Hadot, P., la Citadelle intérieure, Paris, 1992.
- Ildefonse, F., les Stoïciens, I, « Zénon, Cléanthe, Chrysippe », Paris, 2000.
- Onians, R. B., les Origines de la pensée européenne sur le corps, l'esprit, l'âme, le monde, le temps et le destin, Paris, 1999.
→ causalité, liberté, monde, nécessité
Ontologie
Chez Heidegger, provenir du Dasein et manière dont l'être se dispense à lui. (En allemand Schicksal, Geschick.)
La finitude transporte le Dasein dans son provenir originaire, impliqué par la résolution authentique où, libre pour la mort, il se délivre une possibilité à la fois héritée et choisie. Le Dasein ne choisissant ni son existence factice, ni son passé, la résolution n'ouvre des possibilités d'exister qu'à partir d'un héritage à assumer. Le Dasein historial est destinai, non au sens d'une prédestination mais d'une destination où l'on est destinataire de ce qui nous est envoyé. Le destin a pour condition de possibilité la temporalité, et la répétition, comme passé authentique, consiste à faire retour vers des possibilités du Dasein ayant été là. Existant dans l'être-avec-autrui, le destin (Schicksal) est aussi co-destin (Geschick) comme provenir d'une communauté et historialité d'un peuple. Il est résolution au là de l'instant, sur lequel repose le co-destin comme ce qui peut être répété, ouvert à un héritage transmis. Le co-destin définit la métaphysique comme destin de l'être, se destinant en déterminant le mode de pensée de l'Occident comme rationalité universelle en quoi consiste la science et qui culmine en l'hégémonie planétaire de la technique comme devenir-monde de la métaphysique.
Jean-Marie Vaysse
Notes bibliographiques
- Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967, § 74.
Psychanalyse
Diverses formes de défenses et interprétations ambivalentes devant les déterminismes psychique et biologiques (mort, différence des sexes, contingence, répétition, malheur) qui entravent le narcissisme. Les allégories du destin (moires, esprits, etc.) sont vues comme substituts et projections des instances parentales dans le surmoi.
Dans Pulsion et destins des pulsions (1915), Freud distingue les devenirs nécessaires de certaines pulsions partielles : renversement dans le contraire – par passage de l'activité à la passivité (sadisme / masochisme) ou par renversement de contenu (amour / haine) –, retournement sur la personne propre (autoérotisme), refoulement et sublimation. Ces destins sont autant de défenses contre le déplaisir dû à l'augmentation de la tension pulsionnelle.
Dans la névrose de destinée (Schicksalsneurose), ce déterminisme psychique est méconnu, et une situation douloureuse régie en apparence par une causalité externe se répète : cette compulsion de destin (Schicksalszwang), élucidée dans la cure par la mise au jour du refoulé, suppose une contrainte de répétition située « au-delà du principe de plaisir » (1920) et, plus tard, une pulsion de mort.
Benoît Auclerc, Michèle Porte
→ ambivalence, contrainte, défense, déterminisme, Éros et Thanatos, narcissisme, répétition, sublimation, surmoi