culture

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin cultura, de colere « habiter », « cultiver » et « vénérer ». En allemand, Kultur.


Le mot de culture comporte deux sens. L'un, en mouvement, désigne le processus par lequel un esprit se forme, par l'éducation mais aussi par expérience, à l'autonomie du jugement. L'autre, statique, désigne un ensemble figé de contenus de savoir dont le nombre et la nature sont fixés par l'état d'une civilisation. Ainsi l'existence de contre-cultures ou de sous-cultures font-elles partie de la culture elle-même, en tant que norme statique à partir de laquelle on pourra désigner les formes expressives qui relèvent d'une pédagogie elle-même normalisée. Dans la période moderne, la culture a pu être opposée à la science et à la technique, comme si les œuvres qui relèvent de ces disciplines devaient être jugées à part et bannies de ce qu'un citoyen doit connaître pour apprendre à juger seul. L'un des enjeux contemporains de la culture tient dans cette réconciliation entre humanités et sciences. Une question demeure : la culture de masse est-elle encore culture ? Tous les processus d'acquisition et de mise en culture des savoirs sont-ils également recevables au titre d'une politique culturelle ? Les modèles qui nous servent à définir une culture sont souvent partie prenante d'un passé que l'on ne veut pas révolu. Le propre d'une culture, c'est d'être connue comme telle dans l'après-coup, lorsqu'une civilisation a passé et a figé ses formes les plus saillantes.

Morale, Politique

Tout ce qui n'est pas de l'ordre du donné immédiat ou « naturel ». Ainsi la culture désigne-t-elle tout ce qui est produit par la main de l'homme, elle concerne tout ce qui est artificiel. Mais il entre aussi, dans l'idée de culture, celle d'une volonté consciente et agissante, qui s'exprime de manière cohérente : la culture, c'est un ordre qui fait sens. Dans cette perspective, on parlera des différentes cultures comme on évoque diverses civilisations : « Posons que tout ce qui est universel, chez l'homme, relève de l'ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. »(1).

La notion de culture engage donc une réflexion sur l'éducation. La culture est ce qui permet aux hommes, selon Kant, de « sortir de leur minorité », c'est-à-dire de développer ce dont la nature les a dotés : leur raison. La culture prend ici un sens fort ; elle est la seule chance pour les hommes de « redresser » le « bois courbe » dont ils sont faits(2). La culture et l'éducation sont bien le résultat d'une volonté humaine d'agir sur la nature ; la culture, qui repousse les instincts naturels, équivaut alors à la morale, dont il est toujours difficile de réaliser les fins : « Si en effet l'idée de moralité appartient bien à la culture, la mise en pratique de cette idée, qui n'aboutit qu'à une apparence de moralité dans l'amour de l'honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. »(3). Les termes de la pensée kantienne sur l'éducation présupposent donc une distinction claire et radicale entre nature et culture.

On peut toutefois mettre en cause cette partition, comme le fait Merleau-Ponty : « Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait “naturels” et un monde culturel ou spirituellement fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra dire. »(4). Définir la notion de culture revient donc à définir la nature de l'homme, qui consiste, précisément, à nier sa nature, à se dépasser, sans qu'on puisse véritablement distinguer ce qui, en lui, relève des conditions de départ (ce dont la nature le dote, son « tempérament »(5)) et ce qu'il en fait (ce qu'il choisit délibérément, son « caractère »(6)). La culture décrit ce paradoxe de l'existence de l'homme, qui le fait s'arracher perpétuellement à ce qu'il est.

André Charrak

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Lévi-Strauss, C., les Structures élémentaires de la parenté, W. de Gruyter, Berlin, 2002.
  • 2 ↑ Kant, E., Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 5e proposition, Flammarion, Paris, 1990.
  • 3 ↑ Ibid., 7e proposition.
  • 4 ↑ Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, chap. IV, Gallimard, Paris, 1976.
  • 5 ↑ Kant, E., Fondements de la métaphysique des mœurs, 1ère section, Hatier, Paris, 2000.
  • 6 ↑ Ibid.

→ liberté

Psychanalyse

S'opposant aux polémiques nationalistes franco-allemandes sur les significations de « culture » et de « civilisation »(1), Freud définit ainsi « la culture humaine » : « [...] j'entends par là tout ce en quoi la vie humaine s'est élevée au-dessus de ses conditions animales et en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de séparer culture et civilisation [...] »(2).

Outre son influence sur la culture occidentale, la psychanalyse étudie certains aspects des cultures humaines.

Freud et ses élèves empruntent aux mythes et aux religions leurs thèmes – Œdipe, Prométhée, naissance des héros, Moïse et Christ, etc. Ils en explicitent la rhétorique inconsciente, et y trouvent l'expression de fantasmes organisateurs de la vie psychique.

Freud propose une analyse des formes et des dynamiques qui constituent les groupes humains et les stabilisent (horde, matriarcat, groupe totémique) ; il élucide la métapsychologie des membres de ces groupes, ainsi que les niveaux d'échanges (symboliques ou non) qui s'ensuivent.

Il montre enfin comment la culture se transmet aux dépens des pulsions partielles de la sexualité infantile, pendant la période de latence qui singularise les humains. Découvrant que l'intériorisation corrélative de la répression sexuelle n'est pas régulée(3), il souligne que le développement culturel favorise Thanatos, et que le vernis de la culture est très instable.

Anti-idéaliste, critiquant l'importance de la conscience, Freud décrit les relations intrinsèques entre biologie et culture : l'immaturité des humains et le narcissisme subséquent rendent intelligible l'aliénation à des groupes totalitaires ; le confinement des enfants auprès des adultes rend intelligible la confusion entre proie, prédateur et objet d'amour : le semblable, etc.

L'opposition aux analyses freudiennes est fournie. Le récent cognitivisme vise à rendre compte de la culture, sans référence au corps sexué, aux affects, ni à l'immaturité spécifique des humains : retour de l'idéalisme.

La contribution freudienne aux sciences politiques et à la sociologie n'a pas été exploitée. Elle manque de complaisance envers nos illusions.

Michèle Porte

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Le Rider, J., « Cultiver le malaise ou civiliser la culture », in Autour du malaise dans la culture de Freud, PUF, Paris, 1998, pp. 79-118.
  • 2 ↑ Freud, S., l'Avenir d'une illusion, OCP XVIII, 1927, PUF, Paris, 1995, p. 146.
  • 3 ↑ Freud, S., le Malaise dans la culture, OCP XVIII, 1929, PUF, Paris, 2002, p. 245-333.

→ destin, Éros et Thanatos, guide, latent, masse, Œdipe, pulsion




critique de la culture


Traduction de l'allemand Kulturkritik.

Philosophie Générale, Esthétique, Politique

Énonce ce que la culture devrait être. En critiquant le présent en dehors de toute analyse des rapports sociaux et des rapports de pouvoir, elle prend parfois l'allure d'une anthropologie pessimiste, voire négative. Le critique de la culture se fait, ou bien le défenseur de la « vraie » nature humaine, ou bien le chantre d'un « état historique supérieur » au nom duquel il dénonce un présent dont il est pourtant entièrement imprégné(1).

L'ancrage dans le siècle des Lumières

À ses débuts, la critique de la culture est liée au projet émancipateur des Lumières allemandes où le terme de Kultur revêt la même signification que celui de « civilisation » en français. Elle mesure les acquis moraux et intellectuels à l'aune de son idéal humaniste. Pour Schiller, le processus de civilisation éloigne d'un état naturel jugé entièrement positif ; se pose donc le problème d'une réconciliation entre liberté et civilisation. L'homme était entièrement nature ; désormais, la raison et la culture doivent le reconduire à la nature si bien que le retour à la nature s'apparente à une utopie séculaire(2). Schiller n'élude pas totalement la dimension sociale puisqu'il accuse, dans le sillage de Rousseau, la division du travail d'avoir corrompu l'homme, divisé ses facultés et causé l'immaturité morale qui s'est manifestée dans la Terreur de 1793. L'avènement de l'homme « véritable » auquel doit contribuer « l'éducation esthétique » est une affaire de siècles. C'est cette dimension utopique qui manque aux auteurs contemporains de Schiller, comme Forster ou Pestalozzi, qui dénoncent « les mœurs dépravées des peuples civilisés »(3), voire une civilisation basée sur les « instincts barbares de l'homme »(4). Tous deux conjuguent critique et pragmatisme, et misent sur les effets de l'instruction afin de parer au plus pressé. Ils se distinguent ainsi des romantiques qui critiquent leur présent à l'aune d'un Moyen Âge imaginaire(5) et annoncent le tournant de la critique de la culture au cours du xixe s.

De Nietzsche à la modernité weimarienne

Sous l'impulsion de Nietzsche appelant de ses vœux « un style artistique dans toutes les manifestations de la vie d'un peuple »(6), la critique de la culture prend un tour esthétisant et élitiste. Conscient de la dimension aporétique de sa formule, Nietzsche postule qu'une culture « supérieure » existe seulement dans une société antagoniste caractérisée par le clivage entre travailleurs et oisifs(7). Son cynisme tranche avec la radicalisation de la critique de la culture aux débuts du xxe s., même si cette dernière lui est largement redevable. L. Ziegler croit ainsi constater dans son présent un minimum de culture mais un maximum de civilisation et conclut que pour exister la culture a besoin que certains « états » (Stände) en soient exclus(8). Son ouvrage, peu connu, annonce non seulement la critique de la culture de masse telle qu'elle s'exprimera avec des accents libéraux (Canetti, Freud) ou néo-marxistes (école de Francfort) dans les années 1920 et 1930, mais également l'accusation générale de la technique moderne telle qu'elle sera formulée, au nom de la « vie » par des auteurs aussi importants que Klages et Spengler(9). La critique de la culture s'empare alors de tous les courants de la philosophie allemande qui, en exprimant le malaise dans la civilisation, contribuent à saborder la République de Weimar.

Wolfgang Fink

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Adorno, T., Prismen, Francfort, 1976, p. 7.
  • 2 ↑ Schiller, F., Über naive und sentimentatische Dichtung, in Schiller, F., Sämtliche Schriften, tome V, Munich, 1967, Bd. 5.
  • 3 ↑ Forster, G., Reise um die Welt, in Georg Forster, Werke, Francfort, 1967.
  • 4 ↑ Pestalozzi, J. H., ÜberBarberei und Kultur, in Pestalozzi, J. H., Sämtliche Schriften, tome XII, Berlin, 1938.
  • 5 ↑ Cf. les anthologies réunissant les textes les plus représentatifs : Droz, J. (éd.), le Romantisme politique en Allemagne, Paris, 1963 ; Peter, K., Die politische Romantik in Deutschland, Stuttgart, 1985.
  • 6 ↑ Nietzsche, F., Unzeitgemäße Betrachtungen, 1 : David Strauß als Bekenner und Schriftsteller, in Nietzsche, F., Werke, Berlin und New York, 1972, 3. Abt., Bd. 1, p. 159.
  • 7 ↑ Nietzsche, F., Menschlich, Allzumenschliches 1, 439, in Nietzsche, F., Werke, Berlin und New York, 1972, 4. Abt., Bd. 2, p. 296.
  • 8 ↑ Ziegler, L., Das Wesen der Kultur, Leipzig, 1903.
  • 9 ↑ Klages, L., Der Geist als Widersacher der Seele, 6e éd., Bonn, 1981 ; Spengler, O., Der Untergangdes Abendlandes (1923), Munich, 1998.

→ éducation

→  « Du projet de civilisation au tout culturel »




Du projet de civilisation au tout culturel

La culture entendue comme progrès vers la moralité des mœurs, et la civilisation entendue comme l'air de famille structurant une aire culturelle, ont cessé à l'époque contemporaine d'être des notions dynamiques. Elles ne désignent plus des changements – hypostasiés ou réels – dans le comportement humain rapportés à une nomenclature de valeurs normatives, mais évoquent une juxtaposition de modes de pensée et de codes indifféremment considérés comme des phénomènes sociaux et culturels. Le relativisme érigé en valeur unique investit les sciences humaines et soulève la question de savoir s'il n'est pas nécessaire de réapprendre la différence entre culture et civilisation.

La vision optimiste des Lumières : deux concepts pour un même combat

En 1954, Benveniste faisait remarquer que la civilisation était au xviiie s. une notion dynamique, désignant un processus : « De la barbarie originelle à la condition présente de l'homme en société, on découvrait une gradation universelle, un lent procès d'éducation et d'affinement, pour tout dire un progrès constant dans l'ordre de ce que la civilité, terme statique, ne suffisait plus à exprimer et qu'il fallait bien appeler la civilisation pour en définir ensemble le sens et la continuité. Ce n'était pas seulement une vue historique de la société, c'était aussi une interprétation optimiste et résolument non théologique de son évolution qui s'affirmait, parfois même à l'insu de ceux qui la proclamaient, même si certains, et d'abord Mirabeau, comptaient encore la religion comme le premier facteur de la “civilisation” »(1). La « civilisation » rejoint ainsi le « progrès » pour former avec lui une entité indissociable jusqu'à la fin du xixe s., et ce en dépit des attaques des contre-révolutionnaires comme Bonald ou Maistre, identifiant la fin de l'Ancien Régime à celle de la « civilisation ».

Une autre caractéristique du terme réside dans sa forte connotation nationale : déjà chez Mirabeau et chez Condorcet, il va de soi que la civilisation est une mission française en Europe, un progrès dont la France donne la formule et prend la direction. Il serait donc inéquitable d'affirmer que la nationalisation de l'idée de civilisation a été le fait du nationalisme allemand. Cette nationalisation s'est d'abord manifestée en France. Il apparaît en effet que le mot civilisation n'était pas usité en allemand avant que Mirabeau et Condorcet ne le fassent entrer dans l'usage de l'Europe des Lumières et que, depuis lors, il est resté dans l'usage allemand un mot étranger, d'origine française. Inversement, on ne parlait pas aussi couramment en français de « culture », et l'on peut affirmer que le mot s'impose dans l'usage français sous l'influence de l'allemand.

En Allemagne, le terme de Kultur se maintient dans les discours politico-philosophiques et tend à y exercer la même fonction que la « civilisation » en France. La connotation collective du terme est peut-être moins prononcée, mais son rôle stratégique s'avère analogue : l'opposé de la culture comme de la civilisation, reste la barbarie, et son allié indissociable, le progrès. À mesure que l'histoire apparaît comme le fait de l'homme et non point comme celui d'une quelconque force métaphysique, le concept de Kultur investit la philosophie de l'histoire et acquiert une qualité temporelle indéniable, alors que son sens varie désormais en fonction des diverses constructions théoriques. Pour que le concept y soit pleinement opérationnel, il doit cependant subir un triple changement : il doit passer de l'individuel au collectif, être appliqué à toutes les activités humaines et non seulement à quelques facultés particulières, et enfin, il doit englober aussi bien l'acte productif que le produit culturel lui-même(2). Ces trois changements s'opèrent au cours de la seconde moitié du xviiie s. et s'expriment clairement sous la plume de Herder. La temporalité nouvelle du concept engendre presque nécessairement l'idée de l'historicité des cultures et de degrés de culture. Aux yeux de Herder, toutes les civilisations se valent et ont leur système culturel dont il convient de comprendre l'organisation : « La “culture” (die Cultur) d'un peuple est l'épanouissement de son existence, à travers laquelle il se révèle, sous un aspect agréable, sans doute, mais périssable. »(3) L'historisme herdérien introduit la pluralité dans l'idée de civilisation, mais aussi l'idée de caducité, de mouvement cyclique de l'épanouissement et de la décadence des cultures-civilisations. Herder impose le point de vue « anthropologique » selon lequel aucune civilisation, au moment de son épanouissement, ne peut être dite inférieure à une autre : « Même le Californien et l'indigène de la Terre de feu ont appris à fabriquer des arcs et des flèches, [...] et dans cette mesure ils étaient donc véritablement “cultivés et éclairés” (cultivirt und aufgekläret), même si ils ne l'étaient qu'au degré le plus inférieur ».

Herder était loin de toute nationalisation du concept de culture, quand bien même sa démarche théorique l'aurait rendue possible. La culture d'un peuple était repérable et descriptible certes, mais elle restait toujours une émanation de la culture humaine. Et si le relativisme moderne se manifeste pour la première fois aussi clairement chez le pasteur allemand, il ne l'empêchait pas de formuler des critiques acerbes envers son présent immédiat, de distinguer clairement entre « progrès » et « perfectionnement ». Les doutes les plus francs quant à la réalité des progrès accomplis en matière de culture et de civilisation se trouvent cependant chez Kant, opposé par ailleurs à la démarche historiste de Herder. Lorsque Kant raille ses contemporains « civilisés » mais en réalité dépourvus d'authentique culture morale, il trahit un certain agacement face aux prétentions de cette « civilisation » qui se répand sur toute l'Europe. « Nous sommes hautement cultivés par l'art et la science. Nous sommes civilisés jusqu'à en être accablés, pour ce qui est de l'urbanité et des bienséances sociales de tous ordres. Mais il s'en faut encore de beaucoup pour que nous puissions déjà nous tenir pour moralises. Car l'idée de la moralité appartient encore à la culture ; en revanche l'usage de cette idée, qui aboutit seulement à une apparence de moralité dans l'honneur et la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation. Mais tant que les États consacreront toutes leurs forces à leurs visées expansionnistes vaines et violentes, tant qu'ils entraveront ainsi constamment le lent effort de formation du mode de pensée de leurs citoyens, leur retirant même tout soutien à cet égard, on ne peut s'attendre à aucun résultat de ce genre ; car il faut pour cela un long travail intérieur de chaque communauté en vue de former ses citoyens. »(4) Kant nous rappelle qu'il n'y a pas de civilisation étendue à toute l'aire culturelle européenne, s'il n'y a pas d'abord, dans chaque foyer, en chaque individu, un effort de cultura animi, orienté vers un idéal éthique. La culture consiste à épanouir, à améliorer, à « moraliser » la nature humaine afin de promouvoir des citoyens – un aspect que de nombreux successeurs de Kant vont rapidement perdre de vue.

Vers le différend franco-allemand

Née à peu près en même temps que l'idée de progrès dans l'ordre moral et intellectuel, l'idée de culture personnelle et la notion de civilisation vont connaître à partir de la fin du xixe s., les mêmes avatars que l'idée de progrès. Le scepticisme quant à la validité des progrès culturels, de Baudelaire à Nietzsche, ronge l'idée de civilisation qui perd son sens dynamique et passe au pluriel. On entre dans le relativisme, l'historisme conquiert les discours philosophiques et les sciences humaines en allant bien au-delà des intuitions de Herder. Telle est la tendance générale en France, en Allemagne et dans le monde anglo-saxon. Les pays germaniques se singularisent toutefois en apportant des différenciations qui leur sont propres. Celles-ci se révèlent à travers la promotion du concept de Bildung et une définition toujours plus élitiste de celui de Kultur.

Chez Goethe et W. von Humboldt, la Bildung individuelle pensée sur le modèle de l'épanouissement d'une plante, du germe à la fleur, et la communauté de Kultur, compensent avantageusement, dans le monde allemand, l'absence d'un État-nation unitaire appelé à structurer un « État culturel »(5) à la française. Au xixe s., cette vision libérale opposée au projet révolutionnaire vire au conservatisme et sert de référence à une idéologie « bourgeoise » de la culture-patrimoine que Nietzsche aura beau jeu de persifler et de traiter de « philistine »(6). Au xixe s., trois termes s'affirment ainsi dans la langue allemande, dont les champs sémantiques se recoupent, mais ne se confondent pas : Zivilisation (« civilisation »), Kultur (« culture collective ») et Bildung (« culture individuelle, éducation, formation »).

L'accent mis sur cette dernière s'inscrit dans un mouvement qui voit émerger des conceptions toujours plus élitistes de la Kultur et un discrédit croissant de la Zivilisation. Les prémices s'en trouvent déjà chez Humboldt qui, en 1830, distingue entre la civilisation qui pourvoit aux besoins premiers de l'homme, alors que la culture y ajoute « la science et l'art »(7). La distinction, nouvelle dans l'œuvre du réformateur prussien, ouvre la voie à l'opposition radicale entre les deux concepts telle qu'elle sera proposée dès 1852 par le Brockhaus, le grand dictionnaire populaire allemand, qui postule que la civilisation ne constitue que « la robe » qui couvre la culture et que la première peut continuer à exister quand la seconde périclite(8).

La guerre germano-française de 1870-1871 et la Première Guerre mondiale donneront l'occasion de transformer cette opposition en dichotomie politique. Le 15 octobre 1870, le recteur d'université C. G. Bruns retournait le mot « civilisation » contre la France : « La victoire de l'Allemagne est la victoire de la civilisation en Europe »(9). L'Allemagne de Bismarck, refondée à Versailles, rivalisait avec la France, répondant quarante ans après à Guizot, qui avait affirmé en 1829 : « La France a été le centre, le foyer de la civilisation de l'Europe »(10). Hugo donna, en 1871, la réplique au recteur Bruns : « La civilisation, remise face à face avec la barbarie, cherchera sa voie entre deux nations, dont l'une a été la lumière de l'Europe et dont l'autre sera la nuit »(11). Trente ans plus tard, un texte belliqueux de T. Mann, publié en novembre 1914, allait exacerber une dernière fois le différend franco-allemand et exprimer par là-même l'opposition viscérale à la modernité sociale et politique que nombre d'intellectuels allemands, de Spengler à Klages, articuleront, au nom de la Kulturkritik, dans les années 1920 et 1930. Associant le style, la forme, la contenance et le goût à la Kultur et voyant dans la Zivilisation la politique, la démocratie et la raison, Mann croit bon de proclamer : « La civilisation et la culture ne sont pas une seule et même chose, mais des antagonistes, qui constituent l'une des multiples manifestations de l'éternel antagonisme cosmique et de l'opposition de l'esprit et de la nature. [...] La culture n'est de toute évidence pas le contraire de la barbarie, elle n'est plutôt assez souvent qu'une sauvagerie de grand style. »(12).

La notion de culture pour les sciences sociales du temps présent

« La culture humaine – j'entends par là tout ce en quoi la vie humaine s'est élevée au-dessus de ses conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de séparer culture et civilisation – présente, comme on sait, deux faces à l'observateur. Elle englobe d'une part tout le savoir et tout le savoir-faire que les hommes ont acquis afin de dominer les forces de la nature et de gagner sur elle des biens pour la satisfaction des besoins humains, et d'autre part tous les dispositifs qui sont nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux et en particulier la répartition des biens accessibles. »(13)

Freud refuse de distinguer « culture » et « civilisation ». Ce geste n'était qu'une des conséquences de la déception infligée par la guerre, qui avait révélé que les acquis « moraux » sont fragiles et illusoires. L'acception la plus proche de la notion freudienne de culture est celle de N. Elias dans le célèbre ouvrage Über den Prozeß der Zivilisation(14). Mais l'anthropologie française s'interroge également sur la pertinence d'une telle dichotomie. En 1930, le Centre International de synthèse publiait une brochure intitulée Civilisation. Le mot et l'idée ; la contribution de M. Mauss établissait une distinction entre culture et civilisation, tout en convenant que la « notion de civilisation est certainement moins claire que celle de société, qu'elle suppose d'ailleurs »(15). Mauss poursuivait en ces termes : « Les phénomènes de civilisation sont par définition des phénomènes sociaux de sociétés données. Mais tous les phénomènes sociaux ne sont pas, au sens étroit du mot, des phénomènes de civilisation. Il en est qui sont parfaitement spéciaux à cette société, qui la singularisent, l'isolent. ». Lorsque Lévi-Strauss écrit : « Nous appelons culture tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de l'enquête, présente, par rapport à d'autres, des écarts significatifs »(16), il apporte une définition « minimale » parfaitement compatible avec l'idée qu'un ensemble de traits communs à plusieurs cultures constitue une civilisation. Dans son essai Race et histoire de 1952, Lévi-Strauss analyse en ce sens les contradictions de la « civilisation mondiale » entendue comme « collaboration des cultures » : « Il ne peut y avoir une civilisation mondiale au sens absolu que l'on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence »(17).

Dans sa Grammaire des civilisations, F. Braudel souligne que les tentatives de distinguer clairement « culture » et « civilisation » sont balayées dès que l'on prend en considération l'adjectif « culturel ». « Il désigne en effet l'ensemble du contenu que recouvrent à la fois civilisation et culture. Dans ces conditions, on dira d'une civilisation (ou d'une culture) qu'elle est un ensemble de biens culturels, que son logement géographique est une aire culturelle, son histoire une histoire culturelle, que les emprunts de civilisation à civilisation sont des emprunts ou transferts culturels, ceux-ci aussi bien matériels que spirituels »(18). Un changement fondamental est intervenu au début du xixe s., poursuit Braudel, lorsque le mot de « civilisation », jusque-là utilisé au singulier, est passé au pluriel. « La civilisation au singulier a perdu de son lustre. Elle n'est plus la haute, la très haute valeur morale et intellectuelle qu'apercevait le xviiie s. Par exemple, on dira plus volontiers aujourd'hui, dans le sens de la langue, que tel acte abominable est un crime contre l'humanité, plutôt que contre la civilisation, bien que le sens soit le même. Au singulier, civilisation, ne serait-ce pas aujourd'hui avant tout le bien commun que se partagent, inégalement d'ailleurs, toutes les civilisations, “ce que l'homme n'oublie plus” ? Le feu, l'écriture, le calcul, la domestication des plantes et des animaux ne se rattachent plus à aucune origine particulière, ils sont devenus les biens collectifs de la civilisation. »

Dans certains contextes de discussion, la « culture » a pris une place importante. C'est le cas des débats sur les notions d'interculturalité et de transculturalité, que certains utilisent comme un angle d'attaque contre l'éthnocentrisme occidental(19). C'est le cas aussi des discours portant sur les identités culturelles (le danger du « culturalisme identitaire » qui déchire le lien social)(20) et sur les politiques culturelles, nationales et internationales. Le problème n'est plus aujourd'hui de « déconstruire » la distinction culture-civilisation, mais de réapprendre la différence peut-être nécessaire entre « culture » et « civilisation ». Le pluralisme des cultures et des civilisations a conduit au relativisme généralisé. La notion de « culture » se réduit souvent à une façon d'être en société, un mode de vie, une façon de se nourrir, de se vêtir, de concevoir la cellule familiale, de construire son habitat, etc. La culture, dans le langage contemporain, relève autant des mœurs que de la moralité, du donné anthropologique autant que de la transmission didactique et normative.

Comment distinguer « culture » et « société » ? Il y a autant de sous-cultures que de sous-groupes sociaux et le système culturel ne saurait expliquer tous les comportements individuels et collectifs(21). Voilà pourquoi les tentatives de régénérer les anciennes « sciences humaines » et les études sur les « aires culturelles » en les réunissant avec les sciences sociales sous le nouveau terme à la mode de cultural studies (en allemand Kulturwissenschaften), n'emportent pas toujours la conviction, même si elles ont le grand mérite d'aller au-delà de l'approche très académique proposée dès 1899 par le néo-kantien H. Rickert(22) et d'ouvrir des perspectives transdisciplinaires.

À l'heure actuelle, la cote de popularité des « sciences de la culture » augmente à mesure qu'on se rapproche des disciplines dépourvues d'une tradition forte de réflexion épistémologique (les disciplines « littéraires » et « civilisationnistes »). La cote de popularité diminue fortement lorsque l'on entre dans le domaine des disciplines qui ne souffrent d'aucun déficit en la matière : philosophie, histoire sociale, sociologie, anthropologie. Or, il semble bien que les contributions les plus solides au débat sur la théorie de la culture viennent précisément de ces dernières disciplines(23). C'est peut-être grâce à elles que l'on s'affranchira des identifications aussi commodes que fallacieuses.

Wolfgang Fink et J. Le Rider

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Benveniste, E., « Civilisation – Contribution à l'histoire du mot », in Hommage à Lucien Febvre, 1954, repris in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966, pp. 340 sq.
  • 2 ↑ Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », in Geschichtliche Grundbegriffe, éd. par Brunner, O., Conze, W., Koselleck, R., vol. 7, Stuttgart, Klett-Cotta, 1992, p. 707.
  • 3 ↑ Herder, J. G., Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, cité d'après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 710.
  • 4 ↑ Kant, E., Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, trad. Ferry, L., in Kant, E., Œuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, vol. 2, 1985, p. 199.
  • 5 ↑ Fumaroli, M., l'État culturel. Essai sur une religion moderne, éditions de Fallois, Paris, 1992.
  • 6 ↑ Bollenbeck, G., Bildung und Kultur. Glanz und Elend eines deutschen Deutungsmusters, Suhrkamp, Francfort, 1994.
  • 7 ↑ von Humboldt, W., Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues, in von Humboldt, W., Gesammelte Schriften, vol. 7/1, Berlin, 1907, p. 30.
  • 8 ↑ Notice Zivilisation in Der Brockhaus, 10e éd., Berlin, 1852, p. 218, cité d'après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 738.
  • 9 ↑ Bruns, C. G., Deutschlands Sieg über Frankreich, Rektoratsrede vom 15. Oktober 1870, cité d'après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 751.
  • 10 ↑ Guizot, F., Histoire de la civilisation en Europe, cité d'après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 755.
  • 11 ↑ Hugo, V., devant l'Assemblée Nationale, le 1er mars 1871, cité d'après Fisch, J., « Zivilisation, Kultur », p. 756.
  • 12 ↑ Mann, T., Gedanken im Kriege, in Mann, T., Politische Schriften und Reden, vol. 2, Fischer, Francfort.
  • 13 ↑ Freud, S., l'Avenir d'une illusion, in Œuvres complètes. Psychanalyse, PUF, Paris, tome XVIII, 1994, p. 146.
  • 14 ↑ Elias, N., la Civilisation des mœurs, trad. Kamnitzer, P., Calmann-Lévy, Paris, 1973 ; la Dynamique de l'Occident, trad. Kamnitzer, P., Calmann-Lévy, Paris, 1995.
  • 15 ↑ Cité d'après Mauss, M., les Civilisations. Éléments et formes, in Essais de sociologie, Points Seuil, Paris, 1971, pp. 231 sq.
  • 16 ↑ Lévi-Strauss, C., Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1968, p. 325.
  • 17 ↑ Lévi-Strauss, C., Race et histoire, Gallimard, Paris, 1987, p. 77.
  • 18 ↑ Braudel, F., Grammaire des civilisations, Flammarion, Paris, 1993, p. 36.
  • 19 ↑ McEvilley, T., l'Identité culturelle en crise. Art et différences à l'époque postmoderne et postcoloniale, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1999.
  • 20 ↑ Cuche, D., la Notion de culture dans les sciences sociales, La Découverte, Paris, 1996.
  • 21 ↑ Boudon R., et Bourricaud, F., « Culturalisme et culture », in Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, Paris, 3e éd., 1990, pp. 141 sq.
  • 22 ↑ Rickert, H., Sciences de la culture et sciences de la nature, trad. Nicolas, A.-H., Gallimard, Paris, 1997.
  • 23 ↑ Jung, T., Geschichte der modernen Kulturtheorie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999.



Culture ou civilisation ?

Il est difficile de penser tout à la fois l'unité de la condition humaine et la diversité de ses manifestations. Telle est la leçon, assez attendue, qui se dégage de deux siècles de rivalité entre le concept de civilisation et celui de culture, ou encore, mais cela revient presque au même, d'affrontement, nullement clos, entre une conception universaliste de la culture, maintenue au singulier, et une vision particulariste de la culture, impérativement déclinée au pluriel.

Histoire de mots

On reconnaîtra, d'abord, avec É. Benveniste, que l'histoire intellectuelle de l'Europe met en évidence la création, la circulation et les emplois, divergents ou convergents, d'un petit nombre de mots « essentiels » présents dans toutes les langues d'Europe occidentale. Les termes de « culture » et de « civilisation », ainsi que tous ceux insérés dans le réseau conceptuel qui s'est tissé autour d'eux, font partie de ce vocabulaire fondamental. C'est en les mobilisant que l'Europe s'est pensée elle-même, dans sa diversité comme dans son unité, et qu'elle a pensé le reste du monde.

On prendra garde, ensuite, avec R. Koselleck, que si la signification d'un mot peut être réglementée, le concept qu'exprime ce mot est condamné à rester univoque. Si le concept s'attache au mot, il est plus qu'un mot. L'ensemble des significations et des expériences politiques pour lequel, et dans lequel, les termes de « culture » et de « civilisation » ont été utilisés n'a jamais pu, en effet, être réuni sous ces seuls mots. D'autres leur ont été accolés, qui ont contaminé ces significations. Pensons, par exemple, à celui de « nation », inséparable de celui de « culture », ou à celui de « progrès », irrésistiblement attiré par celui de « civilisation ».

On admettra encore, avec A. Koyré, que les sciences – et, à plus forte raison, celles de l'homme – se développent toujours à l'intérieur d'un cadre d'idées et de valeurs générales, ou d'évidences axiologiques, qui en constituent la philosophie d'ombre. Les usages scientifiques des termes de « culture » et de « civilisation » n'ont jamais pu s'affranchir de l'air idéologique du temps et des lieux ni donc se cantonner dans une neutralité descriptive.

On conviendra, enfin, avec M. Bloch, que les concepts des sciences historiques – et les sciences de l'homme sont bien historiques pour une part – ne se contentent pas de signifier. Ils sont chargés d'« effluves émotifs » ; en eux s'accumule une « force de sentiment et de vouloir » (J. Paulhan). Le mot allemand de Kultur, exprimant un concept forgé au début d'un siècle qu'inaugura Fichte, fait résonner à l'oreille européenne les canons d'Iéna. Le terme français de « civilisation » projette à nos yeux des images d'empire colonial : le nom de « civilisation » n'est-il pas celui que s'est donné l'Occident dans ses relations à l'humanité entière ?

Civilisation au singulier

Le terme de « civilisation » apparaît pour la première fois en France dans son sens moderne, c'est-à-dire rompant avec son ancienne acception juridique, sous la plume du père de Mirabeau. Il opère, sitôt créé, la synthèse plus ou moins harmonieuse de trois concepts(1). Il désigne, en premier lieu, le processus conduisant par étapes l'humanité des phases originelles de la vie en société à ses formes les plus achevées, quoique en devenir permanent. Utilisé en ce sens, le concept de civilisation entretient un rapport étroit avec la notion de progrès, sans toutefois se confondre avec elle, puisque, pour nombre de philosophes, le progrès n'est ni linéaire ni continu et s'accommode de décadences. Le mot de « civilisation » se décline alors exclusivement au singulier. Il désigne, en même temps, le concept de stade dans ce cours de mouvement général de perfectionnement, autrement dit un état particulier et transitoire de l'espèce humaine. Condorcet évoquera ainsi, à propos des « peuplades sauvages », une « civilisation réduite presque à une société de famille ». La civilisation peut donc, dès l'origine du mot, se penser au pluriel, mais un pluriel subordonné au singulier. Le terme de « civilisation » détient, enfin, une portée conceptuelle normative en renvoyant à un idéal à l'aune duquel est évaluable chaque étape du processus et, par conséquent, chaque état singulier de civilisation.

Le xixe s. recevra cet héritage conceptuel sous bénéfice d'inventaire, conduit sous l'influence de l'air nouveau du temps : en triant et en hiérarchisant. Tel est le résultat du passage d'une histoire « raisonnée » ou « philosophique » au projet d'une histoire « naturelle de l'homme en société, fondateur de l'anthropologie sous l'enseigne vague de l'évolutionnisme social et culturel. Dans le prolongement des Lumières écossaises et des théoriciens du progrès, on confère alors la primauté absolue au singulier, et l'on commue l'idéal en force impérieuse, progrès ou évolution, gouvernant de l'intérieur la succession historique des états de civilisation. C'est ainsi que la célèbre définition de la culture due à E. B. Tylor : « Ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l'art, les mœurs, les coutumes ainsi que toute disposition ou usage acquis par l'homme vivant en société »(2), est bien davantage un instrument de mesure du degré de civilisation, entendue comme le développement de l'esprit humain, qu'un outil de description des cultures particulières. La traduction française du titre de l'ouvrage de Tylor, Primitive culture (1871), « La civilisation primitive » (1876-1878), est fidèle à l'inspiration de son auteur et conforme au programme de l'anthropologie naissante.

Cultures au pluriel

Comment le concept de culture et, de façon moins nette, celui de civilisation ont-ils acquis leur signification moderne, plaçant l'accent sur la pluralité des formes de culture, leur historicité, leur relativité et leur caractère holistique ou intégré ? Il faut, pour le comprendre, passer d'abord le Rhin, puis l'Atlantique.

Le terme de Kultur devient d'usage courant en Allemagne dans la seconde partie du xviiie s. L'une de ses acceptions est alors celle d'affranchissement de l'esprit (Aufklärung). Le concept de Kultur était, de ce fait, assez proche de celui de civilisation, dans son sens unitaire et homogénéisant.

Plutôt que d'insister sur la nationalisation du concept de Kultur au lendemain de la défaite prussienne, et sur la promotion du peuple et de la culture germanique en peuple et culture par excellence contre le reste du monde, mieux vaut rappeler que, dès l'orée du Sturm und Drang, J. G. Herder, dans Une autre philosophie de l'histoire (1774), ouvre la culture au pluriel. Aufklärer critique, ou romantique fidèle à l'esprit des Lumières, Herder s'efforce de conjuguer l'universel et le particulier en associant le concept de culture à celui de nation entendue comme communauté de culture. Chaque nation porte en elle, dans son Volksgeist, l'« harmonie de sa perfection », qui n'est pas celle d'une autre, et exprime à sa façon propre, qui n'est pas récapitulative, l'humanité entière. On ne saurait donc juger d'une culture d'après une autre ou à l'aide d'une vision de « l'histoire humaine dans son ensemble », sauf à méconnaître ce qu'elle a d'unique. L'universel n'existe qu'incarné ; chacune de ses incarnations est singulière et doit donc n'être appréciée que dans son rapport avec elle-même. « Caractères nationaux, où êtes-vous donc ? » L'histoire se chargera de répondre à la question de Herder.

Voilà donc le concept de culture pluralisé. Ce pluriel, susceptible de rompre avec le singulier tant du concept nationalisé de Kultur que du concept unitaire de civilisation, sera largement mobilisé par la tradition germanique des études d'histoire culturelle (Kultugeschichte). Cette tradition va franchir l'Atlantique pour être recueillie et remodelée par des anthropologues, Fr. Boas en tête, puis ses disciples, souvent nés sur le sol allemand, nourris en tout cas par cette conception pluraliste de la culture, qui se fixent pour objectif de comprendre la culture, et donc chaque culture, en tant que tout(3). Le rejet de la perspective évolutionniste, propre au programme d'une histoire naturelle de l'homme, aboutit à dissoudre, en anthropologie du moins, le concept de civilisation au sens de processus et de progrès. Tous les hommes, écrit Kroeber en 1915, sont « intégralement civilisés ». Toute la civilisation est donc dans chaque culture.

Même le terme de « civilisation » passe au pluriel, fût-ce avec difficulté. Durkheim et Mauss la définissent ainsi en 1909 : « Une civilisation constitue une sorte de milieu moral dans lequel sont plongées un certain nombre de nations et dont chaque culture nationale n'est qu'une forme particulière. »(4). Une civilisation ne se distingue donc d'une culture que par son extension.

La civilisation contre la culture

Il pourrait donc sembler qu'au début du xxe s., au moins dans les communautés savantes, l'idée herdérienne d'individualité culturelle soit désormais admise. Chaque culture, ou à une autre échelle chaque civilisation, serait une totalité singulière, quoique comparable aux autres, parce que contenant en elle, mais aussi, comme y insiste Boas, dans son histoire et dans son rapport avec les autres cultures, l'ensemble de ce qu'il y a à observer et à en comprendre.

Pourtant, il ne suffit pas de refuser le principe d'une hiérarchie de civilisation dans l'espace culturel, c'est-à-dire de seulement reconnaître la diversité des cultures. Encore faut-il s'entendre sur ce en quoi elles diffèrent tout en exprimant, chacune, une facette de l'humanité, c'est-à-dire finalement s'entendre sur le concept de culture. Il n'est pas paradoxal d'affirmer que penser véritablement la culture au pluriel implique l'emploi d'un concept de culture maintenu au singulier par renvoi direct à celui d'unité de l'homme.

En réalité, et pour ne pas quitter le sol européen, deux concepts de culture et, par là, deux conceptions de l'humanité campent sur chaque rive du Rhin. L'un s'attache au mot de « civilisation », l'autre au terme de Kultur. Assurément, tous deux permettent de penser la culture au pluriel, comme en témoigne après tout l'affrontement, mais selon des modalités opposées qui sont à mettre en relation avec des idéologies différentes de la nation. Résumons avec L. Dumont : en France, on est d'abord homme, puis français ; en Allemagne, d'abord allemand et homme ensuite à travers cette qualité d'allemand(5). Et l'on généralise à Paris comme à Berlin. Sur le bord oriental du Rhin, on professe que l'homme est ce qu'il est en vertu de son appartenance à une communauté de culture déterminée, d'où la construction d'une théorie organiciste (ou ethnique) de la nation. Sur la rive occidentale du Rhin, la référence primordiale est l'universalité du sujet humain, dont le peuple français serait le gardien, sinon le pontife, d'où l'élaboration d'une théorie élective (contractuelle de l'autre côté de la Manche) de la nation. On entre, en France, dans la nation par l'esprit (Curtius) ; on appartient au Volk allemand, donc en principe à tout peuple digne de ce nom, par le sang et par la langue. Là, l'adhésion est consciente et réfléchie ; ici, elle est instinctive et donnée : le vouloir-vivre contre la raison. Mommsen entend que Strasbourg soit à l'Allemagne ; Fustel de Coulanges, que Strasbourg soit avec la France. Écoutons Nietzsche : « La civilisation veut autre chose que ce que veut la culture, peut-être quelque chose d'inverse. ».

C'est un jeu facile, et pratiqué par nombre de passeurs du Rhin tels Nietzsche ou Renan dialoguant avec Strauss, que celui qui consiste à déployer tout un jeu d'oppositions correspondant peu ou prou à ce que « voudraient » respectivement la civilisation et la Kultur : la modernité contre le Moyen Âge, les Lumières contre le romantisme, le sacerdoce moral contre la souveraineté politique, la société contre la communauté, le choix renouvelé contre l'appartenance vécue, la raison contre l'âme, la norme universelle contre le principe spirituel, le monde du dehors contre la vie intérieure, le règne de l'intellect contre la sphère du sentiment, etc.

J. Benda, ce pacifiste qui vitupère les chantres du nationalisme (Treischke et Barrés), prend violemment le parti de la civilisation contre celui de la Kultur, en opposant la zone « profonde » de l'âme humaine (la volonté, les pulsions), exaltée par la Kultur, à sa zone « claire » (l'activité désintéressée de l'esprit), célébrée par la civilisation : « Au xixe s., sous le commandement de l'Allemagne, l'Europe s'est mise à honorer la zone instinctive de l'âme humaine [...], les peuples se sont appliqués à se sentir dans la partie la plus instinctive de leur être, dans leur race, dans leur langue, dans leur terroir, dans leurs légendes, c'est-à-dire dans ce qui les rive le plus décidément à leurs personnalités inéchangeables, dans ce qui les oppose le plus inaltérablement l'un à l'autre. »(6).

La culture dans toutes les cultures

Qu'en est-il aujourd'hui, à l'heure où Dieu n'est plus français, ni l'Allemagne le peuple par excellence ? Le terme de « culture », placé résolument au pluriel, semble avoir supplanté celui de « civilisation ». Ce constat vaut en ce qui concerne le vocabulaire des sciences de l'homme. Il n'y a plus guère que les archéologues pour employer le terme de « civilisation » afin d'ordonner la succession historique des conquêtes matérielles et des acquisitions techniciennes de l'humanité, ou les orientalistes afin de désigner les vastes ensembles culturels à tradition lettrée. Tout semble se passer comme si les communautés scientifiques occidentales avaient à cœur de faire oublier le temps où l'Occident savant s'était arrogé le monopole de la civilisation.

Ce constat de la victoire remportée par le concept pluraliste et relativiste de culture aux dépens du concept unitaire et normatif de civilisation se vérifie également si l'on se penche sur l'idiome de la société politique et de ses innombrables relais « civils ». Ici même, l'existence continuée d'un ministère de la Culture, au singulier, ne saurait dissimuler la rupture intervenue. N'en déplaise aux héritiers du Front populaire et aux mânes de Malraux, cette institution – qui étonne à l'étranger – a désormais moins pour raison d'être de contribuer au « perfectionnement » de l'esprit collectif, par accès de tous à la culture dans son acception humaniste et donc en théorie universaliste, que de distribuer généreusement le label culturel à d'innombrables biens et pratiques tenus pour équivalents dans l'ordre de la création et de la transmission. Ailleurs, une conception de la société, comme fragmentée en communautés de culture animées chacune par un vouloir-être particularisant, paraît entériner le déclin de l'universalisme, réduit à n'être que le masque de l'ethnocentrisme occidental.

On se contentera ici de faire deux remarques. Elles s'adressent plus particulièrement à l'anthropologie, tenue à tort ou à raison pour responsable de cet « ethnologisme » généralisé selon lequel tous les contenus culturels se vaudraient et toutes les valeurs seraient relatives. Pour user d'un raccourci abusif, le romantisme, qui enfermerait les hommes dans les limites de leurs cultures et les considérerait comme des héritiers passifs de traditions reçues, dont il s'agirait seulement de dresser un inventaire non critique et voué à l'inachèvement, y aurait-il étouffé le décret des Lumières, lequel enjoindrait d'atteindre les formes universelles de l'esprit humain à l'œuvre derrière la variété des expériences culturelles ?

On observera, tout d'abord, que la rencontre timidement opérée entre l'anthropologie et les sciences de la cognition suggère un changement radical d'orientation et d'analyse. Les différences culturelles ne sont plus vues comme un donné s'inscrivant en faux contre l'idée d'une nature humaine. C'est tout le contraire, puisque ces différences sont envisagées comme autant d'actualisations des capacités cognitives de l'homme lui permettant, selon des mécanismes psychologiques à élucider, de constituer des systèmes de concepts et de croyances variables à l'intérieur de limites précisément fixées par des contraintes universelles. Homo culturalis déploie ses particularismes en tant qu'il est Homo sapiens et, à ce titre, dépositaire d'une « culture humaine », ou compétence. Il se révèle donc possible de penser simultanément l'unité de l'homme et la diversité des cultures.

On relèvera, en second lieu, que c'est bien abusivement que l'Occident s'est attribué le monopole du « travail sur soi » (Th. Mann), c'est-à-dire l'aptitude à s'arracher à son contexte, à ses déterminations, à ses ancrages, bref à sa Kultur. Il y serait parvenu en instaurant en son sein un espace critique dont le modèle serait celui des Lumières, et sa devise, le célèbre Sapere audere de l'Aufklärung(7) : « ose penser par toi-même » ! Cet espace critique serait le lieu de la culture, au singulier, par excellence, et cet idéal d'émancipation, la valeur culturelle par excellence.

Dans chaque culture, au sens pluraliste du terme, des hommes se posent la question de leur appartenance à un « nous » et, par là, développent une « ontologie critique de soi » (M. Foucault). Il se manifeste partout, pour qui sait observer, le refus d'être gouverné sans choix, de se soumettre à une autorité, fût-ce celle de sa culture. Il n'est pas concevable, en effet, que puissent exister des sociétés affichant une réceptivité pure à la tradition, incapables de se détacher un tant soit peu d'elles-mêmes, inaptes finalement à la réflexivité culturelle. Toute société suppose l'existence d'une représentation de soi, et cette représentation de soi n'est nulle part unanime. Pour reprendre une formule de R. Char, citée par H. Arendt, tout héritage dans le domaine de la culture est accompagné d'un testament, tenant lieu de mode d'emploi, qui « choisit, nomme [...] et indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur »(8). L'art, qui est un jeu avec les normes instituées, est évidemment le support le plus éloquent du testament. Ce n'est pas un hasard si l'Occident s'en est longtemps attribué l'exclusivité, et a vu dans l'art le condensé de la culture, dans l'acception humaniste du terme.

En reconnaître universellement la présence, au travers de formes et d'expressions éventuellement déconcertantes, puisque non délibérément « artistiques », n'est-ce pas réintroduire la culture, au singulier, dans la pluralité des cultures ?

Gérard Lenclud

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Starobinski, J., « Le mot civilisation », in le Temps de la réflexion, IV, Gallimard, Paris, 1983, pp. 13-53.
  • 2 ↑ Tylor, E. B., la Civilisation primitive, Rheinardt, Paris, 1876-1878.
  • 3 ↑ Stocking, G., Race, Culture and Evolution, University of Chicago Press, Chicago, 1982.
  • 4 ↑ Durkheim, É., Mauss, M., « Note sur la notion de civilisation », in Année sociologique, t. XV, 1909-1912, pp. 46-50.
  • 5 ↑ Dumont, L., Essais sur l'individualisme, Seuil, Paris, 1983.
  • 6 ↑ Benda, J., Discours sur la notion européenne (1939), Gallimard, Paris, 1979.
  • 7 ↑ Foucault, M., « Qu'est-ce que les Lumières ? », in Dits et Écrits (1954-1988), Gallimard, Paris, 1994.
  • 8 ↑ Arendt, H., la Crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972.
  • Voir aussi : Beneton, P., Histoire de mots. Culture et Civilisation, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1975.
  • Benvéniste, É., « Civilisation. Contribution à l'histoire du mot », in Problèmes de linguistique générale, Minuit, Paris, 1966.