épicurisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Philosophie Antique
1. L'école philosophique du Jardin, fondée par Épicure, à Athènes, en 306 av. J.-C.(1). – 2. De manière plus large, mode de vie et de pensée qui, appliquant à la lettre les préceptes hérités d'Épicure, s'efforce de se conformer au modèle moral que ce dernier incarne.
De tous les courants philosophiques de l'Antiquité, l'épicurisme est sans doute celui qui a subi le moins de modifications, et ce malgré une diffusion précoce, large et durable. Plus de deux cents ans après la mort d'Épicure, la figure marquante de l'épicurisme romain, Lucrèce, se contente – selon sa propre expression – d'imprimer ses pas dans les traces du maître(2). Il n'est pas excessif, en ce sens, d'affirmer que l'épicurisme, c'est avant tout Épicure. Telle était d'ailleurs, sans doute, la volonté d'Épicure lui-même, comme en témoigne l'attachement à la mémoire et à la commémoration que manifeste son testament transmis par Diogène Laërce(3).
L'épicurisme doit, avant tout, être défini comme une éthique qui considère le plaisir comme le « principe » (arkhe) et la « fin » (telos) de la vie heureuse(4). Les nombreuses critiques dont il a été la cible, faisant de lui, sans aucun doute, la doctrine la plus décriée de l'Antiquité, portent précisément sur cette valorisation du plaisir(5). À la différence des cyrénaïques cependant, pour qui plaisir et souffrance se définissent en termes de mouvement(6), les épicuriens associent le plaisir à la santé du corps et à l'« absence de trouble de l'âme » (ataraxia)(7). En cela, Épicure est incontestablement l'héritier de Démocrite(8), de même qu'il reprend presque en totalité sa conception atomistique et non téléologique de la nature.
L'« étude de la nature » (phusiologia) occupe une grande place dans les écrits d'Épicure, mais il convient de la considérer d'abord comme un « moyen » au service de la morale. De même que les affections (plaisir et douleur) représentent, en première approche, les critères de la moralité de l'action, les sensations sont le point de départ d'une observation de la nature, complétée par les anticipations (prolepseis), notions dans l'âme résultant de la mémorisation de sensations réitérées produites par des objets similaires(9). Sensation, affection, anticipation forment une canonique(10) : un ensemble d'outils pour la phusiologia. Les réponses que cette dernière apporte aux questions capitales qui se posent tant face à « ce qui apparaît » (ta phainomena) que vis-à-vis de « ce qui est caché, l'inévident » (adelon), tranquillisent l'âme et contribuent ainsi à y faire durablement régner la paix. Voilà pourquoi la doctrine d'Épicure, non certes dans toute son ampleur(11), mais au moins sous forme de résumés ou de sentences à mémoriser(12), doit être accessible au plus grand nombre, au même titre que la communauté du Jardin ouvrait, semble-t-il, ses portes sans discrimination(13).
La Lettre à Hérodote(14) est ainsi un simple résumé des idées qu'Épicure développe par ailleurs ; elle témoigne cependant pleinement, par sa construction et par les thèmes abordés, de l'unité de la doctrine sur laquelle Épicure fonde sa morale. Les principes premiers, à savoir les atomes et le vide, permettent de rendre compte des mécanismes physiques de manière non téléologique, et l'âme humaine elle-même est décrite comme un composé d'atomes, de même nature, par conséquent, que le corps. La Lettre à Ménécée s'appuie précisément sur ces aspects de la physique pour prescrire, à la manière d'une ordonnance médicale, le « quadruple remède » (tetrapharmakon) qui purgera l'âme de ses craintes et lui permettra de retrouver l'ataraxie : « Dieu n'est pas à craindre, la mort ne crée pas de souci. Et, alors que le bien est facile à obtenir, le mal est facile à supporter. »(15). Dieu n'est pas à craindre : la physique atomistique n'a nul besoin de l'hypothèse d'un dieu créateur ou d'une providence divine pour expliquer l'origine et le mécanisme des mondes ; même si les dieux existent, ils sont ailleurs(16), incorruptibles et comblés, et ne s'occupent pas de nous(17). La mort ne crée pas de souci : la nature de l'âme, dont les atomes se désagrègent au moment de la mort, implique que jamais l'homme ne rencontre sa propre mort(18). Le bien est facile à obtenir : une gestion avisée des désirs, s'appliquant à satisfaire les désirs naturels et nécessaires, et se gardant de poursuivre des désirs illimités, sources de souffrance, permet à l'âme, débarrassée de ses craintes, d'atteindre aisément l'autarcie(19). Le mal est facile à supporter : lorsqu'une douleur est insupportable, la mort nous en délivre rapidement ; le souvenir des moments de plaisir entre amis nous aide à supporter nos maux(20).
Deux points de la doctrine, enfin, doivent être particulièrement mentionnés, parce qu'ils contribuent à caractériser la place de l'épicurisme au sein des débats de l'Antiquité. Épicure propose une approche originale du rapport entre la « loi » et la « nature » (nomos et physis). Parce que la nature n'est pas l'œuvre d'un dieu, elle est imparfaite. La tâche du nomos consistera à compléter et à parfaire la nature : ainsi du langage, originellement naturel mais perfectionné par la convention(21) ; ainsi également du droit(22). Contre une interprétation strictement déterministe de la théorie démocritéenne, Épicure démontre que le comportement humain échappe à la mécanique des atomes et que l'individu porte la responsabilité de son caractère, résultat de ses choix successifs(23). La notion physique de « déclinaison »(24) (gr., parenklisis ; lat., clinamen) de l'atome apparaît implicitement associée, dans les témoignages de Lucrèce et de Diogène d'Œnoanda, à l'exercice d'une libre volonté(25).
Annie Hourcade
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Diogène Laërce, X, 1.
- 2 ↑ Lucrèce, III, 4. Le poème de Lucrèce De la nature, rédigé en latin au ier s. av. J.-C. constitue le témoignage le plus complet de sa pensée.
- 3 ↑ Diogène Laërce, X, 18.
- 4 ↑ Id., X, 128.
- 5 ↑ Id., X, 3-8.
- 6 ↑ Id., II, 86.
- 7 ↑ Id., X, 128.
- 8 ↑ Démocrite, B 3, 4, 191, même si Épicure se qualifie lui-même d'autodidacte (Diogène Laërce, X, 13).
- 9 ↑ Diogène Laërce, X, 33.
- 10 ↑ Id., X, 31.
- 11 ↑ Épicure aurait écrit plus de trois cents rouleaux. Son œuvre majeure fut probablement le traité De la nature, en trente-sept livres, dont des fragments continuent d'être mis au jour à la villa des Papyri à Herculanum, dans la bibliothèque que Philodème de Gadara, épicurien du ier s. av. J.-C., a constituée avec les œuvres d'Épicure et de Démétrius Lacon.
- 12 ↑ Notre connaissance de la pensée épicurienne a essentiellement pour sources trois lettres transmises par Diogène Laërce : Lettre à Hérodote, Lettre à Pythoclès, Lettre à Ménécée et deux groupes de maximes transmises aussi par Diogène et découvertes dans un manuscrit de la Bibliothèque vaticane : les Maximes capitales et les Sentences vaticanes. Autre témoignage privilégié : l'inscription que l'épicurien Diogène d'Œnoanda a fait graver, vraisemblablement au iie s. apr. J.-C., sur un mur de sa ville.
- 13 ↑ H. Usener, Epicurea, Leipzig, 1887, 227 a.
- 14 ↑ Diogène Laërce, op. cit., X, 35-83.
- 15 ↑ Philodème, Contre les sophistes, IV, 9-14 in A.A. Long & D.N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 25 J (t. I, p. 309).
- 16 ↑ Lucrèce, De rerum natura, III, 17-22 ; V, 146-155. Épicure aurait situé le séjour des dieux dans les intermondes (metakosmia) : Usener, Epicurea, 359.
- 17 ↑ Diogène Laërce, X, 139.
- 18 ↑ Id., 124-127.
- 19 ↑ Id., 127-132.
- 20 ↑ Id., 22.
- 21 ↑ Id., 75-76.
- 22 ↑ Id., 150-154.
- 23 ↑ Épicure, De la nature, 34, 21-22 ; 26-30 in A.A Long & D.N. Sedley, op. cit., 20 B, C (t. I, p. 210-214).
- 24 ↑ Le terme n'est attesté ni chez Démocrite ni chez Épicure ; il est cependant mentionné dans plusieurs témoignages plus tardifs et défini comme une propriété de l'atome de dévier de sa trajectoire de manière strictement aléatoire.
- 25 ↑ Lucrèce, op. cit., II, 251 sqq. ; Diogène d'Œnoanda 32, 1, 14-3, 14 in A.A Long & D.N. Sedley, op. cit., 20 G (t. I, p. 219).
- Voir aussi : Actes du viiie congrès de l'Association G. Budé, Paris, 5-10 avril 1968, Les Belles Lettres, Paris, 1969.
- Balaudé, J.-F., Épicure. Lettres, maximes, sentences, LGF, Paris, 1994.
- Bollack, J., Bollack, M., Wismann, H., la Lettre d'Épicure, Minuit, Paris, 1971.
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- Bollack, J., Laks, A., Épicure à Pythoclès. Sur la cosmologie et les phénomènes météorologiques, Presses universitaires de Lille, Lille, 1978.
- Bollack, J., Laks, A. (éd.), Études sur l'épicurisme antique, Presses universitaires de Lille, Lille, 1976.
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- Salem. J., Tel un dieu parmi les hommes. L'éthique d'Épicure, Vrin, Paris, 1989.
- Salem, J., La mort n'est rien pour nous. Lucrèce et l'éthique, Vrin, Paris, 1990.
- Usener, H., Epicurea, Leipzig, 1887 (réimpr. Rome, 1963).
→ amitié, anticipation, ataraxie, atomisme, autarcie, déclinaison
Philosophie de la Renaissance
Deux nouvelles sources renouvellent la tradition épicurienne à la Renaissance : la traduction latine de Diogène Laërce, Vies des Philosophes, en 1420 et la découverte par Poggio de Lucrèce, De rerum natura en 1417. Dans un premier temps, Lucrèce est un auteur largement lu et presque un objet de culte exclusivement sur le plan littéraire. Beaucoup s'en inspirent, comme Politien, Marulle et Pontano, mais tous s'accordent pour en rejeter, scandalisés, ce qu'ils considèrent comme une forme d'athéisme et d'hédonisme. Toutefois, Épicure et Lucrèce sont progressivement réévalués sur le plan moral et philosophique. D'une part, tant M. Ficin que L. Valla rappellent, en se référant à Sénèque, qu'Épicure conduisit une vie très droite et qu'il n'y a pas trace d'hédonisme dans ses écrits, mais un éloge appuyé de la simplicité et de la frugalité. D'autre part, la réflexion sur le plaisir est intégrée dans la réflexion morale. Ceci se comprend dans le cadre de la conception renaissante de l'homme, qui se constitue dans l'action, et dont la condition mortelle n'est pas le signe de son infirmité mais de son espace de liberté et d'action dans le monde. L'homme est considéré en fait comme un être naturel qui cherche le plaisir, entendu avant tout comme l'absence de la crainte de la mort et de la souffrance, en vue de sa survie : ce que soulignent aussi bien F. Filelfo(1) que B. Telesio(2). En ce sens, le plaisir n'est pas constitutivement un péché et peut même faire partie de la conduite chrétienne. C'est là le projet original de L. Valla(3), dans son De vero falsoque bono, où il oppose à l'austérité de la morale stoïcienne, la considération des exigences naturelles de l'homme, qui ne sont pas un obstacle à la morale chrétienne : la vertu doit être conciliée avec le plaisir, non avec le sacrifice de soi.
Fosca Mariani Zini
Notes bibliographiques