Jiang Jieshi
dit aussi Tchang Kaï-chek ou Chiang Kai-shek
Généralissime et homme d'État chinois (Qikou, près de Ningbo, province du Zhejiang, 1887-Taipei 1975).
Tchang Kaï-chek est la forme coutumière cantonaise, dans une transcription française, d'un nom dont la forme pékinoise est Jiang Jieshi, et la transcription anglo-saxonne en usage à Taïwan, Chiang Kai-shek.
Une éducation nationaliste
Né dans une famille de négociants, Jiang Jieshi choisit la carrière des armes après des études classiques. Très tôt porté vers le nationalisme hostile à la dynastie impériale mandchoue des Qing, il part étudier à l'Académie militaire de Tokyo, où il fait la connaissance de Sun Yat-sen et de son organisation d'alors, la Ligue d'union jurée (Tongmenghui), d'obédience républicaine. La révolution de 1911 voit Jiang Jieshi retourner en Chine, où il participe, avec l'appui de sociétés secrètes antimandchoues, à la rébellion républicaine. Il obtient alors le commandement d'un régiment.
Pendant quelques années, il se consacre aux affaires et noue de précieux contacts parmi les sociétés secrètes qui mêlent politique et gangstérisme, en particulier celle de « Bande verte ». Il est alors courtier à la Bourse de Shanghai et s'assure de nombreux contacts avec le milieu des banquiers du grand port.
Mais il reprend bientôt du service et commande au début des années 1920 l'armée du Guangdong, la seule force sur laquelle le parti de Sun Yat-sen, le Guomindang, puisse compter. À partir de ce moment, le « père de la révolution chinoise » lui accorde toute sa confiance. En 1923-1924, grâce au rapprochement de Sun Yat-sen avec l'URSS, Jiang Jieshi se rend à Moscou, où il suit un stage d'études militaires. Il y rencontre Trotski, l'organisateur de l'Armée rouge, Gueorgui Tchitcherine et les agents de l'Internationale communiste, Joffe et Hendricus Sneevliet (Maring, 1883-1942). Il se dit très impressionné par les méthodes soviétiques de stratégie, comme par la notion de parti unique et celle de l'armée d'un parti. C'est l'époque où, en Chine, le Guomindang est réorganisé par des conseillers soviétiques (Mikhaïl Borodine [1884-1951], Galen) et où commence l'alliance avec le parti communiste chinois (PCC), dont la création date de 1921.
À son retour à Canton, Jiang Jieshi devient directeur de l'Académie militaire de Whampoa (Huangpu) et contrôle personnellement l'instruction et la propagande ainsi que la nouvelle orientation du Guomindang. Il a auprès de lui des conseillers russes et un communiste chinois, Zhou Enlai. Le jeune général fait alors figure de « radical ». À ce poste, il distingue de jeunes officiers prometteurs qui constitueront les cadres d'élite dont il aura besoin à l'avenir.
La mort de Sun Yat-sen, en mars 1925, va considérablement accélérer son ascension vers le pouvoir. En moins de trois ans, en effet, Jiang Jieshi réussit à prendre le contrôle du Guomindang, et à réaliser le rêve de Sun Yat-sen : la réunification de la Chine. Pour y parvenir, il s'empare de la machine militaire et entreprend d'abattre le pouvoir des anciens gouverneurs de provinces. Ces derniers ont mis à profit la décrépitude de la République chinoise pour établir un pouvoir personnel quasi-féodal – d'où leur surnom de seigneurs de la guerre – dans les territoires du nord de la Chine qu'ils étaient censés administrer au nom du gouvernement légitime.
Le grand projet : réunifier la Chine
Jiang Jieshi dispose pratiquement de tous les pouvoirs, tant civils que militaires – il est président du conseil de gouvernement et commandant en chef des armées nationales –, pour mener la grande « expédition vers le nord » (Beifa). Il se rapproche de plus en plus de la droite du Guomindang – son concurrent le plus sérieux au pouvoir, Wang Jingwei représente, lui, la gauche du parti. En mars 1926, feignant de croire que les communistes en veulent à sa personne, il fait arrêter un certain nombre de ceux-ci et renvoie plusieurs conseillers soviétiques cependant que Wang Jingwei quitte la Chine pour la France. L'alliance entre le Guomindang et le parti communiste chinois ne se défait pas, mais le rôle dévolu aux communistes est notablement réduit.
Malgré cet avertissement et sur l'avis de Moscou, qui souhaite voir la collaboration se prolonger contre toute évidence, la réaction des communistes est purement formelle. Cette réserve s'explique sans doute par la volonté du parti communiste chinois de ne pas être exclu de l'« expédition vers le nord », qu'il avait déjà commencé de préparer dans les campagnes et dans les villes du centre de la Chine. Le 1er juillet 1926, le nouveau généralissime de l'« armée révolutionnaire » annonce que l'expédition est lancée. Désormais, et jusqu'à sa fuite vers Taïwan en 1949, le destin du nouveau leader du Guomindang devient national. En moins d'un an, l'armée, partie de Canton et forte de 100 000 hommes, s'empare du sud jusqu'à la vallée du Yangzi Jiang. Le succès résulte de la propagande menée par les communistes et le Guomindang de gauche auprès des populations locales, de la diplomatie des « sudistes », de l'excellence de l'organisation et de l'unité de l'armée du Sud, et de l'encadrement idéologique du Guomindang. Jiang Jieshi défend de plus en plus ouvertement la droite de son parti.
Au début de 1927, des ressortissants étrangers ayant été molestés par des troupes sudistes, Jiang Jieshi prend des sanctions exemplaires contre celles-ci et rassure les puissances occidentales, dont il estime l'aide indispensable pour la reconstruction future du pays. Le Guomindang est alors un parti coupé en deux camps bien distincts qui se partagent deux territoires : d'une part, les éléments de gauche, où se trouvent la veuve et le fils de Sun Yat-sen, puis Wang Jingwei, que soutiennent les communistes ; d'autre part, le généralissime, qui possède l'essentiel du pouvoir militaire et a de plus en plus les faveurs du milieu financier chinois et celles de la colonie étrangère. Cette scission progressive ne va pas sans ambiguïtés. Ainsi, ce sont les militants syndicaux et politiques de Shanghai, organisés par des propagandistes – et parmi eux Zhou Enlai –, qui préparent la venue de Jiang Jieshi en lançant à la fin du mois de mars 1927 une grève insurrectionnelle. Le 12 avril, les troupes de Jiang Jieshi entrent dans la ville et commencent le massacre systématique de leurs anciens alliés. Il en sera de même à Canton et dans d'autres villes du sud et du centre de la Chine. Deux gouvernements nationalistes sont alors créés : celui de Nankin, sous la présidence de Jiang Jieshi, et celui de Wuhan, dirigé par Wang Jingwei et où siègent des communistes. Mais les dissensions qui naissent rapidement entre communistes et nationalistes au sein du gouvernement de Wuhan affaiblissent le pouvoir de celui-ci, et les communistes se voient bientôt abandonnés par la plupart des membres du Guomindang de gauche, qui vont grossir les rangs du gouvernement de Nankin.
Les défis communiste et japonais
En 1928, Jiang Jieshi épouse en secondes noces la belle-sœur de Sun Yat-sen, Song Meiling, fille d'un grand banquier et industriel chinois, éduquée aux États-Unis, et il se convertit au christianisme méthodique. Ce mariage lui assure définitivement le soutien des milieux d'affaires et financiers chinois, et lui amène en la personne de son épouse la meilleure propagandiste qu'il pouvait souhaiter dans le monde occidental. En 1928 s'ouvre ce que l'on a appelé la « décennie de Nankin », c'est-à-dire le moment où l'unification du pays est presque réalisée. Le généralissime reprend en effet l'« expédition vers le Nord » et vient à bout des derniers « seigneurs de la guerre » soit par les armes, soit par la négociation. Il lui est beaucoup plus difficile de conjurer une autre menace intérieure, celle des bases rouges, que créent les communistes dans les campagnes du sud de la Chine. Le plus important de ces « soviets » est dirigé par Mao Zedong. Jiang Jieshi lance cinq « campagnes d'anéantissement contre les communistes ». Il perd les quatre premières (de 1930 à 1933) et engage près d'un million d'hommes et des conseillers allemands pour écraser l'armée communiste. Les débris de celle-ci iront se réfugier en 1934 au Shaanxi après une Longue Marche de plus de 10 000 km. Un autre élément vient contrecarrer les projets d'une unification de la Chine de Jiang Jieshi : la présence du Japon en Mandchourie dès 1931 et bientôt en Chine du Nord.
Malgré les déclarations qui soulignent la filiation du régime par rapport aux principes de Sun Yat-sen, le gouvernement nationaliste de Jiang Jieshi s'oriente de plus en plus vers une dictature de droite. Le rejet de la démocratie après l'échec de l'expérience républicaine, un système de pouvoir fondé sur les alliances personnelles, conforme à la tradition politique chinoise, et le contexte militaire de siège permanent en sont les causes. Ce dernier facteur en particulier favorise la radicalisation du régime. Outre des bases rouges et l'agitation communiste permanente, Jiang Jieshi est confronté aux atteintes à la souveraineté chinoise que représentent les zones semi-coloniales – contrôlées par les Occidentaux à la suite des guerres de l'Opium et à la pénétration de plus en plus marquée du Japon en territoire chinois, ce qui ulcère les sentiments de la population, qui réclame une alliance entre nationalistes et communistes. En décembre 1936 à Xi’an, Jiang Jieshi est contraint par son second, Zhang Xueliang, à conclure avec Zhou Enlai un accord de front commun contre le Japon, qui durera jusqu'en 1945 malgré de fréquents accrochages. Quand débute la guerre sino-japonaise en 1937, cette alliance contre nature conduit Jiang Jieshi à diviser ses forces afin de contenir les communistes tout en s'opposant à l'invasion japonaise. Jiang Jieshi bénéficie de l'aide logistique puis militaire (1941) des États-Unis, cependant que les communistes chinois, engagés dans la guérilla anti-japonaise, sont soutenus tardivement par le régime soviétique.
Paradoxalement, alors que le pouvoir de Jiang Jieshi, dont le gouvernement doit se replier à Chongqing, se réduit de plus en plus à l'intérieur du pays, son importance au niveau international ne cesse de s'amplifier. Jiang Jieshi devient en 1942 « commandant suprême des forces alliées sur le théâtre d'opérations chinois » et assiste aux conférences de Téhéran et du Caire aux côtés de Winston Churchill, de Franklin Roosevelt et de Staline. Cependant, sur le territoire chinois, l'influence communiste se fait de plus en plus sensible, et, lorsque la défaite nippone est consommée en août 1945, l'affrontement entre les deux camps se révèle inévitable et la guerre civile éclate. Affaibli par les dissensions internes, par l'impopularité de son régime et par des méthodes brutales, Jiang Jieshi trouve en face de lui une armée remarquablement organisée et aguerrie, qui bénéficie du soutien populaire. Après des victoires initiales, l'armée nationaliste perd les grandes batailles qui l'opposent à l'Armée rouge. En janvier 1949, Jiang Jieshi abandonne la présidence de la République, à laquelle il avait été élu en mai 1948 en vertu de la Constitution promulguée en janvier 1947, et, après un court séjour à Chongqing, se réfugie à Taïwan avec les débris de son armée. Le gouvernement nationaliste l'y rejoint le 1er mars 1950.
Chute et renaissance : le gouvernement de Taïwan
Mal accueilli par la population, abandonné par Washington, qui voit en lui une cause perdue, il instaure un gouvernement à Taipei. Mais il ne doit sa relative remontée qu'à la guerre de Corée et à la guerre froide. Élu zongzai (« leader ») en 1952, il opère un redressement économique remarquable grâce, à l'origine, à une réforme agraire audacieuse, et initie un régime semi-autoritaire fondé sur l'espoir de « reconquête du continent ». Sa réussite économique et l'intérêt stratégique de Taïwan dans une Asie du Sud-Est « menacée » par le communisme restaurent sa légitimité. Mais la maladie et son âge avancé le contraignent peu à peu à remettre ses pouvoirs entre les mains de son fils Jiang Jingguo, qui lui succède après sa mort, survenue au cours de son cinquième mandat en avril 1975.
Nationaliste conservateur, Jiang Jieshi reste surtout un grand capitaine et un homme politique remarquable. Il a su créer un pays et le hisser sur la scène internationale. Mais son adhésion constante à des modes de pouvoir archaïques a compromis ses chances historiques d'incarner le Grand Timonier providentiel de la Chine, que Mao Zedong a su personnaliser.
Pour en savoir plus, voir les articles guerre sino-japonaise, Guomindang, histoire de la Chine, Longue Marche, parti communiste chinois (PCC).