Victor Hugo
Écrivain français (Besançon 1802-Paris 1885).
Monstre sacré de la littérature française, exceptionnel par son implication dans les combats de son temps autant que par la fécondité de son imagination, Hugo domine le xixe siècle. Placé par sa naissance au cœur des tiraillements d'un siècle mouvementé (un père républicain puis bonapartiste, une mère royaliste et vendéenne), évoluant du royalisme ultra au socialisme républicain, à la fois brocardé et encensé de son vivant, connaissant l’exil et les deuils, il veut tout dire, en somme, pour tous, et de toutes les façons possibles.
Drame, recueil poétique, roman, préface, assemblée politique, affiche placardée, tout est tribune pour Hugo. Tous les genres et tous les registres montrent l'Homme, titan infime en proie à des forces manichéennes contradictoires.
Sa prose comme sa poésie éclatent de son génie des contrastes ; l'inspiration hugolienne est partout lyrique et épique : les visions dantesques côtoient la tendresse pour tout ce qui est faible. Le jeu prodigieux des sons, des cadences et des antithèses brosse en une fresque biblique le cheminement douloureux de l'humanité vers le progrès.
Tel son personnage Hernani, Victor Hugo est à lui seul « une force qui va ! ». Son œuvre reste l'une des plus puissantes et des plus populaires de la littérature française.
Famille
Fils de Léopold Hugo, général et comte d'Empire, et de Sophie Trébuchet. Victor Marie est le frère cadet d'Abel et d'Eugène. Ses parents s'entendent mal.
Enfance et adolescence
Première éducation, faite de voyages (Naples, Madrid) et de lectures à satiété. Études brillantes à Paris, au lycée Louis-le-Grand ; prix d’encouragement de l’Académie française. Il compose ses premiers vers et une tragédie (Irtamène, 1816). Il veut suivre la voie littéraire ; il est catholique et monarchiste.
Du jeune homme sage au fervent romantique (1820-1830)
Ses recueils de poésie de jeunesse sont récompensés par le roi. Il fait paraître ses premiers romans (Bug-Jargal (1820), Han d'Islande, 1823), ébauches malhabiles des romans de la maturité. Il se marie (1822) et devient père de famille.
Il penche du côté du romantisme, dont il écrit le manifeste littéraire, la préface de son drame Cromwell (1827). La première de sa pièce Hernani (1830) est l'occasion d'un affrontement entre classiques et modernes qui fera date dans l'histoire du romantisme français.
L'écrivain installé
Une période de riche production littéraire (recueils poétiques [les Rayons et les Ombres, 1840], pièces de théâtre [Ruy Blas, 1838], roman à succès [Notre-Dame de Paris, 1832]) marque brutalement le pas avec la mort accidentelle de sa fille Léopoldine (1843). Hugo, rallié au « roi des Français » Louis-Philippe, devient académicien et pair de France.
L'opposant irréductible (1849-1870)
Il se fait orateur à l'Assemblée nationale, sous la IIe République qui a succédé à la monarchie constitutionnelle, puis opposant intransigeant, depuis sa retraite dans les îles anglo-normandes (Jersey, puis Guernesey) au second Empire du fourbe « prince-président » devenu Napoléon III. Champion de la dignité de l'être humain, de ses droits civils et politiques (Hugo prône notamment l'abolition de la peine de mort, le suffrage universel et la liberté de la presse), son cri, puissant, se fait littéraire : les Châtiments (1853), les Contemplations (1856), la Légende des siècles (1859, 1877, 1883), les Misérables (1862), les Travailleurs de la mer (1866), l’Homme qui rit (1869).
Les derniers feux
Rentré en France après le dénouement de la guerre franco-prussienne (1870-1871), la fin tragique de la Commune et le rétablissement de la république, Hugo devient une icône du nouveau régime démocratique. Même si son activité créatrice se réduit, sa vigueur littéraire n'est pas entamée : il publie l'Année terrible (1872), le roman d'une guerre fratricide encore fraîche, Quatrevingt-treize (1874) et l'Art d'être grand-père, 1877.
Mort
22 mai 1885 à Paris. Funérailles nationales et inhumation au Panthéon (1er juin).
1. La traversée d’un siècle
1.1. Un talent précoce
« Ce siècle avait deux ans », lorsque Hugo vit le jour, comme il le dira lui-même (les Feuilles d'automne, 1831) avec son sens de la formule (même si certains aiment à souligner que c'était en fait la troisième année du siècle). Il se targuera d'avoir eu dans sa première enfance trois maîtres : « un jardin, un vieux prêtre et ma mère ».
Fils d'un général du premier Empire et d'une mère vendéenne, l'enfant est un lecteur prodigieux, bientôt rompu à la rhétorique. La nomination de son père à Madrid, en pleine occupation française (Napoléon ayant installé son frère Joseph sur le trône d'Espagne), amène la famille à y résider. Victor y est scolarisé et gardera du long voyage et de l'année d'études madrilène des souvenirs ineffaçables, ainsi qu'une connaissance de la langue et de la civilisation espagnoles. La mésentente de ses parents aboutit à une séparation de fait. L'enfant étudie à la pension Cordier, puis au lycée Louis-le-Grand, à Paris.
Par réaction contre son père et en accord avec l'air du temps, le jeune Victor Hugo fonde avec ses deux frères, Abel et Eugène, une revue monarchiste, le Conservateur littéraire (1819-1821), où il déploie une intense activité de critique politique et littéraire.
1822, est une année néfaste sur le plan familial : son frère Eugène est interné une première fois pour déséquilibre nerveux.
Hugo publie ses premiers poèmes, d'abord une Ode sur la mort du duc de Berry (1820), puis un recueil (Odes). Il donnera dans une préface ultérieure du recueil sa vision de la poésie : elle « doit marcher devant les peuples comme une lumière et leur montrer le chemin » et faire vibrer « comme les cordes d'une lyre » « toutes les fibres du coeur humain ». S'y mêlent problèmes politiques et personnels autour de fascinations diverses : Chateaubriand, Vigny, Lamartine, Bonaparte… Il fréquente le salon de Charles Nodier à l'Arsenal. Mais ses relations avec le critique littéraire Sainte-Beuve (qu'il surnommera « Sainte-Bave ») se dégraderont au fil du temps.
Après la mort de sa mère, Hugo épouse à 20 ans Adèle Foucher (1803-1868), une amie d'enfance qui lui donne cinq enfants, mais qui sera supplantée dans son cœur dès 1833 par l'actrice Juliette Drouet, qui deviendra sa première lectrice, sa maîtresse de prédilection et la compagne de tous ses voyages.
1.2. L'ardent romantique
Hugo, qui veut être « Chateaubriand ou rien », passe, comme son modèle, dans l'opposition littéraire. Il prend finalement la barre du navire romantique (il devient l'un des chefs de file du Cénacle), auquel il offre son premier manifeste, la préface du drame Cromwell (1827). Il y définit, en s'appuyant sur l'œuvre de Shakespeare, une nouvelle conception du théâtre (→ le romantisme en littérature).
À la scène, sa première victoire est de remporter la bataille d'Hernani (1830), qui oppose les jeunes romantiques aux partisans du théâtre classique.
Les années 1820-1830 inaugurent une intense période de création, tant romanesque (Bug-Jargal, 1820 et 1826 ; Han d'Islande, 1823 ; le Dernier Jour d'un condamné, 1829) que poétique (Odes et Ballades, 1826 ; les Orientales, 1829 ; les Chants du crépuscule, 1835 ; les Voix intérieures, 1837 ; les Rayons et les Ombres, 1840) et théâtrale (Marion de Lorme, 1831 ; Le roi s'amuse, 1832 ; Lucrèce Borgia, 1833 ; Marie Tudor, id.).
Le roman Notre-Dame de Paris (1831-1832) est une plongée saisissante dans un Paris médiéval grouillant et coloré, mais aussi une intrigue au fatalisme puissant bien que mélodramatique.
1.3. L'écrivain engagé
Vivant de sa plume, Hugo gagne le pari qu'il a fait, à l'aurore de sa carrière, d'un métier sans compromissions bien que lucratif. Croyant passionnément à la dignité et à la réalité de l'état d'écrivain, il joue un rôle important dans la création et le développement de la Société des gens de lettres, dont il est (1840) l'un des premiers présidents, et luttera toute sa vie contre la censure.
C'est comme écrivain qu'il se présentera aux électeurs en 1848, se rangeant orgueilleusement parmi les « ouvriers de l'intelligence ». Aussi est-il dur pour les éditeurs et les directeurs de théâtre, et prodigieusement habile dans ses rapports avec tous ceux qui peuvent lui faire de la publicité. Ce vrai professionnel est naturellement polygraphe : il explore tous les genres : tragédie, mélodrame, comédie, épopée, vers de circonstance, épître, satire politique, journalisme, ode, élégie, ballade, roman exotique (Bug-Jargal)… il n'est pas de tentation littéraire à laquelle le jeune écrivain résiste.
Drame familial
L'année 1843 donne pourtant un coup d'arrêt à la production de Hugo : après le succès de Ruy Blas (1838), l'échec de la trilogie dramatique les Burgraves marque la fin du romantisme au théâtre.
La même année, la noyade de sa fille Léopoldine, toute jeune mariée, le foudroie et sanctionne l'échec familial ; l'écrivain noue alors une nouvelle liaison avec la femme du peintre François Auguste Biard (1799-1882), qui conduira au scandale public du constat d'adultère en 1845. Hugo cesse toute publication pendant dix ans.
1.4. Hugo, l'opposant politique
Cependant, son activité politique et mondaine ne cesse pas. Dès 1837, Hugo s'était rallié au régime de Louis-Philippe et était devenu l'intime de l'héritier du trône. Il devient académicien en 1841. Pair de France en 1845, il plaide à la Chambre contre la peine de mort et l'injustice sociale. Il sera élu député après 1848.
Sous la IIe République, député du parti de l'ordre, mais horrifié par la répression des journées de juin 1848, Hugo fait soutenir par son journal, l'Événement, la candidature de Lamartine, puis celle de Louis Napoléon Bonaparte. Il rompt avec la droite, à qui il reproche sa législation réactionnaire, notamment la loi Falloux et la réduction du droit de vote et de la liberté de la presse : « le principe de la liberté de la presse n'est pas moins essentiel, n'est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. […] Attenter à l'une c'est attenter à l'autre. », assure-t-il à la tribune de l'Assemblée nationale, le 11 septembre 1848.
Il se détache progressivement du prince-président, organise en vain la résistance au coup d'État du 2 décembre 1851 (qui établit le second Empire) et s'enfuit à Bruxelles.
Banni, il publie le pamphlet Napoléon le Petit (1852), puis, en août 1852, se transporte à Jersey, où il occupe une position singulière dans le groupe des proscrits socialistes. Le clan Hugo se passionne alors pour la mode des tables tournantes ; les séances de spiritisme sont l'occasion d'un intense travail de poésie philosophique.
En exil
Expulsé à Guernesey en 1855, Hugo y acquiert une vaste maison, Hauteville House. L'ennui de la vie insulaire disperse sa famille. Sa fille Adèle (1830-1915) devient folle et il perd sa femme en 1868. Mais la présence de Juliette, l'exaltation de la création, le prestige que lui vaut la résistance intransigeante au second Empire (il refuse l'amnistie de 1859) le soutiennent.
Les trois grands monuments de son œuvre poétique datent de cette époque : le recueil satirique des les Châtiments (1853) – diffusé clandestinement –, les poèmes métaphysiques des les Contemplations (1856), l'épopée de la Légende des siècles (1859-1883), ainsi que trois romans (les Misérables, 1862 ; les Travailleurs de la mer, 1866 ; l'Homme qui rit, 1869).
Après le triomphe des Misérables, Hugo, qui, depuis 1860, se laisse pousser la barbe, prend sa figure et sa stature définitives : autant patriarche des lettres qu'incarnation d'une conscience morale et politique irréductible.
1.5. La gloire nationale
Dès la proclamation de la République en 1870, Hugo revient triomphalement à Paris. Héros républicain des Châtiments, mêlé au peuple de Paris pendant le siège des Prussiens, député, il abandonne vite l'Assemblée réactionnaire pour la Commune de Paris. Il en réprouve les excès comme la répression sanglante qui y met un terme. En plein siège de Paris, il a plaidé à la tribune contre la conquête d'un peuple par un autre, et pour la fraternité d'une entité commune, les États-unis d'Europe.
En 1871, la mort de son fils aîné le conduit à Bruxelles. Il offre l'asile à des communards, ce qui lui vaut d'être expulsé de Belgique ; il gagne le Luxembourg. Il perd son second fils (François-Victor, traducteur de Shakespeare) en 1873.
La publication d'Actes et Paroles (1875-1876) et son élection au Sénat renforcent la puissance de son engagement politique, centré sur la lutte pour l'amnistie, pour la révolution non sanglante et contre les tentatives de coup d'État monarchiste.
Paraissent encore l'Année terrible (1872) et le roman historique Quatrevingt-treize (1874). Il enrichit la Légende des siècles (1877, 1883). Mais après une congestion cérébrale, en 1878, son activité créatrice se réduit (l'Art d'être grand-père, 1877 ; Histoire d'un crime, 1877).
De son vivant déjà, l'écrivain incarne la référence presque sacrée de la IIIe République. Ses funérailles nationales (le 1er juin 1885), où accourent 2 millions de personnes, culminent par son entrée au Panthéon. Des commerçants affichent « Fermé pour cause de deuil national ».
2. L'œuvre de Hugo avant l’exil
2.1. Les œuvres poétiques (1822-1840)
Marquées par les idées royalistes et une aspiration visionnaire au sublime, les Odes et Ballades (1822-1828) revisitent les formes poétiques du lyrisme classique. Après les Orientales (1829), plus dégagées des enjeux politiques immédiats, les quatre recueils de la première maturité, Feuilles d’automne (1831), les Chants du crépuscule (1835), les Voix intérieures (1837) et les Rayons et les Ombres (1840), disent l’ambition à la fois lyrique, politique et philosophique du poète.
2.2. Les romans (1820-1834)
Après Bug-Jargal (1820), bref récit de la révolte des Noirs à Saint-Domingue en 1791, Han d’Islande (1823) n'est encore qu'un roman de jeunesse, aux personnages et à la narration mélodramatiques.
Le Dernier Jour d’un condamné (1829), à travers la voix d’un homme dans les heures précédant son exécution, constitue un vibrant plaidoyer pour l'abolition de la peine de mort. On y discerne les premiers accents du socialisme hugolien. Viendra ensuite (1834) un nouveau plaidoyer contre la peine capitale, le système pénitentiaire et la misère du peuple, Claude Gueux, inspiré d’un procès authentique.
Notre-Dame de Paris (1832)
D’abord conçu comme un roman historique à la manière de Walter Scott, Notre-Dame de Paris est interrompu et bouleversé par la révolution de 1830 : cette évocation de la fin du règne de Louis XI est remaniée en une dramaturgie symbolique, caustique et visionnaire marquée par la réflexion politique de Lamennais et la lutte de Benjamin Constant pour la liberté de la presse.
Quasimodo, monstre musicien, et Esmeralda, sorcière de la danse, symbolisent l’espoir que Hugo place dans le peuple face à la ruine des hommes d'Église (Claude Frollo) et aux triomphes provisoires de la raison d’État militaire (Phœbus), littéraire (Gringoire) ou sociale (la cour des Miracles).
2.3. Le théâtre (1827-1843)
Peu friand des finesses psychologiques auxquelles le théâtre classique avait habitués ses contemporains, Hugo pratique une dramaturgie explicite, mettant en action des personnages facilement identifiables, en proie à des forces fondamentales et souvent mortelles. Le peuple gronde à l'arrière-plan, comme dans Cromwell et dans Marie Tudor, ou accède aux grands premiers rôles, comme dans Ruy Blas. Ce théâtre-là, qui trouve dans l'œuvre de Shakespeare et accessoirement dans celle de Schiller sa justification culturelle, cultive l'émotion forte et la grande leçon politique.
Cromwell : le manifeste du drame romantique
Le premier drame de Hugo, Cromwell (1827), énorme et injouable, célèbre l’inaliénable souveraineté des masses entrant dans l’histoire par-delà les Restaurations provisoires et les incertitudes de la puissance bourgeoise. Décisive, la Préface expose la nécessité et la pertinence du drame romantique comme genre de la modernité, seul à même de penser l’Histoire, d’y intégrer la réalité populaire – à travers le grotesque – tout en pariant sur la poésie et la force du style.
Hernani : une bataille gagnée
Après Marion de Lorme (1829), interdit par la censure de Charles X, Hernani, créé à la Comédie-Française le 25 février 1830, donne lieu à une « bataille » idéologique et artistique en raison de sa nouveauté radicale, jugée scandaleuse par le public bourgeois (→ la bataille d'Hernani).
La revendication provocante de liberté littéraire, la guerre aux conventions usées (unités d’espace et de temps), les libertés d’expression (le trivial dans l’alexandrin), la vigueur du style, l’affirmation flamboyante des vertus juvéniles, l’audace des situations et enfin la dénonciation d’un pouvoir sclérosé ravirent une jeunesse qui y voyait l’étendard de la liberté dans l’art.
La réprobation du public
Après la révolution de Juillet et malgré le pessimisme de Hugo dans les années 1830, la préface de Marion de Lorme (1831) appelle le public à devenir le peuple héroïque dont rêve le poète. En juin et juillet 1832, Hugo écrit Le roi s’amuse en vers et Lucrèce Borgia en prose, pour les publics bien différents de la Comédie-Française, forteresse des codes classiques, et de la Porte-Saint-Martin, citadelle du mélodrame.
Le succès populaire de Lucrèce n’efface ni le scandale ni l’interdiction du Roi s’amuse, ni l’échec du procès qui s’ensuit. L’opinion conservatrice se dresse contre l’audace historique, politique, morale de ces drames où l’inceste, le grotesque, les abus de pouvoir et les orgies de la Renaissance contrarient les certitudes et les appétits de la bourgeoisie triomphante.
Dans Marie Tudor et Angelo, tyran de Padoue (1835), ou au nouveau Théâtre de la Renaissance avec Ruy Blas (1838), la présence insistante des marginaux, l’originalité souveraine et désinvolte de la synthèse historique et dramaturgique, au moment où décline le théâtre d’art et d’idées au profit du drame bourgeois, suscitent une réprobation quasi unanime. Le conflit qui fait rage sur la scène, d'une manière plus ou moins figurée, le dramaturge le vit quotidiennement : l'interdiction de Marion de Lorme par le gouvernement de Charles X, les mutilations apportées par la censure à Hernani, l'interdiction de Le roi s'amuse, sans compter toutes les pressions plus ou moins sournoises, les campagnes plus ou moins ouvertes qui contrarient les créations ou les reprises, justifient pleinement le pessimisme politique de ce théâtre. C'est par lui que Victor Hugo devient, aux yeux des conservateurs, un « rouge », sans gagner pour autant la bataille du théâtre populaire.
De Ruy Blas aux Burgraves
Drame en 5 actes et en vers sur la décadence de l’Espagne, Ruy Blas suggère que la relève du pouvoir d’État par un héros, fût-il sorti du peuple, est impossible, au xixe comme à la fin du xviie siècle. Cette sombre leçon politique, bien étrange au lendemain du ralliement du poète au régime (→ monarchie de Juillet), n’exclut pas un admirable chant d’amour (entre le ministre et la reine), et, à travers l’extraordinaire faconde de don César, fait passer du sourire aux larmes autour du thème, lancinant depuis la récente disparition d’Eugène Hugo (mort en février 1837 à Charenton sans avoir recouvré la raison), de la fraternité funeste. Lointain produit du Cid et de Gil Blas, ce drame héroïque, qui marque le sommet d’une carrière de dix ans, installe aussi au cœur de l’œuvre de Hugo le romanesque de la misère.
En 1839, le drame des Jumeaux, où Hugo rencontre, deux ans après la mort sinistre de son frère, la dialectique impossible de la gémellité, n’est pas achevé. La trilogie des Burgraves (1843), quant à elle, est mal accueillie.
3. L'œuvre de Hugo pendant l’exil
3.1. -Les Châtiments (1853)
Après Napoléon le Petit (1852), chef-d’œuvre du pamphlet fustigeant le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte (→ Napoléon III), Hugo écrit les sept livres vengeurs des Châtiments , contre le nouveau César et la droite catholique ; ainsi, par exemple, « l'Expiation » fait du 2-Décembre de Napoléon III la caricature et la punition du 18-Brumaire de Napoléon Ier.
Véritable rencontre de la satire, de l'épopée et du lyrisme, la violence verbale du recueil conduit à une révolution dans le langage poétique, ouvert à tous les registres, argot compris. Un rire rabelaisien mêle ses éclats à ceux de l’invective, dans une alliance neuve du grotesque et du sublime. Commémorant une Passion du peuple, les Châtiments proclament comme une Apocalypse la certitude d’une délivrance, par l’intercession de « l’Ange Liberté », appelé aussi « Poésie ardente ».
Mais ce véritable « appel au peuple » sera peu entendu.
3.2. -Les Contemplations (1856)
Le chef-d’œuvre des Contemplations, immense recueil de 12 000 vers organisé en six livres, constituent une sorte de Mémoires d’outre-tombe du poète : bilan tout à la fois intime, littéraire, politique et philosophique, ils marquent l’aboutissement de près de vingt ans de production lyrique.
L’opposition Autrefois / Aujourd’hui, qui structure tout le recueil, dit la perte irrémédiable (celle de sa fille Léopoldine), et conduit, par une marche traversée de bonheurs, de luttes et de rêves, jusqu’à la dédicace du poème à la jeune défunte et à l’appel implicite au surgissement de tous.
Le vaste poème Dieu reste, lui, inachevé. Deux mille vers, au début de 1855, devaient former le dernier livre des Contemplations : des êtres ailés présentent successivement au prophète envolé différentes approches de Dieu (nihilisme, scepticisme, dualisme, polythéisme, monothéisme juif, christianisme, puis le système de réincarnations révélé par les tables tournantes, enfin la religion propre du poète, l’Amour). En 1856, sous le titre « l’Océan d’en haut », cette partie atteint 3 700 vers.
Après la publication des Contemplations, Hugo s’attaque à un nouvel ensemble qui paraît devoir servir de préambule au précédent. L’Esprit humain, puis onze voix, pathétiques ou sarcastiques, déconseillent au poète de tenter de connaître Dieu. Il reste de ce « Seuil du gouffre », outre une suite organisée de 1 500 vers, des centaines de fragments dont une partie sera incluse dans Religions et Religion (1880).
3.3. -La Légende des siècles
En 1859, la première série (« Petites Épopées ») de la Légende des siècles (dont l’édition définitive interviendra en 1883) parcourt à grandes enjambées les étapes successives de l’humanité, depuis son engendrement par Ève jusqu’à son basculement apocalyptique « hors des temps ».
L’ensemble pivote autour du mythe naturaliste du « Satyre », affecté à l’époque centrale de la Renaissance, esprit même de cette épopée du Progrès.
Les Chansons des rues et des bois (1865), équivalent sur le mode mineur et populaire des Contemplations et de la Légende, surprennent les contemporains.
3.4. -Les Misérables (1862)
En 1860, Hugo s’est remis aux Misérables, ébauchés de 1845 au début de 1848, et dont l'intrigue couvre l’adolescence du siècle (de 1815 à 1832) et de l’auteur (jusqu'à la rencontre avec Juliette Drouet, en 1833).
Hugo y réalise une synthèse entre plusieurs formes romanesques :
– le roman mélodramatique des bas-fonds, lancé par Eugène Sue,
– la fresque balzacienne d’un milieu, d’une ville et d’une aventure singulière,
– la saga populaire d’un héros mythique,
– le roman didactique renouvelé du xviiie siècle qui fait alterner intrigue et digressions. Hugo s’y exprime tantôt en académicien plutôt bien-pensant, pair de France adultère provisoirement éloigné du pouvoir et qui cherche un nouveau public, tantôt en grand républicain, exilé séparé de la société et ne pardonnant aucune forfaiture.
Le récit des Misérables – roman mythique autant que réaliste, populaire et savant, national et humanitaire – mêle tous les genres et leurs langues, argot, poème, chanson, prière, plaidoirie, réquisitoire, essai. Le succès populaire fut et reste universel.
3.5. -Les Travailleurs de la mer (1866)
Avec les Travailleurs de la mer, dont l’action commence et se termine à Guernesey, dans les années 1820, Hugo propose une réplique moderne de Notre-Dame de Paris : la pieuvre succède aux fatalités de la cathédrale, la machine à vapeur, aux tours de Notre-Dame, l’impérialisme britannique et protestant, à la monarchie dévote de Louis XI.
Ce roman de l’exil, superbement ouvert par un tableau vivant de l’archipel de la Manche, offre une . Il croise une fois encore l’histoire, la politique, la poésie et la philosophie, dans la trame d’une singulière méditation sur « l’abîme » de l’Océan et du cœur humain.
3.6. -L’Homme qui rit (1869)
Enfin, l’Homme qui rit, à travers l’histoire de l’enfant Gwynplaine, dont une « orthopédie à l’envers » ordonnée par le roi d’Angleterre a figé le visage dans l’expression du rire, transpose nombre d’éléments biographiques et documentaires sur le thème majeur de la mutilation.
Mal accueilli sur le moment mais admiré par Rimbaud puis par les surréalistes, ce livre de cauchemar et de fantasmes, ne cesse de faire entendre ses échos.
4. Hugo dessinateur
Le dessin fut une des nombreuses passions de Victor Hugo. Le poète a laissé plus de 2 000 œuvres qui témoignent d'une parfaite maîtrise des techniques de l'aquarelle comme du lavis, du fusain ou de la plume.
Sauf pour les Travailleurs de la mer, pour lesquels il réalisa des études remarquables destinées à être insérées dans le roman, ses dessins n'entretiennent que peu de lien avec son œuvre littéraire, et, dans ses manuscrits, des esquisses accompagnent parfois l'écriture sans toujours véritablement l'illustrer.
Les croquis de voyage tiennent une grande place, qu'ils soient pris sur le vif ou plus élaborés, restitutions d'images emmagasinées au fil de ses voyages. Y domine une atmosphère souvent fantastique, sombre, donnée par des taches d'encre que Hugo laisse s'étendre sur le papier en une dimension irréelle qui semble le reflet de sa vision profonde.
Chronologie des œuvres de Victor Hugo
LES ŒUVRES DE VICTOR HUGO | |
Poésie | |
1819 | Premières publications : trois pièces dans le recueil de l'Académie des jeux Floraux, deux autres en plaquette. |
1822 | Odes et poésies diverses |
1824 | Nouvelles Odes |
1826 | Odes et Ballades (édition définitive 1828) |
1829 | les Orientales |
1831 | les Feuilles d'automne |
1835 | les Chants du crépuscule |
1837 | les Voix intérieures |
1840 | les Rayons et les Ombres |
1853 | Châtiments |
1856 | les Contemplations |
1859 | la Légende des siècles (première série) |
1865 | les Chansons des rues et des bois |
1872 | l'Année terrible |
1877 | la Légende des siècles (nouvelle série) |
1878 | le Pape |
1879 | la Pitié suprême |
1880 | Religions et religion ; l'Âne |
1881 | les Quatre Vents de l'esprit |
1883 | la Légende des siècles (série complémentaire) |
Posthumes | Dieu, la Fin de Satan, Toute la lyre, Dernière Gerbe, Océan, Boîte aux lettres, Épîtres, etc. |
Théâtre | |
1812( ?) | le Château du diable l'Enfer sur terre |
1816 | Irtamène (tragédie) |
1817 | À quelque chose hasard est bon (« opéra comique ») |
1819( ?) | Inès de Castro (mélodrame) ; reçu en 1822 au Panorama. |
1822 | Amy Robsart (drame) ; une représentation en 1828 |
1827 | Cromwell (drame en vers) |
1829 | Marion de Lorme (drame en vers), représentation à la Porte-Saint-Martin en 1831 |
1832 | Le roi s'amuse (drame en vers) ; interdit après une représentation au Théâtre-Français. |
1833 | Lucrèce Borgia (drame en prose) ; représentation à la Porte-Saint-Martin. |
1835 | Angelo, tyran de Padoue (drame en prose) ; représentation au Théâtre-Français. |
1836 | la Esmeralda (livret pour l'opéra de Louise Bertin) ; représentation à l'Opéra. |
1838 | Ruy Blas (drame en vers) ; représentation au théâtre de la Renaissance. |
1839 | les Jumeaux (drame en vers inachevé). |
1842 | les Burgraves (trilogie en vers) ; représentation au Théâtre-Français en 1843. |
1854 | Théâtre en liberté (vers) |
1869 | la Forêt mouillée (1854) |
1866 | Mille Francs de récompense (drame en prose, 1866) |
1869 | l'Intervention (comédie en prose, 1866) |
| Il convient d'ajouter à cette liste des centaines de fragments dramatiques en vers (et rarement en prose). |
Romans | |
1818 | Bug-Jargal (deuxième version, 1826) |
1823 | Han d'Islande |
1829 | le Dernier Jour d'un condamné |
1831 | Notre-Dame de Paris |
1834 | Claude Gueux |
1862 | les Misérables |
1866 | les Travailleurs de la mer |
1869 | l'Homme qui rit |
1874 | Quatrevingt-Treize |
Quelques proses importantes | |
1834 | Étude sur Mirabeau |
1852 | Napoléon le Petit |
1864 | William Shakespeare |
1867 | Paris Guide |
1874 | Mes fils |
1875 | Actes et Paroles (Avant l'exil. Pendant l'exil) |
1876 | Actes et Paroles (Depuis l'exil). |
1877-1878 | Histoire d'un crime |
Morceaux choisis
Mes vers fuiraient, doux et frêles,
Vers votre jardin si beau,
Si mes vers avaient des ailes
Des ailes comme l'oiseau.
(les Contemplations).
Craignons-nous nous-mêmes : les préjugés, voilà les voleurs ; les vices, voilà les meurtriers.
(Les Misérables).
L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.
(la Légende des siècles)
Ce siècle est à la barre et je suis son témoin.
(l'Année terrible).
la misère peut disparaître, la misère doit disparaître. C'est vers ce but que la société doit tendre et, pour que mes paroles soient parfaitement comprises, je déclare qu'en effet il y aura toujours des malheureux, mais qu'il est possible qu'il n’y ait plus de misérables.
(intervention à la tribune de l'Assemblée nationale, le 9 juillet 1849).
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.