Charles Fourier
Théoricien socialiste français (Besançon 1772-Paris 1837).
L'ennemi juré du commerce
Dernier-né et seul fils d'un marchand de drap (qui se fit ensuite épicier et que ses collègues chargèrent des fonctions de premier juge consulaire) et d'une mère issue, elle aussi, d'une famille de commerçants, Charles Fourier fut, dit-il, bouleversé dans son enfance de voir qu'on trichait constamment sur le poids et sur la qualité. « Je fis à sept ans, rapportera-t-il plus tard, le serment que fit Hannibal, à neuf ans, contre Rome ; je jurai une haine éternelle au commerce. »
Son père meurt alors qu'il n'a que neuf ans. Charles peut, cependant, poursuivre ses études. Il aurait souhaité être ingénieur militaire, mais, sous l'Ancien Régime, le corps n'était pas accessible aux roturiers. D'autre part, son père lui a interdit de disposer de l'héritage avant d'avoir atteint trente ans s'il ne se voue pas au commerce. Sa mère essaie de le décider à suivre la volonté paternelle. À diverses reprises, il semble avoir « déserté » l'emploi qui lui a été attribué. En 1793, à Lyon finalement, il cède. Il sera commis-voyageur en étoffes dans diverses villes ; il vivra à Paris ses dix dernières années. Mais sa haine du commerce ne désarme pas pour autant. Pour lui, les commerçants sont des parasites ; ils ne produisent rien, ils vivent au détriment des paysans et des manufacturiers d'un côté, des consommateurs de l'autre.
L'ennemi de la violence
Il semble bien, cependant, qu'à un moment au moins de sa vie Fourier ait été tenté par la spéculation, mais l'heure était mal choisie. En 1793, avec une partie de l'héritage de son père, il achète à Marseille diverses denrées coloniales et les fait envoyer à Lyon ; elles y parviennent au moment de l'insurrection royaliste et sont réquisitionnées. Quand les Montagnards l'emportent, il n'est pas question d'exiger d'eux une indemnité. Tout au contraire, Fourier est arrêté, menacé de l'échafaud, mais finalement relâché ; demeuré sur les listes de suspects, il est enrôlé dans l'armée révolutionnaire. Quand il est libéré, on lui rend ce qui reste de sa fortune en assignats dépréciés, ce qui le condamne à revenir provisoirement au commerce.
Est-ce le souvenir de ces années difficiles ? Fourier conservera la haine des pouvoirs dictatoriaux et de la violence. Il se réjouit des insurrections lyonnaises de 1831 et de 1834, mais n'y participe pas. Pour lui, le principe de toute morale, c'est de suivre ses passions et d'utiliser même celles qui, jusqu'ici, ont été officiellement réprouvées par la société : « Ma théorie se borne à […] utiliser les passions réprouvées, telles que la nature les donne et sans y rien changer. »
Pour un travail attrayant
Ennemi du commerce, Fourier l'est aussi du salariat, dont il critique tous les aspects- l'exploitation, l'insécurité, les risques, l'oppression- et dont il dénonce toutes les conséquences. Rien d'étonnant, pense-t-il, à ce que le travail ait toujours été considéré comme une souillure ou comme une malédiction. Mais il n'est pas fatal qu'il en soit ainsi. Le travail peut être attrayant s'il est aménagé de manière à satisfaire toutes les passions. Car Fourier va à contre-courant de la morale traditionnelle qui « envisage la duplicité d'action comme état essentiel et destin immuable de l'homme ».
Il distingue treize passions. Cinq passions correspondent aux cinq sens ; quatre assurent les rapports de l'individu avec ses semblables ; trois autres permettent de grouper les individus en séries : parmi ces dernières, la « papillonne », n'est autre que le besoin perpétuel de changement dont il faut tenir compte dans l'aménagement des horaires de travail comme dans la vie sexuelle. La dernière des passions, l'« harmonique », unit toutes les autres.
Fourier publie sur toutes sortes de sujets soit d'innombrables articles, soit d'énormes ouvrages, dont la disposition typographique sort du commun. Si la pauvreté est, pour lui, la principale cause des désordres sociaux, il n'en faut pas conclure, pense-t-il, à la nécessité d'une égalité totale ; ce qu'il faut, c'est donner au peuple l'aisance de la bourgeoisie. La production en sera notablement augmentée.
Les grandes lignes de ses idées sont définies dès 1803. Il compte, pour les appliquer, d'abord sur le pouvoir, ensuite sur un certain nombre de riches, auxquels il donne inutilement rendez-vous lorsque, de 1828 à 1837, il est comptable à Paris dans une maison du Sentier. Mais, déçu par l'indifférence de ses contemporains envers celui qui se donnait comme le nouveau Newton de l'ordre politique et social, il rassemble quelques disciples.
La phalange
Selon Fourier, il appartiendra à l'« association domestique agricole », ou phalange, de « marcher » contre la civilisation actuelle. Il a dénombré 810 caractères types ; dans la phalange, il faudra un exemplaire féminin de chaque type.
Le « phalanstère » qui abritera cette association sera établi dans une région vallonnée ou boisée, comme il en existe près de Lausanne, de Bruxelles ou de Paris. Le centre rassemblera toutes les activités collectives ; les ailes recevront les ateliers et les salles des enfants. La table sera commune, mais avec sept menus différents : cinq hiérarchisés selon les revenus des sociétaires, un pour les étrangers, un pour les enfants, qui seront chargés (puisqu'ils les aiment…) des travaux salissants et qui formeront les « petites hordes ». Chacun sera rétribué en proportion de trois principes : travail (5/12), capital (4/12), talent (3/12). Le phalanstère fonctionnera comme une coopérative de production et de consommation, où les échanges s'opéreront hors des pratiques commerciales courantes.
Des disciples
À partir de 1832, l'école fouriériste, ou école sociétaire, édite une revue, la Réforme industrielle ou le Phalanstère, que remplace ensuite la Phalange (elle paraîtra jusqu'en 1849). Alexandre Baudet-Dulary (1792-1878), médecin élu député d'Étampes en 1831 et démissionnaire en 1834, entreprend près de Houdan, en forêt de Rambouillet, à Condé-sur-Vesgre, la construction d'un phalanstère, qui ne peut être menée à bien, faute de fonds. Tombé malade, Fourier meurt dans la solitude, à la différence de Saint-Simon, contre lequel il n'avait cessé de rompre des lances, dénonçant dans l'industrialisme la plus récente de nos chimères scientifiques.
Après sa mort, son action sera prolongée surtout par Victor Considérant (1808-1893). Polytechnicien, celui-ci a quitté l'armée ; député en 1848, il essaie de créer un phalanstère au Texas. Échec. Échec aussi de deux Américains, W. H. Channing (1810-1884) et A. Brisbane (1809-1890).
De ces échecs sans rémission et du fait que Fourier fut un utopiste, qui ne prit conscience que d'une manière trop intuitive et trop confuse de l'interdépendance étroite qui lie dans les sociétés les forces économiques aux idéologies, faut-il conclure que rien de ce qu'il a pensé n'est passé dans la réalité ? Certains auront sans doute tendance à ne voir en lui qu'un des précurseurs du courant anarchiste. Tel n'était pas l'avis de Charles Gide, économiste et théoricien de la coopération qui lui a consacré un cours au Collège de France. Fourier fut le précurseur de la coopération. Ce sont d'ailleurs ses idées qui ont inspiré la fondation, à Lyon, en 1835, de la première coopérative de consommation, baptisée le « Commerce véridique et social ». Les vrais héritiers de Fourier sont ceux qui ont fait passer ses espoirs prophétiques du plan du rêve au plan de la réalité.