Henry James
Romancier britannique d'origine américaine (New York 1843-Londres 1916), frère de William James.
« Je me rappelle sans effort quelle irrésistible nostalgie m'a ramené en Europe… »
Précédant T. S. Eliot, appelé un peu plus tard à révolutionner l'art poétique en Angleterre, voici H. James, qui, lui, va faire prendre son tournant décisif au roman anglais. Avec Joseph Conrad, il incarne dans ce domaine le souffle étranger. Les deux hommes ne s'ignorent d'ailleurs pas. Leur technique offre même une certaine similitude. Mais on ne saurait aller plus loin. Il faut à l'ancien capitaine au long cours le cadre des « Sept Mers ». H. James réussit le paradoxe du cosmopolitisme en vase clos. Ce cosmopolitisme, il le doit à son père. Ce personnage, riche, pittoresque, quelque peu utopiste, se révèle réfractaire à tous les conformismes. D'humeur pérégrine, il promène des années entières ses quatre fils et sa fille à travers une Europe dont il réunit en une fervente admiration philosophes (Swedenborg, Fourier ou Carlyle) et romanciers, de Dickens à Balzac ou de G. Sand à G. Eliot. H. James junior partage intensément la passion paternelle pour le Vieux Continent, où il séjourne presque sans discontinuer de 1855 à 1860, poursuivant tour à tour ses études en Suisse, en Allemagne et en France. À partir de 1869, les traversées de l'Atlantique vont se multiplier. Parallèlement se relâchent de plus en plus les liens qui le rattachent encore au pays natal. Le scandale causé par son Hawthorne (1879) le fait soupirer sur la « mélancolique révélation de la vanité irascible, la vulgarité et l'ignorance » de ses compatriotes, peu portés à apprécier d'autre part la satire des Bostonians (1886). Accueilli à bras ouverts en 1906, après vingt ans d'absence, il déplore néanmoins (The American Scene, 1907) l'esprit matérialiste à l'origine de la prospérité de « ce Nouveau Monde » dont il n'a « que faire ». Sa carrière littéraire se passe véritablement en Angleterre. Et, en 1915, à la veille de sa mort, il prend la nationalité anglaise. Parce qu'à Londres « on y jette l'ancre pour la vie ».
« La sensation profondément délectable du changement… »
À la suite d'H. James, fortunés et nostalgiques du Vieux Monde, ses héros franchissent l'Océan. Sensation délicieuse du changement. « L'Europe étant le grand sédatif pour les Américains » (The Wings of the Dove [les Ailes de la colombe], 1902), à son arrivée en Angleterre, Strether (The Ambassadors, 1903) savoure l'expérience nouvelle comme un homme « tout à la joie de découvrir dans sa poche une fortune insolite ». Une si parfaite naïveté prépare de non moins parfaites désillusions, et des souffrances. H. James, d'une manière tantôt consciente, tantôt involontaire, rend très bien le déchirement de l'Américain avide de culture, irrésistiblement attiré par l'aura magique d'un art de vivre, mais rebuté par une certaine sclérose, une étroitesse d'esprit et de mœurs. Passé le premier moment d'enchantement de The Passionate Pilgrim (1871), par exemple, viennent les douloureuses expériences. Le talent s'annihile dans l'atmosphère de Florence pour le peintre Theobald (The Madonna of the Future and Other Tales, 1879). Il se détruit dans les délices de Rome pour le sculpteur Roderick Hudson (1875). Les jeunes Américaines de la Nouvelle-Angleterre n'arrivent pas à trouver le mode d'emploi des aristocrates français (Madame de Mauves, 1874), tandis que les Américains, trop européanisés et pervertis, se révèlent incapables de rétablir le contact avec le Nouveau Continent (The Europeans, 1878). La vision simpliste d'une Europe de perdition née d'une réaction épidermique ne cesse toutefois de se nuancer en s'élargissant. Si la jeune Daisy Miller (1878) reste encore le symbole inoubliable de l'innocence américaine en butte à la mesquinerie européenne, Newman (The American, 1877) et Francie (The Reverberator, 1888) sortent meurtris sans doute, mais enrichis de ce redoutable ordeal. Au feu des préjugés, de l'hypocrisie, ils s'épurent et grandissent moralement. Depuis 1881, l'Europe n'occupe plus le premier plan. Le regard scrute davantage l'âme. L'intérêt se porte sur l'épreuve personnelle, et l'œuvre atteint ainsi son couronnement au travers de l'aventure singulière d'Isabel (The Portrait of a Lady [Un portrait de femme], 1881), de Strether (The Ambassadors) et de Maggie (The Golden Bowl [la Coupe d'or], 1904).
« Il suffit de rendre assez intense la vision générale que le lecteur a du mal… Faites-le penser le mal, faites qu'il y pense pour son propre compte et vous voilà débarrassé des vaines spécifications… »
On pourrait reprocher à H. James, lui-même membre à part entière de la gentry, de ne peindre presque sans exception que des personnages riches dans le cadre de la haute société… Il ne faut pas s'y tromper. Richesse et brillant ne lui dissimulent pas les « horreurs de la saison mondaine ». L'univers doré constitue en quelque sorte son terrain de chasse littéraire (Notebooks [Carnets]). Parfaitement lucide, il se tient aux aguets. Il ne nourrit aucune illusion quant aux chances de survie d'une telle société. Sous le jeu complexe des relations civilisées, on découvre les sombres abysses humains explorés avec autant de passion et un art retrouvé par miss Compton-Burnett : amour sans sincérité de Morris pour Catherine (Washington Square, 1881) ; sordides calculs de Mme Merle (The Portrait of a Lady), poussant Osmond, son ancien amant, à épouser Isabel pour tout ce qu'elle en pourra « tirer » ; égoïsme exaspéré chez Mrs. Gereth, qui n'hésiterait pas à détruire le bonheur de Fleda et d'Owan (The Spoils of Poynton [les Dépouilles de Poynton], 1897) plutôt que de voir toucher à ses biens ; avidité de richesse toujours quand Kate Croy inspire à son fiancé, Merton Densher, la sinistre comédie des sentiments pour capter la fortune de Milly Theale mourante (The Wings of the Dove). L'argent fait un véritable gâchis de l'amitié (A Round of Visits, 1910). Le vernis des plus huppés ne tient pas sous la corruption (The Outcry [le Tollé], 1911), et, jusque dans les extrêmes racines de l'œuvre (The Ivory Tower, roman inachevé, 1917), il affirme la souveraineté du Mal. Le mal se glisse dans l'âme du fils et le pousse à tenter de tuer son beau-père (Master Eustace, 1871). Il fait des êtres humains de véritables mantes religieuses, que ce soit dans De Grey : A Romance (1868) ou dans The Sacred Fount (1901). Le mal rend trouble l'affection de Roger Lawrence pour l'orpheline qu'il élève (Watch and Ward, 1871), comme il confère une lueur étrange au regard que porte miss Olive Chancellor sur sa belle amie Verena (The Bostonians). Il s'appelle adultère dans A London Life (1888), obsession, perversité sexuelle dans The Turn of the Screw (le Tour d'écrou, 1898). Parfois, il prend une forme si subtile que Marcher, le héros de The Beast in the Jungle (la Bête dans la jungle, 1903), obnubilé par le rêve vague d'un destin démesuré, se révèle aveugle à la vie et au bonheur et qu'il en meurt. Le mal rôde autour des êtres sans défense. De l'assassinat pur et simple (My Friend Bingham, 1867 ; The Other House, 1896) au meurtre par omission volontaire du fils par la mère (The Author of « Beltraffio », 1885), les adultes trouvent cent façons de saccager les jardins de l'enfance. La fille devient un jouet entre les mains maternelles avides (The Awkward Age [l'Âge difficile], 1899). Les parents divorcés offrent aux yeux de leur fillette (What Maisie knew [Ce que savait Maisie], 1897) un spectacle dont « seule l'innocence de la jeunesse pouvait détourner le danger ». On trouve d'inquiétants personnages autour des enfants : précepteurs étranges (The Pupil [l'Élève], 1891) ; gouvernantes trop aimantes (The Turn of the Screw), intrigantes (What Maisie knew) ; et les domestiques de The Turn of the Screw, âmes damnées, même morts, continuent de l'au-delà à exercer leurs ravages en même temps qu'ils introduisent le lecteur dans le surnaturel.
« Seul le mortel silence du long regard, si proche, que nous fixions l'un sur l'autre donnait à toute cette horreur, si énorme qu'elle fût, son unique touche de surnaturel… »
L'attrait du surnaturel, pour H. James, ne présente qu'un rapport éloigné avec la religion, même quand G. Greene affirme : « Si jamais homme eut l'imagination assombrie par l'idée de l'enfer, c'est bien James. » Le Christ, Dieu ou le mysticisme n'entrent pas dans son éthique. Seul, peut-être, subsiste inconsciemment le vieux fonds de puritanisme de la Nouvelle-Angleterre, si fort chez Hawthorne et qui justifie la haute morale des plus nobles de ses personnages. Son surnaturel relève avant tout de son goût pour l'analyse du comportement humain sous sa forme la plus complexe et la plus mystérieuse. Tout tourne autour du psychique d'un individu précis et revient à lui. On retrouve ici, caractéristique du siècle, le narcissisme psychologique cher à Poe (William Wilson, 1839) et qui obsède O. Wilde (Portrait of Dorian Gray, 1891). Chez H. James, Bridon de The Jolly Corner (le Coin charmant, 1909) et l'historien américain Ralph de The Sense of the Past (le Sens du passé, 1917), autre roman inachevé, en offrent l'exemple le plus significatif. Revenu en Amérique, le premier se voit dans un fantôme, image de lui-même, s'il était resté à New York pour amasser de l'argent. L'autre découvre son propre visage d'une existence passée quand lui fait face le personnage de dos sur un portrait dans la maison familiale à Londres. Le fait étrange puise toujours son origine au fond de l'âme : remords (Sir Edmund Orme, 1891), tourment, angoisse (Nona Vincent ; Owen Wingrave, 1892). Parfois aussi, il naît de l'imagination exaspérée par la solitude, comme en témoigne le cas de la jeune gouvernante de The Turn of the Screw, l'un des chefs-d'œuvre de H. James, à coup sûr le plus commenté. Multiples et contradictoires, explications psychanalytiques, freudiennes accompagnent de non moins nombreuses questions. La gouvernante : ange, monstre ? Les enfants, Miles, Flora : anges, monstres ? H. James laisse au lecteur – qu'il éclaire cependant ici dans ses Notebooks et la préface à la nouvelle – le soin de découvrir « le motif du tapis ». Souvent tissé de rêves, l'auteur y retrouve ses propres hantises. Songes où passent des femmes mortes qui tuent leur remplaçante sacrilège (A Romance of Certain Old Clothes, 1868). Ombre féminine poursuivie par l'amour d'un homme (The Way it came, 1896). Vision de l'écrivain défunt qui s'oppose aux travaux de son biographe (The Real Right Thing, 1899), rappelant l'opposition venue d'on ne sait où quand Peter Baron tente de publier la correspondance du défunt (Sir Roderick Ferrand, 1892). Enfin, l'exploration du mystère de l'au-delà peut prendre un aspect morbide, étouffant, une sorte d'esthétisme du culte des morts (The Altar of the Dead [l'Autel des morts], 1895) que ne rafraîchissent ni l'élan religieux ni le mysticisme. Chose curieuse, cet observateur passionné du « grand théâtre obscur » répugne à tout ce qui de près ou de loin se rapproche du viol de la vie privée (A Small Boy and Others, 1913 ; Notes of a Son and a Brother, 1914 ; The Middle Years, autobiographie inachevée, 1917), en particulier celle de l'artiste, vivant (The Death of the Lion, 1894) ou mort (The Aspern Papers [les Papiers de Jeffrey Aspern], 1888). Pour lui, et The Birth-place (la Maison natale, 1903) illustre ce que disait Ashton dans The Real Right Thing (1899) : « L'artiste était ce qu'il faisait, il n'était rien de plus. »
« C'est l'art qui fait la vie… et je ne connais aucun substitut de quelque sorte que ce soit pour la force et la beauté de son processus… »
Sa conception de l'art, H. James l'exprime au travers de ses nombreux essais de critique littéraire allant de French Poets and Novelists (1878), Partial Portraits (1888), The Lesson of Balzac (1905) jusqu'à Notes on Novelists (1914) et, bien sûr, dans les magnifiques préfaces de l'édition définitive de New York des romans (1907-1909) et nouvelles qu'il estime dignes de le représenter auprès de la postérité. Des leçons de Tourgueniev, « le plus délicieux et aimable des hommes », de Flaubert, « nature puissante, grave, mélancolique, virile, profondément corrompue mais non corruptrice », d'E. de Goncourt, Maupassant, Zola ou Daudet, connus à Paris, où il arrive en 1875, H. James retient ce qu'il veut. Aussi le roman social ne l'absorbe-t-il que l'espace de trois ouvrages. En 1886, il donne le meilleur, The Bostonians, étude et satire du mouvement féministe aux États-Unis. La même année, The Princess Cassamassima, le plus naturaliste, raconte l'histoire du jeune révolutionnaire Hyacinth. Enfin, en 1890 paraît le moins bon, The Tragic Muse, où s'affrontent art et politique. Une autre expérience l'attire plus longuement. Celle du théâtre, où, de Daisy Miller (1883) à The High Bid (1908), il ne rencontre que des échecs. Du grand amour contrarié reste tout de même le sens du dialogue que révèlent par exemple The Awkward Age ou The Outcry. À ses yeux, l'artiste demeure un incompris. Tels l'écrivain Mark Ambient dans The Author of « Beltraffio », Dencombe, dans la nouvelle The Middle Years (1893) ou Lambert dans The Next Time (1893). Toujours le fameux Figure in the Carpet (le Motif du tapis, 1896) que le public ne recherche pas assez, ce qui n'empêche nullement Nick, le peintre de The Tragic Muse, d'abandonner positivement le monde pour se donner entièrement à son art. Car pour H. James, entré en littérature comme on entre en religion, l'art exige qu'on s'y consacre en toute exclusivité. La vie de ce travailleur infatigable que « l'oisiveté prolongée […] exaspère et […] déprime » se passe à l'affût de la « perle pure », du « joli petit germe », de la « menue chose », de la « petite anecdote », ou du « petit thème » (Notebooks), dont il fait sa « glane fructueuse » pour romans, contes et nouvelles. Dans son œuvre, pas un mot, une expression, une phrase qui ne relèvent d'une volonté et d'un arrangement délibérés. H. James atteint à une maîtrise impeccable, à la plus pure virtuosité formelle. Et sans doute une si entière possession de son art finit-elle par irriter. « Ses nouvelles sont des merveilles d'agencement. C'est un maître cuisinier ; mais je préfère les quartiers de viande à peine accommodés d'un De Foe ou d'un Fielding », déclare A. Gide. À beaucoup, la beauté de James semble glacée et sans substance à force de perfection. H. G. Wells, pour qui le roman doit avant tout servir de véhicule aux idées, parle d'église brillamment éclairée, mais vide de gens. Son opinion rejoint les « cathédrales de verre gelé » de L. Lewishon et les « grands fantômes de romans » découverts par V. W. Brooks dans l'œuvre d'H. James. Il ne faudrait pas que la critique de cette technique, au goût de certains quelque peu écrasante – surtout dans la dernière période –, fasse oublier la réalité de ses personnages et de l'action. Les éléments et les acteurs de son univers « jouent » entre eux autrement que comme les rouages d'une mécanique savante.
« C'est une histoire complexe, dont plus d'un fil échappe à l'œil nu… »
Un mélange de constante présence de l'auteur et d'éloignement volontaire du déroulement des événements ne facilite pas la tâche du lecteur. H. James n'appartient pas à ceux qui flattent le public. Son art ne souffre aucune concession, et le jugement qu'il porte sur Trollope suffit à s'en convaincre : « Il admet, écrit-il, que lui et le lecteur, cet ami confiant, font seulement » semblant « […] et qu'il peut donner à la narration le tour que celui qui le lit aimera le mieux. Une telle trahison d'un devoir sacré me semble, je le confesse, un crime terrible. » Pensant d'autre part qu'« une aventure humaine n'est pas a priori une chose positive, absolue et rigide, mais simplement une affaire de relation et d'appréciation », il fait avancer son roman surtout par points de vue. Ainsi, ses personnages ne prennent souvent leur existence que par rapport réciproque. Par exemple, les parents de What Maisie knew ne vivent qu'à travers le regard de la fillette. Le dialogue, obéissant à des règles strictes qui confèrent une valeur aux silences mêmes, resserre encore les limites de l'action. Comme Richardson, H. James cherche à rendre « les descriptions et réflexions instantanées ». Tout se passe au niveau de l'esprit, véritable caisse de résonance dans laquelle les problèmes prennent une ampleur immédiate. H. James ne peint pas la vie. Il l'explore. Sa pensée, comme celle de Conrad, ne procède pas directement, mais par « approximations », comme dirait Charles Du Bos, l'un de ses admirateurs. Dans sa préface de The Wings of the Dove, il écrit en effet : « Mon processus a recours, autant que possible, à une peinture indirecte […], comme pour approcher Milly en faisant des détours, et l'aborder en seconde main. »
« Elle possédait […] l'art d'être presque tragiquement impatiente, d'une impatience légère comme l'air ; d'être inexplicablement triste, d'une tristesse claire comme le jour ; d'être nettement gaie, d'une gaieté douce comme le crépuscule… »
Milly des Ailes de la colombe prend place dans l'importante galerie de personnages féminins, souvent héros de premier plan, de l'œuvre de James. Assez paradoxalement, le célibataire à qui on ne connaît aucune intrigue sentimentale excelle dans la peinture des femmes, qu'il semble considérer sujets par excellence pour des recherches expérimentales psychologiques. L'art qu'il possède au suprême degré de s'identifier à ses héroïnes – surtout quand elles appartiennent à son milieu social – fait d'Isabel Archer, Fleda Vetch, Milly Theale, Mme de Vionnet ou Maggie Verver des figures particulièrement attachantes. À l'opposé, mais de grande classe aussi, les aventurières, les Christine Light, Mme Merle et autres Charlotte Stant. Pourtant, ni belle ni brillante, sans ce piquant mondain dont se pare abondamment Eugenia de The Europeans, la Catherine de Washington Square impose sa personnalité faite de charme et de noblesse. Ces femmes ne se réalisent pas dans l'amour passion, tenu en piètre estime par le romancier, ni dans le mariage, trafic mondain ou d'orgueil (Crawford's Consistency, 1876 ; Longstaff's Marriage, 1878). Épousée souvent pour son argent (The Portrait of a Lady), abandonnée par l'homme qu'elle aime (The Wheel of Time, 1892), l'héroïne de James veut s'accomplir dans l'estime de soi. Au risque de se meurtrir et de saigner, elle cherche la liberté, à laquelle la femme américaine aspire de naissance. Ses sœurs en littérature anglaise – Elizabeth Bennet, Emma Woodhouse de Jane Austen par exemple –, elles aussi parées de bien des dons de la beauté et de l'esprit, ne la rejoignent pas sur ce terrain. Certes, Dorothea Brooke (Middlemarch) de G. Eliot s'affirme, par la noblesse de son abnégation, proche parente d'Isabel Archer (Portrait of a Lady), mais aucune ne possède « l'imprécision, la libéralité, l'ardeur sans but, l'intérêt sans pause » d'une Milly. On ne trouve pas en elles ce trop-plein de désir sous-jacent qui pousse Kate Croy à la recherche exclusive de son bonheur, même dans les voies des autres où une Jane Eyre, elle, tout aussi volontaire, refuse de s'engager. Encore étonnant que la soif des « raffinements d'impression » ne leur fasse pas quitter plus souvent les chastes chemins. Entre les féministes acharnées (The Bostonians), les mondaines (The Europeans) et les jeunes personnes quelque peu névrosées (The Turn of the Screw), l'amour et le meilleur du talent de James – gardant pour toujours vivante la fraîche vision de Minny Temple, sa cousine, trop tôt enlevée à une vie aimée avec passion – vont à la féminité, à la fragilité indomptable qu'incarne d'une façon si admirable la jeune « colombe » Milly Theale.
« Que chaque passage réponde à un motif, et que, tout en n'ayant aucune prétention à la simplicité, elle [l'œuvre] n'abandonne cependant jamais son désir de clarté. »
À ce point de vue exprimé par H. James dans The Wings of the Dove, il ne manque pour définir son œuvre que d'y ajouter l'humour diffus qui la baigne, un humour rendu encore plus aigu par son don d'observation minutieuse et lucide (Confidences, 1880). De cette œuvre prenante, difficile et longuement controversée, on dira encore qu'elle n'a jamais atteint au succès spectaculaire. Et pourtant, quelle qu'en soit la manière – directe ou non –, H. James prépare la voie à J. Joyce et à V. Woolf. Son influence, qui retrouve celle de Meredith, apparaît décisive pour l'essor du nouveau roman d'observation psychologique contemporain. Il a déjà connu de son vivant au moins une disciple immédiate avec la romancière américaine E. Wharton, et une similitude de conception de l'art fait aussi rapprocher de son nom celui de Proust. Toutefois, sa vision de l'esthétique littéraire apparaît si originale qu'on ne saurait encore en capter toutes les résonances, pas plus dans les lettres des États-Unis que dans celles de l'Europe.