nouveau roman
Terme générique désignant les recherches sur l'écriture romanesque menées, à partir des années 1950, par un groupe d'écrivains (qui comptait notamment Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon, etc.) et dont l'action essentielle a été de pratiquer une remise en question du récit linéaire traditionnel.
L'« aventure d'une écriture »
Dans la décennie 1950-1960 se développe un phénomène littéraire à la recherche d'une organisation et d'une expression en rapport avec les bouleversements radicaux qui font suite à la Seconde Guerre mondiale. Si les tenants du nouveau roman eux-mêmes se défendent de constituer un groupe, et si des différences criantes existent entre eux, ils partagent les mêmes interrogations et les mêmes refus.
Dans les années 1950 apparaît un ensemble d'œuvres liées par quelques traits communs : dénonciation de l'illusion romanesque sur laquelle repose jusqu'alors le roman traditionnel, soupçon jeté sur le contrat de confiance tacitement passé entre l'auteur et le lecteur, développement de toutes les techniques de la contre-illusion, refus de la psychologie, déconstruction du récit au profit de l'écriture, considérée comme une véritable aventure, et surtout définition du roman comme recherche perpétuelle.
L'école de Minuit
Avant d'être unis par une parenté de sensibilité, de recherche ou d'écriture, les écrivains du nouveau roman le sont par leur maison d'édition, les Éditions de Minuit, dont le directeur, Jérôme Lindon, prend le premier le risque de publier des écrivains inconnus, aux textes déroutants : Samuel Beckett et Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Robert Pinget, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Claude Ollier, auxquels se joindront plus tard Jean Ricardou et Marguerite Duras, déjà publiée par Gallimard. Les tirages sont limités, mais la critique ne refuse jamais à ces « auteurs de Minuit » une reconnaissance attestée par de nombreux prix : le Voyeur, de Robbe-Grillet, reçoit le prix des Critiques en 1955 ; la Modification, de Butor, le Renaudot en 1957 ; la Mise en scène, d'Ollier, le Médicis en 1958 ; la Route des Flandres, de Simon, le prix de l'Express en 1960.
Cette « école de Minuit » sera également appelée « école du regard », en raison de l'intérêt porté au monde par quelques écrivains – notamment Robbe-Grillet, Butor, Simon –, à la construction par le regard de l'objet de l'écriture et à la place faite aux descriptions d'objets insignifiants ou dérisoires (le célèbre quartier de tomate des Gommes (1953), la veilleuse bleue de la Modification (1957), les cartes postales partout épinglées aux pages des romans de Simon). On parlera aussi de « roman expérimental », pour l'importance donnée par tous à « l'expérimentation » mais par ironie, puisque Zola, en 1880, avait intitulé le Roman expérimental son manifeste naturaliste et que tout le nouveau roman rejette précisément le naturalisme ; encore d'« anté roman », parce que chacun semble s'appliquer à défaire à tout moment le récit quand il menace de prendre : « antéroman », parce que la place réservée à la réflexion sur la fiction et ses pouvoirs et à la discussion sur cette fiction est considérablement plus importante que « l'invention » de fictions ; enfin et surtout, d'« école du refus », parce qu'en effet les nouveaux romanciers se définissent au moins négativement par une récusation commune : la chronologie linéaire, la psychologie et donc la notion de personnage confondu avec une personne, l'histoire-tranche-de-vie, ressemblant à s'y tromper à la « réalité », le « naturel » soudain devenu suspect, la distinction entre la forme et le contenu, l'enchaînement mécanique et si rassurant des causes et des effets, en vertu duquel ce qui est raconté avant peut passer pour « être la cause » de tel événement.
Exprimés par Nathalie Sarraute dès l'Ère du soupçon, en 1956, ces refus polémiques seront synthétisés par Robbe-Grillet dans un recueil d'articles paru en 1963, Pour un nouveau roman.
Autant au moins que les œuvres romanesques, ces textes théoriques contribuent à faire percevoir le « nouveau roman » comme un système cohérent, en même temps qu'ils attirent l'attention sur un trait qui constitue pour beaucoup la tare majeure de cette littérature : son goût immodéré pour les spéculations abstraites qui, au cœur même des récits, mettent en péril l'intrigue et aussi le confort du lecteur.
Contre les credos littéraires
En raison de ses options fondamentales, c'est exactement à cette mise en danger du lecteur que vise le nouveau roman, en même temps qu'il ne ruse pas avec les propres manques, les doutes et les impasses de l'écrivain. Le nouveau roman est délibérément antihumaniste : de là viennent son mépris pour l'engagement, pour le roman à thèse, le roman pédagogique et politique, et son indifférence écœurée pour tout ce qui fait l'intérêt ordinaire de la vie humaine. Contre le Sartre existentialiste, convaincu que la littérature ne tire sa légitimité que du message qu'elle porte, l'« école de Minuit » choisit le Sartre de la Nausée, qui avait déjà dénoncé l'illusion romanesque. Sensible aux apports de la philosophie phénoménologique qui montrait l'influence réciproque du moi et du monde, la littérature nouvelle ne peut plus adhérer aux credos réaliste, naturaliste ou symboliste, pour lesquels l'homme lucide et conscient était au centre de tout. En fait, comme le note Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman, c'est surtout du réalisme qu'il faut se débarrasser, puisque « la seule conception romanesque qui ait cours aujourd'hui est, en fait, celle de Balzac ».
Comment, avec tant de refus, faire cependant quelque chose ? Comment se situer pour montrer par rapport à quoi on innove ? Car le nouveau roman justifie son qualificatif essentiellement en relation avec les grandes machines romanesques du xixe siècle, auxquelles bien d'autres avant lui s'étaient opposés : Proust en tout premier lieu, auquel Claude Simon doit tant, dans sa confrontation avec le temps ; Breton, pour sa critique radicale du dérisoire arbitraire romanesque ; Valéry, qui s'était tôt demandé comment on pouvait écrire des phrases aussi vaines que « La marquise sortit à cinq heures », phrase reprise par Claude Mauriac comme titre d'un de ses romans (1961) ; Céline, qui avait prédit au romanesque traditionnel, concurrencé par la radio et la télévision, un avenir difficile s'il s'obstinait à « copier » la réalité ; et Queneau, Vian, Bataille, sans oublier les précurseurs décisifs pour la mise en cause de la convention mimétique que sont Joyce, Faulkner, Virginia Woolf. Les écrivains de Minuit, qui sont d'abord des lecteurs, prennent en compte ces cassures et ces bouleversements, et en font un usage positif et original.
Pour une esthétique nouvelle
L'antihumanisme foncier du nouveau roman entraîne toute une série de conséquences sur la façon de ne pas raconter une histoire. Les œuvres (surtout celles des années 1950) se caractérisent par une contestation systématique du récit qui met en jeu une série de procédés extrêmes : des constructions trop savantes, répétant et variant une cellule narrative première, et laissant apercevoir une prolifération de récits possibles, dont aucun n'est conduit à son terme ; une combinaison complexe de l'aléatoire et de la reprise en ordre d'une série de composantes (sur le modèle de la musique sérielle) ; un jeu infini sur les variantes d'une même situation, d'un même mythe ; l'abondance intenable (et qui doit être ressentie comme telle par le lecteur) des descriptions qui s'enlisent pour rien, puisque l'objet n'est pas la métaphore de l'homme, puisque le paysage n'est plus symbolique ni anthropomorphique. Égarements dans des narrations impossibles, labyrinthes de récits qui repassent obstinément par les mêmes points, les mêmes lieux, sur les modes multiples de l'errance (métro, corridors de prisons, de cliniques, terrains vagues, plages désertes), pour se rendre à des rendez-vous décevants, puisque c'est une fois de plus à l'intrigue qu'on se heurte, après avoir pris des sens interdits (dans l'espace et dans la morale, au travers de personnages de voyeurs, de violeurs), tandis que le récit inlassablement se réfléchit : on pourrait ainsi évoquer l'univers romanesque créé par Robbe-Grillet dans le Voyeur (1955), la Jalousie (1957), Dans le labyrinthe (1959) ou encore la Maison de rendez-vous (1965), univers subtil et pervers, tel qu'on le retrouve également dans les scénarios de ses films.
Marqué par la double influence de Joyce et de Proust, l'univers de Claude Simon est aussi un lieu où se dilue l'intrigue romanesque, qui ne saurait avoir quelque rapport avec l'extérieur : le temps du récit n'a rien à voir avec un temps réel quelconque, le temps n'est plus que l'espace où se tient le discours d'un personnage minimal, obscur, qui tente de dire son passé sur le mode des associations confuses de souvenirs. Pour Simon, en effet, la mémoire est un « foisonnant rigoureux désordre » qui combine des motifs venant de temps et de lieux différents, et qui justifie donc, sur le plan de la structure narrative, que plusieurs histoires imbriquées se racontent. Mais le sujet ne saisit aucune loi et reste immergé dans une histoire élevée au statut de mythe incompréhensible. La Route des Flandres (1960) s'arrête sur la vision d'un monde s'écroulant « comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l'incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps ». Au fur et à mesure que se constitue l'œuvre de Simon, l'image, le tableau, la photographie, la carte postale deviennent des composantes fondamentales de sa poétique, privilégiant les images fixes, les instantanés. Ces fragments insérés produisent l'histoire sur un mode pictural abstrait ou sur le mode musical sériel, combinant indéfiniment quelques motifs – toujours les mêmes – selon des lois différentes, des Corps conducteurs (1970) à Triptyque (1973). La phrase ample, à peine ponctuée – car « la phrase courte coupe ce qui n'est pas coupé dans la réalité mentale » –, libère le foisonnement verbal, les répétitions, les récurrences, les concomitances, accordant à l'écriture et à ses méandres le rôle premier.
Dans cette combinatoire, le personnage identifié à la personne disparaît. On a beaucoup dit qu'il avait été remplacé par une intense fascination du nouveau roman pour les objets (au point qu'il a été qualifié de « littérature objective ») et par un travail soigneux de la description. Pourtant, ici encore, il faut faire des différences. Ainsi que l'a montré Roland Barthes dans un article des Essais critiques (1964), les objets n'ont pas la même fonction chez tel ou tel écrivain : « Robbe-Grillet décrit les objets pour en expulser l'homme, Butor en fait au contraire des attributs révélateurs de la conscience humaine, des pans d'espace et de temps où s'accrochent des particules, des rémanences de la personne. » Chez Nathalie Sarraute (le Planétarium, 1959), ils génèrent un malaise intense, tandis que les cartes postales qui prolifèrent chez Claude Simon contiennent potentiellement tout le passé. Ils sont rarement « appropriés » par quelqu'un : le personnage peut n'être qu'une initiale, un inconnu, comme chez Nathalie Sarraute (Portrait d'un inconnu, 1948), être menacé d'évanescence, encombré d'un double ou d'un sosie qui menace son « identité ». Mais le plus sûrement atteint, c'est le narrateur, privé de son omniscience divine et de ses prérogatives : qui dit « je » – c'est la question de Beckett (l'Innommable, 1953) –, qui sont-ils ? Ils sont surtout « là » avant d'être quelque chose ou quelqu'un. Ce sont les choses qui les entourent qui les produisent, comme chez Georges Perec (les Choses, 1965), à moins qu'ils ne soient que la somme des discours, des citations, des textes déposés en eux par la littérature, l'unique sujet du roman nouveau.
Très tôt Robbe-Grillet déclare que le nouveau roman est une recherche, et c'est ce qui fait sa fécondité : il expérimente, explore inlassablement, privilégiant, selon la formule du romancier et critique Jean Ricardou, l'« aventure d'une écriture » sur l'écriture des aventures. S'il se systématise peu à peu, si, bientôt apprivoisé et cadré, il n'étonne plus guère, il aura éclairé d'une lumière neuve les conditions de production de la fiction, l'activité de l'écrivain, l'espace du texte et, surtout, il aura appris à lire et à relire autrement l'ensemble de la littérature romanesque.