Ezra Loomis Pound
Écrivain américain (Hailey, Idaho, 1885-Venise 1972).
Un écrivain controversé
Poète d'abord, mais aussi critique littéraire, animateur, directeur de revues, traducteur et polémiste, Ezra Pound est l'un des enfants terribles des lettres américaines. Géniale pour les uns, paranoïaque pour les autres, son œuvre, en particulier la somme des Cantos, soulève la controverse, et ce d'autant plus que Pound, exilé en Italie, adopte certaines théories fascistes de Mussolini, participe aux émissions anti-américaines de Radio-Rome, est arrêté en 1945 et interné jusqu'en 1958. Même ses pairs, les poètes anglo-américains, ne sont pas d'accord à son sujet. Robert Graves lui dénie toute valeur. Edward Cummings (1894-1962) le salue comme le Einstein de la poésie moderne. T. S. Eliot lui dédie son Waste Land. Cette poésie savante, trop chargée d'allusions, peut rebuter, d'autant plus qu'avec l'âge elle se charge d'un pesant didactisme. Mais les premiers vers ont une grande force lyrique, et surtout l'homme a été un incomparable animateur, à l'origine de la poésie américaine moderne.
D'imagisme et vortiasme
Fils d'un fonctionnaire quaker, Pound fait ses études à l'université de Philadelphie (Pennsylvanie) et à Hamilton College (à Clinton, État de New York). En 1905, il est diplômé en littérature comparée – ce qui marquera son œuvre. Un moment professeur de langue à Wabash College, dans l'Indiana, il renonce à la pédagogie. Exhibant un anticonformisme agressif, il quitte ostensiblement les États-Unis, publie à Venise, en 1908, son premier volume de vers, A Lume Spento. Puis il s'installe à Londres, où, pendant douze ans, ses tenues tapageuses, ses fréquentations de la bohème littéraire semblent le rattacher à la tradition vieillissante de l'esthétisme fin de siècle. D'emblée, à Londres, puis à Paris, où il se fixe en 1920, il devient le grand animateur de la poésie des « expatriés ». Maigre, barbu et roux, avec ses manières de cow-boy sophistiqué et sa voix rauque, il mobilise les enthousiasmes, cristallise les volontés. Il est d'abord un catalyseur, avec un extraordinaire flair littéraire pour découvrir les nouveaux talents. À Londres, il travaille avec le poète irlandais William B. Yeats (1865-1939), se lie avec Ford Madox Ford (1873-1937), T. E. Hulme (1883-1917), Wyndham Lewis (1884-1957). Surtout il découvre T. S. Eliot, dont il impose The Waste Land, et avec James Joyce, dont il patronne A Portrait of the Artist as a Young Man et plus tard Ulysses, qu'il fait imprimer en feuilleton dans The Little Review.
Il collabore à Poetry : A Magazine of Verse, revue éditée en 1912 par Harriet Monroe aux États-Unis et où, avec T. S. Eliot, Richard Aldington (1892-1962), Robert Frost, va s'élaborer l'« imagisme ». Ce mouvement, né dans un restaurant de Soho, inspiré de Remy de Gourmont et de Poe, veut des poèmes courts, lapidaires, sans récit ni morale. Il s'agit d'enfermer dans le contour de mots un moment de sensibilité. Pour Pound : « Une image est ce qui présente un contenu à la fois intellectuel et émotionnel avec une rapidité fulgurante. » L'imagisme veut que la poésie utilise le langage commun, crée de nouveaux rythmes, cristallise en images le phénomène poétique. Son effet sera considérable sur la poésie anglo-américaine ; mais son existence même, brève. Dès 1915, un conflit avec Amy Lowell (1874-1925) conduit Pound à rompre avec l'imagisme pour lancer le « vorticisme », d'inspiration comparable, mais plus pure, considérant l'art comme « une sorte d'énergie proche de l'électricité ou de la radioactivité, une force capable de transfuser, de souder ». Avec son imagisme, Pound a appliqué un traitement de choc à la poésie anémiée du début du XXe s.
Ressources et curiosités exotiques
Un tel rayonnement est dû non seulement à l'homme, mais à son immense culture. Pound ne rassemble pas seulement ses contemporains ; il unit le passé et le présent, l'Orient et l'Occident. Les rapports privilégiés entre Eliot et lui s'expliquent : ce sont deux poètes savants, sollicités par une formidable culture, où dominent Dante, les troubadours, les poètes métaphysiciens anglais, les symbolistes français, les poètes chinois. La révolution poétique incarnée par Pound repose d'abord sur une réflexion critique. Dès 1910, son premier ouvrage critique, The Spirit of Romance (l'Esprit des littératures romanes), fixe des règles esthétiques en remettant en vogue certains poètes anciens, en particulier ses favoris : Homère, Sappho, Catulle, Ovide et Properce. Dans How to read (1931) et surtout Make it New (1934), Pound poursuit ce recyclage d'une tradition qu'il connaît bien. Il remet la littérature médiévale à la mode, non par snobisme, mais en spécialiste. Il conseille la lecture des vieux poèmes anglo-saxons, comme The Seafarer, qu'il a traduit, ainsi que le poème du Cid et les œuvres des troubadours qu'il a adaptées du provençal. Il relance Cavalcanti, Dante et surtout Villon. Il s'intéresse aussi à l'Extrême-Orient : au théâtre nô japonais (Noh, or Accomplishment, 1917 ; Certain Noble Plays of Japan, 1916) et à la poésie chinoise (1954). Il utilise dans plusieurs poèmes des idéogrammes chinois. Il a un talent exceptionnel de traducteur et d'adapteur dans Provenca (1910), Shih Ching (1955), dans ses traductions de Cavalcanti et Remy de Gourmont (1922), dans son adaptation des poèmes chinois : Cathay (1915).
Cet énorme travail d'animation, d'érudition et d'élaboration critique supporte l'œuvre poétique même. L'influence en est sensible dès les premiers poèmes : A Lume Spento (1908), Personae (1909 et 1926), Hugh Selwyn Mauberley (1920). Débarrassée de ses conventions, incrustée dans la réalité quotidienne, la poésie se veut témoignage. Le poète rend compte de son temps, comme le chroniqueur du Moyen Âge, et son geste sacralise. Les premiers poèmes n'ont pas l'hermétisme complexe des derniers Cantos. Dans Personae, Pound traite dans « The Tree » (« l'Arbre ») le thème de la métamorphose avec une simplicité directe. L'influence des troubadours se manifeste dans « Altaforte », poème exubérant sur Bertran de Born, et dans « Ballad of the Goodly Fere ». Ces poèmes montrent la maîtrise de Pound dans le maniement des formes classiques, son habileté à changer le rythme, à jouer sur les voyelles et les effets d'allitérations, comme dans « The Flame ». Mais l'influence de l'imagisme est plus évidente, par le choix du sujet et la précision de la vision, dans son poème sur le Métro parisien, « In a Station of the Metro ». « The Return » passe aux yeux d'Eliot et de Carl Sandburg (1878-1967) pour le meilleur poème du xxe s. En 1915, la meilleure partie de l'œuvre poétique de Pound est écrite, la plus publique en tout cas.
Mauberley (1920), ensemble de stances de forme élisabéthaine, est un poème ironique. Le premier morceau, inspiré de Ronsard, montre Pound-Mauberley cherchant le lieu de son sépulcre, car il s'est battu en vain pour ressusciter en Angleterre l'art moribond de la poésie. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le poème est une attaque radicale contre une civilisation philistine, thème qui sera développé dans les Cantos, qui hante Pound et qui explique son exil et son engagement politique.
Une « Divine Comédie » moderne
Commencés en 1915 et poursuivis jusqu'à la mort de l'écrivain en 1972, les Cantos sont la plus grande entreprise poétique du xxe s. « Divine Comédie » moderne, écrite en plusieurs langues, sur plusieurs niveaux, cette œuvre se veut sinon la « somme », du moins la chronique de l'écroulement d'un monde. Pound se propose d'émouvoir, d'enseigner et de plaire dans ce long monologue mal structuré sur l'Antiquité, la Renaissance et les Temps modernes. Dès le premier Canto, il définit son dessein :
Est-ce qu'ils veulent savoir de quoi nous avons parlé ?De litteris et de armis, pastentibusque ingeniis Des temps anciens et modernes ; des livres et des armes Et des hommes de génie.
Sur le plan formel, on trouve dans les Cantos une grande variété de rythmes, appartenant à tous les genres de toutes les époques. L'épopée s'y dissout souvent dans un didactisme un peu pédant, où l'auteur transmet ses obsessions idéologiques, en particulier sur l'usure capitaliste. Étalée sur un demi-siècle, la composition manque de fermeté. Les éléments viennent fusionner dans une sorte de fugue. Pound lui-même y voit une structure « idéogrammatique », rassemblant des éléments disparates en un sens nouveau. Si la formule a un sens, elle représente une volonté de réduire l'histoire au verbe, aspiration linguistique qui dépasserait la dialectique et expliquerait la fascination de Pound pour les idéogrammes. Au centre des Cantos paraissent deux idéogrammes chinois, cités de Confucius et qui signifient « nom correct ». L'histoire serait pour Pound l'histoire de l'effritement du langage, chaque crise sociale correspondant à une crise linguistique. À ce thème général semble s'ajouter un double mouvement : celui de la descente de l'homme dans la mort et celui de sa remontée par cette métamorphose du divin dans la vie quotidienne. Les Cantos sont pour Pound l'occasion d'un dialogue avec les grands hommes de l'histoire, politiques ou écrivains, qu'il interpelle familièrement. C'est aussi l'occasion de vaticiner sur la fin d'une société trop matérialiste, dont il crut lire la mort pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme pour D'Annunzio, c'est la poésie qui explique son ralliement au fascisme.
Arrêté en 1945, Pound est interné dans un camp, à Pise, où il écrit les Cantos pisans, qui comptent parmi les plus beaux, comme le « Canto 71 ». Enfermé dans un hôpital psychiatrique de Washington jusqu'en 1958, il revient à sa libération vivre, avec sa fille, dans le château de Merano, en Italie. Avouant sa faiblesse : « Je ne suis pas un demi-dieu », mais continuant à prétendre que « la beauté n'est pas folie », il poursuit dans les derniers Cantos sa recherche de formes musicales nouvelles. Il veut que l'écriture poétique incite une forme sémantique à en pénétrer une autre qui en pénétrerait une autre en un cycle infini, qui serait celui des Cantos. Les Cantos ne seraient pas une suite de collages et de citations, mais la révélation successive d'un texte volontairement inintelligible, se dévoilant dans la création poétique.
Esthète agressif et novateur, Ezra Pound est le premier artisan de la révolution poétique contemporaine. Animateur, il a su lier les écoles, les pays, les générations. Mais son œuvre poétique même souffre d'un excès de didactisme, d'allusions, de culture, voire de préciosité.