Albert Camus
Écrivain français (Mondovi, aujourd'hui Deraan, Algérie, 1913-Villeblevin, Yonne, 1960).
Une vie
En 1871, la famille Camus opte pour la France et, quittant l'Alsace, va s'installer en Algérie. Le fils, Lucien, ouvrier agricole, épouse Catherine Sintès, Espagnole de Majorque. Deux garçons naissent de cette union.
Albert, le second, voit le jour à Mondovi, près de Constantine, le 7 novembre 1913. Il n'a pas un an lorsque son père est mortellement blessé à la première bataille de la Marne : « […] mort au champ d'honneur, comme on dit. En bonne place, on peut voir dans un cadre doré la croix de guerre et la médaille militaire » (l'Envers et l'endroit).
La jeune veuve s'installe avec ses deux enfants et sa mère à Alger, dans le quartier des pauvres, faisant des ménages pour subvenir aux besoins de sa famille. Elle « donne son argent à sa mère. Celle-ci fait l'éducation des enfants avec une cravache. Quand elle frappe trop fort, sa fille lui dit : « Ne frappe pas sur la tête », parce que ce sont ses enfants, et elle les aime bien. »
De 1918 à 1923, Camus fréquente l'école primaire communale du quartier Belcourt, où un instituteur, Louis Germain, discerne les aptitudes du petit Albert et se consacre à lui, remplaçant le père. L'enfant réussit au concours des bourses de l'enseignement secondaire : il entre alors au lycée Mustapha d'Alger. Il est respecté de ses condisciples à cause de ses multiples talents, qui font oublier sa pauvreté ; on l'appelle affectueusement « le petit Prince » ; avec son professeur Jean Grenier naît une amitié qui durera jusqu'à la mort. Bachelier, Camus commence la classe de lettres supérieures, vivant avec intensité sur tous les plans, lorsqu'il est atteint par la tuberculose : « Une grave maladie m'ôta provisoirement la force de vie qui, en moi, transfigurait tout » (Carnets).
Grâce à des prêts d'honneur, il peut cependant reprendre ses études et s'inscrit à la section de philosophie de l'université d'Alger ; il obtient un diplôme d'études supérieures sur le sujet Néo-platonisme et pensée chrétienne. Mais l'université n'est pas pour lui une tour d'ivoire : il exerce divers métiers, se marie, divorce peu après ; il adhère au parti communiste, puis démissionne lors du pacte entre Staline et Pierre Laval ; il fonde la maison de la culture d'Alger et la troupe « Théâtre du travail ».
Pour cette troupe, avec plusieurs camarades, il compose un drame antifasciste, Révolte dans les Asturies devenant ainsi un écrivain engagé. Les représentations sont interdites par le gouvernement général. Dès ce moment, l'œuvre et la vie de Camus se confondent dans la naissance d'un « message ».
En 1937, il publie un recueil de nouvelles autobiographiques et symboliques auquel il travaille depuis plus de deux ans : « Pour moi, je sais que ma source est dans l'Envers et l'endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j'ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction. » Mais Pascal Pia l'engage comme journaliste à Alger républicain, et Camus apprend son métier, écrivant des articles dans tous les genres. Il publie notamment un compte rendu de la Nausée, admirant le talent de Sartre, mais déplorant sa perspective de la vie. Il donne alors un second recueil de nouvelles, Noces, écho du premier (« Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure »), puis, avec quelques amis, il fonde la revue Rivages, qu'il veut consacrer à une certaine forme de civilisation, aux antipodes de celle de Sartre : « Ce goût triomphant de la vie, voilà la vraie Méditerranée. » Il fait alors la connaissance de Malraux, mais, à la suite d'un reportage sur la misère en Kabylie, il doit quitter l'Algérie. En mai 1940, à Paris, il termine l'Étranger, vivotant d'un modeste emploi à la rédaction de France-Soir. En juin, il se replie avec le journal à Clermont-Ferrand, où il rédige l'essentiel du recueil le Mythe de Sisyphe. Vers la fin de l'année, il épouse Francine Faure, une Oranaise. En 1941, il retourne en Algérie, à Oran, où il met la dernière main au Mythe de Sisyphe, puis il entame la Peste. Rentré en France vers la fin de l'année, il se jette dans la Résistance active : « C'était un matin, à Lyon, et je lisais dans un journal l'exécution de Gabriel Péri. » Il participe aux activités du réseau « Combat » (mouvement Libération-Nord) pour le renseignement et la presse clandestine.
Sur les instances de Malraux, les éditions Gallimard publient l'Étranger en juillet 1942. Mais Camus a une grave rechute de tuberculose, et il se prépare à rejoindre Francine à Oran pour sa convalescence, lorsque les Alliés débarquent en Afrique du Nord. Le couple restera séparé jusqu'à la Libération.
La parution du recueil d'essais philosophiques le Mythe de Sisyphe (1943) est marquée par le succès et l'incompréhension. Nombre de critiques rapprochent de la pensée de Sartre un ouvrage où Camus écrit : « Je prends ici la liberté d'appeler suicide philosophique l'attitude existentielle. »
Camus devient cependant le délégué de « Combat » dans la fusion des mouvements de Résistance ; il publie clandestinement deux Lettres à un ami allemand et, le 24 août 1944, pendant les batailles de rues pour la libération de Paris, donne l'éditorial du premier numéro du journal Combat, sorti de la clandestinité. Tandis que Marcel Herrand crée, au théâtre des Mathurins, avec Maria Casarès dans le rôle de Martha, le Malentendu, qui connaît un semi-échec, Camus, codirecteur de Combat, veut donner au journal, et à toute la presse issue de la Libération, un visage nouveau : « Pour des hommes qui, pendant des années, écrivant un article, savaient que cet article pouvait se payer de la prison et de la mort, il est évident que les mots avaient une valeur et qu'ils devaient être réfléchis » (Actuelles I). En septembre 1945 naissent ses deux enfants, Jean et Catherine Camus. Quelques jours plus tard, la première de Caligula au théâtre Hébertot est un triomphe, mais on ne sait pas très bien si le succès est dû au texte de la pièce ou à la révélation, dans le rôle principal, d'un acteur de génie, Gérard Philipe. L'année suivante, Camus, qui a eu quelques difficultés avec le F.B.I., est accueilli chaleureusement par les universités américaines. Il se charge de la publication des œuvres inédites de Simone Weil, mais il n'arrive pas à faire prévaloir ses vues à la direction de Combat, avec lequel il rompt lors de sa prise de position contre la répression d'une révolte à Madagascar par l'armée française : c'est un échec personnel et la mort d'un idéal. En juin 1947, la Peste reçoit dès sa publication un accueil enthousiaste de la critique et du public, mais Camus semble n'éprouver qu'une sorte de désenchantement.
Cet état d'esprit est renforcé par un voyage en Algérie, suivi de l'échec, au théâtre Marigny, de l'État de siège, mis en scène par J.-L. Barrault. Camus voyage au Brésil en 1949. Dès son retour, à la fin août, il doit s'aliter et ne se relève que le 15 décembre, pour assister à la première de sa pièce les Justes, qui remporte un succès.
Affaibli, il travaille au ralenti, publie un recueil de ses articles Actuelles I. Puis un second ensemble d'essais philosophiques paraît sous le titre de l'Homme révolté, origine d'une vaste, longue et amère polémique.
Camus fait en 1952 un nouveau séjour en Algérie et, à son retour, rompt définitivement avec Sartre. Il met en chantier des nouvelles et adapte pour la scène les Possédés, de Dostoïevski.
Après Actuelles II (1953), il réunit des textes écrits depuis 1939 sous le titre de l'Été (1954) : « Ce monde est empoisonné de malheurs et semble s'y complaire. Il est tout entier livré à ce mal que Nietzsche appelait l'esprit de lourdeur. N'y prêtons pas la main. Il est vain de pleurer sur l'esprit, il suffit de travailler pour lui. »
Le 22 janvier 1956, il lance à Alger un courageux Appel pour une trêve civile en Algérie : « Pour intervenir sur ce point, ma seule qualification est d'avoir vécu le malheur algérien comme une tragédie personnelle et de ne pouvoir, en particulier, me réjouir d'aucune mort, quelle qu'elle soit. »
En septembre, il met en scène au théâtre des Mathurins son adaptation de Requien pour une nonne, de William Faulkner, et publie son dernier roman, la Chute.
En 1957, il donne un nouveau recueil de nouvelles, l'Exil et le royaume. Le 17 octobre, il reçoit le prix Nobel. Il dédie ses Discours de Suède à l'instituteur Louis Germain. Mais Actuelles III, recueil des articles sur l'Algérie, souffre d'une conspiration du silence. Camus fait un nouveau voyage en Grèce ; sa santé donne de nouveau de l'inquiétude.
En 1959, il met en scène les Possédés au théâtre Antoine, puis va se reposer dans une maison récemment achetée à Lourmarin, en Provence. Le 20 décembre, il répond à une série de questions d'un professeur américain, R. D. Spector : « Je ne relis pas mes livres. Je veux faire autre chose, je veux le faire […]. » Le 4 janvier 1960, entre Sens et Paris, la puissante voiture de Michel Gallimard dérape et s'écrase contre un arbre ; le passager, Albert Camus, âgé de quarante-sept ans, est tué sur le coup.
Son message philosophique
À une époque où triomphent les ismes de tout genre, Camus refuse délibérément tout système : « Une pensée profonde est en continuel devenir, elle épouse l'expérience d'une vie et s'y façonne. » Il s'apparente ainsi à Montaigne. Il choisit d'ailleurs d'exprimer sa pensée surtout sous forme d'essais, qu'il groupe en deux recueils formant les panneaux d'un diptyque, le Mythe de Sisyphe et l'Homme révolté. Il s'agit d'une perspective du monde articulée sur cinq points, de l'absence de Dieu à la révolte.
Constatant la présence de l'injustice et du mal sur la terre, Camus est conduit pour des raisons morales à l'agnosticisme, car tout se passe sur la terre comme si Dieu n'existait pas, sortant ainsi du « paradoxe d'un Dieu tout-puissant et malfaisant, ou bienfaisant et stérile » (l'Homme révolté).
Cette absence de Dieu débouche inévitablement sur l'absurde, caractérisant la relation entre l'homme et le monde : « Il n'est ni dans l'un, ni dans l'autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation » (le Mythe de Sisyphe). Alors que les existentialistes athées s'enferment dans l'absurdité totale et systématique, Camus affirme : « Constater l'absurdité de la vie ne peut être une fin, mais seulement un commencement » (Actuelles I) ; et cela lui permet d'élaborer une méthode.
La prise de conscience de l'absurde permet à l'homme de réintégrer le temps dans son unique réalité, celle de l'instant. Libérés de l'hypothèse de l'éternel ou d'un illusoire avenir, nous allons pouvoir vivre à plein notre seule existence, car, pour un homme, l'éternité est le temps de sa propre vie ; d'où le conseil profond : « N'attendez pas le jugement dernier, il a lieu tous les jours » (la Chute). La grandeur d'une telle perspective ne peut qu'exalter l'homme et refléter une attitude vitale, aux antipodes de l'angoisse existentialiste : « On ne découvre pas l'absurde sans être tenté d'écrire quelque manuel du bonheur » (l'Homme révolté).
Toutes les idéologies, dont la caractéristique est de s'arc-bouter sur une stratification du passé pour s'affirmer dans un avenir inexistant, sont ainsi exclues ; d'ailleurs, « les idées sont le contraire de la pensée ». Cela élimine certaines conceptions de la valeur, qui ne peut être « au bout de l'acte », comme l'estiment pragmatistes et existentialistes, ni tout simplement découler du « mouvement de l'histoire », comme le professent les marxistes. On ne saurait se satisfaire de ces solutions improvisées et inadéquates apportées au grand problème de notre civilisation, celui de l'absence de Dieu, jadis source définissante de toute valeur.
Pour maintenir l'essentielle notion de limite, il faut une valeur objective, permettant de juger de l'extérieur tout acte individuel ou collectif, sinon on se heurte à un dilemme des plus graves : « Quand le bien et le mal sont réintégrés dans le temps, confondus avec les événements, rien n'est bon ou mauvais, mais seulement prématuré ou périmé. Qui décidera de l'opportunité, sinon l'opportuniste ? ».
La révolte constituera la réponse définitive de Camus et la clef de voûte de sa pensée. Esquissée déjà dans le Mythe de Sisyphe (« […] elle est un confrontement perpétuel de l'homme et de sa propre obscurité. Elle est l'exigence d'une impossible transparence »), la notion humaniste culmine huit ans plus tard à la fin d'un vaste tableau, dans le style de Michelet, retraçant les grandes révoltes de l'histoire. L'homme qui offre sa vie affirme par là même l'existence d'une valeur extérieure à lui-même, valable pour tous, qu'il s'agisse de la liberté ou de la vérité, et ainsi crée pour l'humanité des références objectives, partant des limites- essentielles si notre civilisation doit être sauvée. Ainsi, « c'est pour toutes les existences en même temps que l'esclave se dresse lorsqu'il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l'insulte et qui l'opprime, ont une communauté prête ». Cette analyse culmine dans le fameux cogito, aussi vital à la pensée de Camus que l'autre l'était à celle de Descartes : « Je me révolte, donc nous sommes. »
Tel est le principe unificateur de cette pensée si vaste et aux aspects si divers. Camus lui-même écrivait au début de sa carrière philosophique : « Une seule certitude suffit à celui qui cherche. Il s'agit seulement d'en tirer toutes les conséquences. »
Son œuvre littéraire
Cette division de la pensée et de la forme littéraire adoptée pour les commodités de l'exposé, Camus l'aurait certainement reniée (« l'artiste au même titre que le penseur s'engage et devient son œuvre » [Discours de Suède]), d'autant plus qu'il se refusait aux simplifications, faciles et populaires, voyant « […] la grandeur de l'art dans cette perpétuelle tension entre la beauté et la douleur, la folie des hommes et la beauté de la création, la solitude insupportable et la foule harassante, le refus et le consentement ».
Au théâtre, il donna des pièces engagées, soit politiquement (Révolte dans les Asturies, les Justes, soit philosophiquement (Caligula, le Malentendu), ainsi que des adaptations. Écrites dans un style simple et souvent poétique, portant des messages élevés, ces pièces ne sont pas la partie la plus heureuse de son œuvre. Les meilleures nous semblent Caligula, dont l'aspect humoristique noir (la farce tragique) est une innovation, et les Justes, sauvée par une actualité politique ne cessant pas d'être brûlante (le problème de la fin et des moyens, des « mains sales » en politique). Amateur de théâtre au sens le plus riche de l'expression, Camus, dont la première et la dernière œuvre furent des pièces, ne se répète vraiment pas et présente une série d'expériences de forme : ainsi le Malentendu est une thèse structurée à l'emporte-pièce, avec des personnages tragiques qui sont presque des marionnettes ; l'État de siège est une œuvre impressionniste ; le Requiem est une vision de théâtralité pure. Cependant, c'est à ce genre plus qu'aux autres que l'on pourrait appliquer ce jugement : « […] la suite de ses œuvres n'est qu'une collection d'échecs. Mais si ces échecs gardent tous la même résonance, le créateur a su répéter l'image de sa propre condition, faire retentir le secret stérile dont il est détenteur ».
En revanche, dans le domaine de la fiction, Camus restera un des plus grands auteurs de la langue française. Autant de chefs-d'œuvre, qu'il s'agisse des contes de l'Envers et l'endroit des Noces ou de l'Été des nouvelles du recueil de l'Exil et le royaume ou des trois romans célèbres dans le monde entier, l'Étranger, la Peste et la Chute, où il joue son rôle « […] d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes ». Le style de Camus recèle une beauté poétique discrète, en retrait, qui élude toute analyse. On chercherait en vain dans l'œuvre de Camus « un effet », et cela dépasse la simple probité littéraire : la forme est pour lui une surface tensorielle séparant la conscience de la réalité, un équilibre délicat créant une nouvelle réalité par une redistribution signifiante de la matière. Pour le fond, les romans de Camus doivent leur succès au fait qu'ils peuvent se lire sur des paliers différents, reflétant ainsi le niveau d'intelligence et de pénétration du lecteur. L'Étranger est d'abord, dans un cadre exotique, l'histoire d'un crime et de son châtiment. Sous-jacente, le lecteur plus fin trouvera l'étude profonde d'une évolution psychologique d'un caractère très particulier, évoluant d'une indifférence vétilleuse à une passion inattendue pour la vérité ; enfin, plus profondément encore, on y découvre une prise de conscience progressive de l'absurde débouchant sur une révolte qui dépasse singulièrement le cadre étriqué de la vie de ce modeste employé de bureau : « […] j'avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que nous méritions. » De même, la Peste est au premier abord le récit d'une épidémie vue par un témoin compétent, le docteur Rieux, et la réaction unanimiste de la population d'une ville mise en état de siège. Puis on pense au nazisme (« la peste brune ») et, en creusant un peu, à l'Occupation, qui avait isolé la France en la coupant du monde libre. Derrière ces actualités politiques se profilent des thèmes plus universels et l'on est condamné à rester à la surface des choses si l'on ne comprend pas que la peste symbolise le consentement, le contraire même de la révolte. Tarrou, le plus pur des héros du roman, déclare : « Je sais de science certaine que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n'en est indemne. » Ainsi, dans ce roman qui, comme une symphonie, « se lit sur plusieurs portées », chaque personnage oppose à sa forme de peste une forme particulière de révolte, dont un des sommets est sans doute l'apostrophe du docteur Rieux au père Paneloux : « Je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où les enfants sont torturés. » Comme toutes les œuvres de génie, la Peste reste insondable, et on peut y ajouter des significations : la peste est l'époque inhumaine que nous préparent les ordinateurs aux mains des États tyrans, le règne de la machine sur les esprits et celui de l'administration rigoureuse sur nos vies. Enfin, comme une sorte de filigrane toujours présent, l'absurde et sa manifestation première, la présence de la mort. À cet égard, la fameuse scène où Camus décrit la représentation d'Orphée et Eurydice à l'Opéra municipal demeure la plus révélatrice : nul n'ignore, parmi les spectateurs, l'épidémie qui sévit sur Oran, chacun sait que la mort fauche à coups redoublés et qu'il est vulnérable, mais l'on se conduit comme si tout cela n'existait pas. Lorsque le chanteur tombe sur la scène, l'auditoire ne peut plus faire semblant d'ignorer l'étendue de ce fléau, et cela cause une panique. Ainsi revient un thème majeur : nous « jouons » à être éternels ; comme les courtisans de Caligula, comme les spectateurs d'Oran, nous ne pouvons supporter tout fait qui nous oblige à voir en face la vérité absurde, l'évidence inéluctable de notre mort. Mais constater cela est s'engager sur la voie de la révolte, dont les manifestations ici se déroulent de façon polyphonique : « Comparée à l'Étranger, la Peste marque sans discussion possible le passage d'une attitude de révolte solitaire à la reconnaissance d'une communauté dont il faut partager les luttes. »
Cela ne laisse pas d'être harassant, et la Chute, ouvrage auquel certains critiques accordent une valeur autobiographique, donne dans un ton désabusé. Cette confession de minuit de Jean-Baptiste Clamence, mystérieux « juge-pénitent », qui parle à la première personne et s'adresse, à travers un interlocuteur invisible, directement aux lecteurs, annonce l'antihéros du nouveau roman. Puis vient s'ajouter une subtilité de forme d'une insondable profondeur philosophique : Jean-Baptiste Clamence n'est autre que le lecteur du roman- vous, moi-, car nous sommes tous juges et coupables, car nous clamons tous dans le désert. « Ne sommes-nous pas tous semblables, parlant sans trêve et à personne, confrontés toujours aux mêmes questions bien que nous connaissions d'avance les réponses ? » On ne saura jamais si Jonas, dans l'avant-dernière nouvelle du recueil de l'Exil et le royaume, objective le drame de son écroulement mental par solitaire ou solidaire… Tout cela reste dur, mais la vraie révolte ne peut être qu'une prise de conscience de ce destin que nous ne pouvons empêcher, la conquête difficile de la lucidité ne peut qu'engendrer une joie profonde et orgueilleuse, et retentissent alors de toute leur splendeur les mots : « Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Ainsi, nous pouvons constater qu'il n'y a pas deux Camus, que le penseur et l'artiste ne font qu'un dans la seule préoccupation de peindre l'« humaine condition ». Son talent et son honnêteté intellectuelle l'imposèrent- à son corps défendant d'ailleurs- comme l'expression de la conscience de notre époque, et rares sont ceux qui ne souscrivent pas au jugement définitif de J.-P. Sartre : « Pour peu qu'on le lût et qu'on réfléchit, on se heurtait aux valeurs humaines qu'il tenait dans son poing serré. »