philosophie de l'absurde
Conception du monde qu'on trouve chez Jean-Paul Sartre et Albert Camus et qui affirme que le monde n'a pas de signification. (Elle s'exprime dans un théâtre de l'incommunicabilité [Beckett, Ionesco, Gombrowicz], substitut moderne du tragique classique.)
THÉÂTRE
La philosophie de l’absurde procède du sentiment d’une existence injustifiée. La conscience alors du défaut d’être se substitue à celle de la plénitude, toute finalité s’absente et le langage, privé de ses fins communicatives et signifiantes, se consume en lui-même et se défait. Cette problématique n’est certes pas étrangère au théâtre de l’absurde, mais ce théâtre ne consiste pas en une mise en scène de ce qu’on appelle la philosophie de l’absurde : c’est même le contraire qui est vrai. Le théâtre des années 1950 rejette précisément les pièces – celles de Sartre et de Camus notamment – qui tenaient ce discours : suspicion jetée sur l’action, mais, tout de même, il faut agir (les Mains sales) ; affirmation didactique de la solitude et de l’illusoire communication (Caligula, le Malentendu). Le théâtre de l’absurde, ou le « nouveau théâtre », s’inscrit en faux contre les discours idéologiques parce qu’il ne croit pas qu’ils puissent avoir un sens : tant qu’on raisonne pour dire qu’il est vain de raisonner, rien de fondamental n’est mis en cause. C’est pourquoi le « théâtre de l’absurde » doit s’entendre comme l’acte dramatique par lequel des silhouettes sans épaisseur ni identité exhibent la totale impuissance de la parole et non comme un ensemble d’œuvres qui auraient pour enjeu d’exposer les raisons que l’homme peut avoir de trouver sa vie insignifiante et sa condition tragique.
Le théâtre de l’absurde construit donc un rapport radicalement autre au langage : sur la scène se dévident des discours qui semblent tourner sur eux-mêmes, sans capacité de désigner quoi que ce soit d’extérieur ni de s’adresser à quiconque. Les mots ne sont plus gagés sur les choses : ils viennent du rien et vont se perdre dans le vide. La communication impossible ruine tout rapport entre les créatures qui sont là : « ça parle », mais elles ne parlent pas. Le théâtre de l’absurde dénie au langage tous ses pouvoirs. Mais, en même temps qu’il travaille à rendre le langage exsangue, le théâtre de l’absurde s’y confie tout entier : dans ces pièces dénuées d’intrigue, déconstruites, où des corps – qui sont souvent des loques – assistent à l’éclosion en eux de la négativité, il n’y a justement que des mots.
Les années cinquante
En 1950 est représentée aux Noctambules la Cantatrice chauve, d’Eugène Ionesco. La Grande et la Petite Manœuvre d’Arthur Adamov suit et surtout, en 1953, En attendant Godot, d’un écrivain à peu près inconnu bien que son œuvre romanesque soit alors achevée : Samuel Beckett. Le succès, relatif, est pourtant décisif : les intellectuels s’enthousiasment et la scène traditionnelle est durement secouée. C’est que, si le théâtre du xxe siècle a déjà connu des tentatives de renouvellement et de dépoussiérage radicales, il semble qu’on se trouve alors devant autre chose : Piscator et Brecht avaient « inventé » le théâtre « épique », qui éclairait d’un jour matérialiste les rapports sociaux ; Sartre, Camus et bien d’autres avaient « engagé » le théâtre et avaient décrit l’homme en proie à l’angoisse de sa condition. Mais ce nouveau théâtre se caractérisait par une double rupture, avec le théâtre bourgeois et le théâtre idéologique. Ni marxiste ni existentialiste, il ne prêchait pas, n’analysait rien : il balayait tout, et d’abord la certitude qu’il y a « de l’humain » quand même. Il semblait s’installer délibérément dans l’horreur, dont on pouvait alors penser que les totalitarismes avaient touché le fond. Ses « maîtres » n’étaient ni Brecht ni Sartre : c’était plutôt Artaud – qui, dans le Théâtre et son double (1938), avait proclamé la nécessité d’un retour à la scène comme lieu physique – et Pirandello, l’inventeur du « théâtre dans le théâtre », dont la trilogie Six Personnages en quête d’auteur (1921), Comme ci (ou comme ça) [1924], Ce soir on improvise (1930) était la représentation d’une représentation impossible.
Une nouvelle dramaturgie
Le théâtre de l’absurde démantèle tous les principes qui, depuis Aristote, régissent le théâtre occidental et reflète la crise profonde de l’après-guerre. Les spectateurs qui assistèrent à la première de la Cantatrice chauve attendirent longtemps et ne virent ni cantatrice ni chauve. Ceux qui coururent à la deuxième pièce de Ionesco représentée, la Leçon, purent avoir quelques inquiétudes sur les enseignants puisque le Professeur – qui n’apprend évidemment rien à sa jeune élève – la viole et la tue (elle est sa quarantième victime de la journée). Que dire de ceux qui, avec les clochards de Beckett, attendent encore un Godot qui ne viendra jamais ?
Le théâtre de l’absurde se soucie peu de construire une action et de la mener à son terme : pas d’intrigue ici, des rencontres, des hasards, des répétitions sans rime ni raison. Pas de personnages non plus, pas de héros psychologiquement cohérents et qui ressembleraient à des « personnes » : des corps, souvent repoussants, sales, à peu près interchangeables, soit qu’ils ne tirent un peu d’existence que du conformisme social (souvent petit-bourgeois) qui les compose, soit que leur existence dépende strictement de leur capacité à bavarder. Les premiers peuplent les premières pièces de Ionesco, les seconds traversent l’univers tragique de Beckett. Ils sont de surcroît le lieu de toutes les contradictions et de toutes les aberrations (en cas de besoin, ils peuvent se métamorphoser, s’envoler : le théâtre de l’absurde s’en prenant, notamment, à l’illusion réaliste). Ils se déplacent (à moins, comme chez Beckett, qu’ils ne soient frappés d’immobilité : Fin de partie, Oh les beaux jours) dans un espace scénique singulièrement bouleversé. Prenant au pied de la lettre l’injonction d’Artaud, pour qui la scène est un lieu concret et physique, les dramaturges des années 50 s’en servent pour rendre visibles les fondements mêmes de leurs pièces : dans la Cantatrice chauve, la porte (on sonne mais il n’y a personne), la pendule qui retentit de 28,35 coups sont autant de signes du dérèglement et de la sottise ; dans l’Invasion, d’Adamov, l’épouvantable désordre qui règne dans la chambre ne fait que traduire le désordre des pensées ; dans les Chaises, le vide, l’absence de tout le monde, et notamment de Dieu, sont rendus sensibles par les chaises qui occupent tout l’espace mais que personne n’occupe.
Mais c’est dans l’univers de Beckett que la puissance de l’espace et des choses est sans doute la plus terrifiante : sur fond noir, quelques objets-réceptacles (jarres où sont coincés les personnages de Comédie, poubelles de Fin de partie) « accueillent » des corps aux positions larvaires, tas de membres difformes, paralysés, mutilés, menacés par l’absorption dans la matière (terre, boue) et le retour à l’inerte et à l’informe. Les choses font peur parce que l’homme n’est plus leur maître. Le rêve d’un théâtre qui serait pure présence sur la scène, seul et scandaleux fait « d’être là », mais là pour rien, c’est sans doute le théâtre de l’absurde qui l’a accompli. Car les corps qui se déplacent sous la lumière – quand il en reste – n’ont rien à dire, rien à faire, rien à prouver. C’est en effet le langage, et donc les fondements mêmes de l’humain (« je parle, donc je suis »), qui est ici décomposé : à côté des lieux communs éculés que serinent à l’infini les Smith et les Watson de la Cantatrice chauve, des propos incohérents ou des hurlements, il y a l’usage dérisoire et tragique que font de la parole les personnages beckettiens : la langue, étranglée, ricoche, revient sur elle-même, haletante. Le langage est une excrétion qui suinte ; personne n’en dirige le flux puisqu’on n’ose parler du « sens ». L’être n’est ici que l’écho de bruits insensés. Un pas encore et Beckett s’attaque à la voix (Krapp, dans la Dernière Bande, écoute sa voix sur un magnétophone), puis au souffle même, spasmodique, devenu un râle (Acte sans paroles, Paroles et musique, Dis Joe).
Loin des bavardages prétentieux sur la condition humaine, ce théâtre de la crise des valeurs et du sens occupe le seul lieu possible après le nazisme et le goulag : celui de l’horreur.
La raison de l’absurde
Face à une négation aussi absolue de tout, les réactions furent vives : les uns haussèrent les épaules (surtout les disciples de Brecht et les écrivains engagés), les autres se détournèrent parce qu’ils avaient trop bien compris, les plus malins récupérèrent : il était finalement commode de redonner du sens à tout cela, de voir dans Godot la parabole de l’homme en attente de Dieu (d’où les réductions et les étymologies rassurantes – il y a God dans Godot) ou dans le théâtre de Ionesco l’héritage de l’aigre critique flaubertienne de la bêtise bourgeoise. On chercha à inscrire l’absurde dans la tradition théâtrale : on lui trouva des ancêtres dans le comique outré d’Aristophane ou de Plaute, dans la farce médiévale, dans les parades et les intermèdes grotesques de Shakespeare ou du théâtre romantique, dans les pirouettes de la commedia dell’arte ou dans les dramaturgies bouffonnes de Jarry et d’Apollinaire. Bien des dramaturges du reste se prêtèrent à cette interprétation : Ionesco vira au prédicateur, Adamov se tourna vers un théâtre historique (Printemps 71), Beckett résista, mais au prix du silence. Un dramaturge capital, qu’il n’est pas habituel de rattacher à l’absurde et qui en effet ne procédait que de lui-même, éclaire les difficultés et les impasses de ce courant : il s’agit de Jean Genet. Si le Balcon, les Nègres, les Paravents relèvent dans leur conception première d’une autre perspective – dans la mesure pourtant où ces pièces manifestent l’impossibilité de toute représentation et où elles contestent la possibilité de tout ordre (social, politique, esthétique même) –, ils participent de la même désespérance profonde : le monde occidental meurt et, tandis qu’il agonise, il peut se donner la fête somptueuse de sa propre mort. Ce théâtre est un ordonnateur des pompes funèbres. Comme tel, il exhibe la raison de l’absurde : exilé, aliéné dans son langage, privé dès lors de sa pensée, qui lui permettait de distinguer les temps et d’avoir une mémoire et une histoire, l’homme du théâtre de l’absurde est atteint de la maladie de la mort, d’autant plus pernicieuse que c’est invisiblement qu’elle ronge l’identité et sape les valeurs. Ce théâtre ne représente plus rien (pour cela, il faudrait qu’entre les mots et les choses le rapport ne soit pas suspect), ne raconte rien : il montre, mais le spectacle n’est pas réjouissant qui est le cauchemar d’un monde dont il ne faut pas espérer pouvoir se réveiller.
Dates clefs
1921 : Six Personnages en quête d’auteur, de Pirandello.
1924 : Comme ci (ou comme ça), de Pirandello
1930 : Ce soir on improvise, de Pirandello.
1938 : le Théâtre et son double, d’Artaud.
1950 : la Cantatrice chauve, de Ionesco, aux Noctambules. Publication de deux pièces d’Adamov : la Parodie, l’Invasion.
1951 : la Leçon, de Ionesco.
1952 : les Chaises, de Ionesco.
1953 : En attendant Godot, de S. Beckett. Le Professeur Taranne, d’Adamov.
1954 : les Bonnes, de Genet, au théâtre de la Huchette. Amédée ou Comment s’en débarrasser, de Ionesco.
1955 : Jacques ou la Soumission, de Ionesco.
1957 : Fin de partie, de Beckett.
1960 : le Balcon, de Genet. Rhinocéros, de Ionesco. La Dernière Bande, de Beckett.
1961 : les Paravents, de Genet.
1962 : Le roi se meurt, de Ionesco.
1963 : Oh les beaux jours, de Beckett.
1964 : Comédie, de Beckett.