Eric Patrick Clapp, dit Eric Clapton
Guitariste et chanteur de rock et de blues britannique (Ripley, Surrey, 1945).
Le plus grand guitariste de blues blanc du XXe s. est né dans les dernières semaines de la Seconde Guerre mondiale. Enfant de père inconnu, il est élevé par ses grands-parents maternels, Rose et Jack Clapp, qui lui offrent à l'âge de quatorze ans sa première guitare Hofner. Fils de personne, Eric Clapton invente sa filiation en s'appropriant l'idiome des déracinés, en imitant une langue noire. À seize ans, il joue dans les pubs des classiques de Big Bill Broonzy, John Lee Hooker ou Ramblin'Jack Elliott. « Muddy Waters a été mon père », dira-t-il plus tard. Tout au long de sa carrière scénique, il gardera comme signature musicale Crossroads, un blues haletant de Robert Johnson décrivant un esclave noir traqué par une bande de petits Blancs.
La naissance de « Dieu ». En 1963, Clapton rejoint son premier groupe, The Roosters, une formation de rhythm and blues avec Tom Guinness (futur Manfred Mann) à la basse. Après un bref passage chez Casey Jones And The Engineers, un combo pop dirigé par le chanteur liverpoolien Brian Cassar, Clapton remplace en octobre 1963 Tony Topham comme guitariste des Yardbirds. Les concerts du groupe au Richmond Crawdaddy Club, les enregistrements en public (album Five Live Yardbirds) dessinent déjà un style : l'urgence, la volubilité et le respect. Clapton y gagne, par antiphrase, le surnom de Slowhand (« main lente »). Il quitte toutefois les Yardbirds après la session de For Your Love, sur un désaccord avec le manager Giorgio Gomelsky, qui poussait le groupe vers une pop trop acidulée à son goût. « Tout ce qui n'était pas noir était du déchet », dira Clapton de cette époque d'orthodoxie. Le jeune puriste rejoint les Bluesbreakers de John Mayall, véritable atelier du blues boom britannique fréquenté par Peter Green et Mick Taylor, Jack Bruce et Mick Fleetwood. Les solos incandescents où Clapton déploie son lyrisme intègre, sa technique incomparable par l'attaque et le phrasé lui valent le surnom de God (« Dieu »). Le compagnonnage de Jack Bruce, bassiste virtuose rompu à l'improvisation jazz, va briser le carcan. En 1966, Clapton et Bruce fondent Cream avec le batteur Ginger Baker. « Je voulais être Buddy Guy avec un bassiste sachant composer », dira plus tard Clapton. Mais Cream, ce fut beaucoup plus. En plein swinging London, entre les Who et les Rolling Stones, les albums Fresh Cream, Disraeli Gears et le double Wheels Of Fire dessinent un nouvel horizon pour le rock : improvisations étirées, power trio, blues sur-électrifié, maturation du rock au-delà de la scène teen-ager, fuzz et guitare wah-wah (White Room), échappées lysergiques (Tales Of Brave Ulysses), riffs hard-rock (Sunshine Of Your Love), invention de la notion de supergroupe (attitudes inspirées, flash vestimentaire, poses prométhéennes). Cream fait le blitz au moment où Jimi Hendrix apporte à Londres des sonorités inouïes : en hommage croisé, Clapton se fait friser les cheveux façon afro, tandis que l'Experience de Jimi Hendrix reprend sur scène Sunshine Of Your Love. Après l'album Goodbye et deux concerts d'adieux le 26 octobre 1968 au Royal Albert Hall, Cream se sépare. Quelque temps auparavant, Clapton avait pris le solo de While My Guitar Gently Weeps, sous le pseudonyme de l'Angelo Mysterioso, pendant les sessions de l'Album Blanc des Beatles.
Errances et fulgurances. Incertain mais pressé, God forme alors un supergroupe, Blind Faith, avec Steve Winwood, Ginger Baker et le bassiste de Family, Rick Grech. Concert à Hyde Park en juin 1969, puis tournée américaine pour promouvoir un album studio éponyme, où Clapton signe sa première composition vocale, Presence Of The Lord. Au cours de cette tournée, Clapton se rapproche du groupe de première partie, Friends, fondé par Delaney et Bonnie Bramlett. À la dissolution de Blind Faith, Clapton repart en tournée comme side man du nouveau duo Delaney And Bonnie (album live sur le label Atco). À 25 ans, le guitar hero est fatigué et cherche de nouvelles voies : désir d'anonymat d'une pop-star brûlée, affirmation de la technique vocale contre le mythe de l'instrumentiste héroïque, abdication de la virtuosité dans un ensemble mélodique (l'influence de l'album du Band, Music From Big Pink, était déjà sensible dans une des dernières compositions de Clapton pour Cream, Badge, cosignée avec George Harrison). En 1970, par la résidence, le son et les fréquentations musicales, Clapton devient, comme Joe Cocker à la même époque, un musicien américain. Il enregistre alors à Los Angeles son premier album solo — Eric Clapton — avec le concours de Delaney Bramlett. Sur 11 compositions, 8 sont signées ou cosignées par Clapton, dont Blues Power et Let It Rain. Le disque, décevant, montre un exilé en quête de soi. Après les torrents de lave de Cream, c'est la chambre stérile. Quelques mois plus tard, Clapton va pourtant ajouter à sa discographie un opus essentiel. Pendant les séances du triple album de George Harrison, All Things Must Pass, avec Phil Spector à la console, Eric Clapton enregistre des maquettes avec Bobby Whitlock, Carl Radle et Jim Gordon. Il en naît un nouveau groupe, Derek And The Dominos, qui part se roder dans les clubs britanniques. Clapton est alors en plein marasme personnel : il est tombé éperdument amoureux de l'épouse de George Harrison, l'ex-mannequin Patti Boyd, qui l'éconduit. Déchiré, il s'envole pour Miami. Là, dans le studio, entre la poudre blanche et la slide guitar de son invité Duane Allman, il grave Layla et Majnun. Layla, c'est Patti Boyd-Harrison, pour un disque où le perdido amoureux passe du blues mimé au blues ressenti. Il faut écouter Key To The Highway ou Nobody Knows You When You're Down And Out : versions pyrotechniques, incendiées, romantisme du flamboiement échoué. Tout au long, c'est un superbe épanchement de guitares. Les concerts des 23 et 24 octobre 1970, au Fillmore East, portent la trace de cette incandescence (album Derek And The Dominos In Concert, 1973, remastérisé en 1994, avec des versions alternatives, sous le titre Live At The Fillmore). En mai 1971, Clapton enregistre en studio avec les Dominoes cinq titres probants, qui devaient constituer la matrice d'un second album (édités en 1988 sur la compilation Crossroads). Mais le groupe éclate sous la pression de la paranoïa et des drogues. Clapton dira : « Derek était un masque posé sur un fait : j'essayais de voler la femme d'un autre. » Seul, la coquille cassée, Clapton voit s'approcher la trentaine des rockers perdus. Il apparaît en août 1971 au concert pour le Bangladesh, reprenant le solo de While My Guitar Gently Weeps des Beatles, avant de s'enfoncer dans l'héroïne. L'année 1972 sera celle des guitares vendues pour acheter les doses létales que Clapton partage avec sa compagne, Alice Ormsby-Gore. Ému par son état mortifère, Pete Townshend, le leader des Who, organise au Rainbow de Londres un concert, où le guitariste, chancelant, apparaît avec le costume blanc porté au concert pour le Bangladesh, flanqué de Steve Winwood, de Ron Wood et de Jim Capaldi. Puis Clapton entre en cure de désintoxication par l'acupuncture à la clinique londonienne de Harley Street. Peu à peu, il s'arrache à sa dépendance.
Un préretraité hyperactif. Sorti du gouffre, Clapton repart à Miami pour enregistrer, en 1974, l'album du retour, 461 Ocean Boulevard, produit par Tom Dowd. En compagnie de Carl Radle, Dave Mason et George Terry, il définit une nouvelle couleur, solaire, cristalline (Let It Grow), avec slide guitar chantante (Motherless Children) et reprise reggae (I Shot The Sheriff, de Bob Marley, qui devient numéro 1 aux États-Unis et amorce le crossover reggae-rock). C'est le moment où les enfants de la révolution hippie aspirent au retrait. Mélodies laid-back, guitare qui souligne sans s'imposer, finesse apaisée, Clapton atteint une sérénité à l'extrême inverse du tourment de Layla. D'ailleurs, Patti Harrison vit désormais avec lui. En 1975, Clapton a trente ans, et plusieurs vies derrière lui. L'époque va le dépasser. Le son punk apparaît fin 1976, à Londres, comme une réaction violente à l'hyper-technicité des embourgeoisés du rock. Pour un temps, les guitar heroes sont mis au rencart. Clapton, mollement fidèle au blues, se réfugie dans des covers de légendes américaines (Bob Dylan, The Band, J. J. Cale), ouvrant la voie au country-boogie de Dire Straits. Ces années sont jalonnées de hits, tels Knockin'On Heaven's Door (1975), Hello Old Friend (1976), Cocaine (1977), Wonderful Tonight (1977), I Can't Stand It (1981). Pourtant, la carrière de Clapton continue de s'épanouir dans trois directions. Dès les années 1960, il faisait l'hommage de sa prolixité à ses amis de la scène rock. Au fil des années, on recense plus de 150 collaborations comme guest star. Après le Rock'n'roll Circus des Rolling Stones et le concert de 1969 du Plastic Ono Band à Toronto (solo halluciné sur Yer Blues), Clapton est apparu notamment sur les disques de Joe Cocker, Roger Daltrey, Stephen Stills, Aretha Franklin, Freddie King, Ringo Starr, Ry Cooder, Elton John, Tina Turner, Sting, Zucchero. En 1984, il seconde Roger Waters, ex-leader des Pink Floyd, pour une improbable tournée solo. En 1985, il manque s'électrocuter sur la scène du Live Aid, où il reprend pour la première fois le White Room des Cream. On peut l'entendre avec intérêt sur l'album Flashpoint des Rolling Stones (version de Little Red Rooster enregistrée en octobre 1989 au Shea Stadium) ou sur le Live in Japan de George Harrison, où le groupe de Clapton soutient avec ferveur l'éphémère retour à la scène de l'ancien Beatle. Lors du concert-hommage à Bob Dylan de l'automne 1992, Clapton joue avec maestria deux titres du compositeur de Sign Language. Un compagnonnage privilégié unira Clapton à Phil Collins de 1985 à 1990. Coproducteur de ses albums Behind The Sun (1985) et August (1986), membre de son groupe de scène, Phil Collins fait accéder Clapton aux guitares-synthés et aux vidéo-clips (participation de Clapton à l'album… But Seriously, de Phil Collins, en 1989), avant d'ironiser récemment sur ceux « qui jouent le blues en costume Armani » (par allusion aux choix vestimentaires d'Eric).
Le deuxième domaine où Clapton s'illustre est celui, inédit pour lui, de la musique de film. Il a notamment collaboré aux bandes sonores de The Color Of Money (Steven Spielberg), Water (avec Michael Caine), Homeboy (avec Mickey Rourke), Retour vers le futur (Heaven Is One Step Away), l'Arme fatale II et de la série de la BBC Edge Of Darkness.
Le magicien de la scène. Mais c'est indubitablement comme musicien de scène que Clapton imprime sa marque depuis vingt ans. Entouré de groupes protéiformes, il sillonne le monde en égrenant ses succès et, comme toujours, le blues. En décembre 1979, il enregistre au Budokan de Tokyo le double Just One Night, qu'il a longtemps considéré comme son meilleur album, secondé par Albert Lee, Gary Brooker et Chris Stainton. On y trouve, entre autres perles, une version sidérante d'intensité du Double Trouble d'Otis Rush. En 1986, Clapton tourne avec le « quatuor magique » composé de Phil Collins (batterie), Nathan East (basse) et Greg Phillinganes (claviers). Selon les témoins, et de l'aveu même de Clapton, le concert de Montreux 1986 dans cette formation est le plus beau qu'il ait jamais donné — vitesse diabolique, spires hendrixiennes. Ses trois derniers CD jouent tous sur la fibre live. En 1991 paraît une compilation de 24 concerts donnés au Royal Albert Hall. Avec quatre formations différentes, Clapton repasse d'abord ses succès pop, joue le blues en compagnie de Robert Cray, avant d'interpréter Ray Charles avec orchestre symphonique. La vidéo permet d'apprécier les coquets changements de coiffure en cours de cycle, de la raie médiane au crantage latéral. Cette même année, la mort accidentelle de son jeune fils Connor remet Clapton face à sa vérité : depuis l'époque de Layla, il n'est jamais plus authentique qu'après un choc émotionnel. La chanson Tears In Heaven et, surtout, l'album MTV Unplugged de 1992 proposent un espace intime, nostalgique du blues acoustique, avec la nudité d'une voix devenue l'une des plus caractéristiques du rock.
À 47 ans, Clapton trouve là son plus grand succès public : 14 millions d'albums vendus, 6 Grammy Awards en 1993. Paru en 1995, l'album From The Craddle prolonge cet effet live : enregistrement brut sans re-recording, reprises rugueuses de blues chicagoans, longs solos déchaînés (Five Long Years). En prolongement scénique, la tournée Blues de 1995 offrait deux heures quinze de très grande musique. En T-shirt et pantalons blancs, le maître, utilisant une guitare par titre (Fender Stratocaster, National Steel, Gibson…), jouait virilement la musique de sa vie, avec la générosité incomparable d'un artiste au sommet de son art.
Le dandy protéiforme. À cinquante ans, Eric Clapton offre une extraordinaire diversité de profils et d'aventures. En pleine possession de ses moyens, il peut se revisiter lui-même comme une légende, ce qui l'a fait comparer à un Duke Ellington de la guitare. Guitar hero, ascète du blues, fracasseur psychédélique, troubadour laid-back, tueur de dames, londonien, survivant, il est depuis 30 ans le guitariste que l'on imite devant la glace. Il y a un glamour Clapton : en rendant héroïque le retrait de la génération post-1968, son élégance a donné une voix à la désillusion, toujours avec dandysme : les oripeaux flashy de l'époque Cream, les costumes blancs du Rainbow, les débardeurs de l'expatriation US, l'époque tailleur milanais, la simplicité minimale de la tournée 1995. L'homme pressé traîne aussi derrière lui une légende de séduction jet-set ; on l'aurait notamment vu avec Lori del Santo, Greta Scacchi, Patsy Kensit, Carla Bruni ou Naomi Campbell : le fils de Muddy Waters est devenu un abonné des tabloïds. Mais sa ligne de vie est inscrite dans les douze mesures du blues.
En se voulant seulement musicien quand on l'appelait « Dieu », Clapton a dépassé le mythe de la juvénilité rock and roll pour atteindre la longévité des grands bluesmen. Hendrix fut un phénix sans résurrection, Clapton reste un chat aux sept vies.