McKinley Morganfield, dit Muddy Waters
Guitariste et chanteur de blues américain (Rolling Fork, Mississippi, 1915-Chicago, Illinois, 1983).
Par son charisme, Muddy Waters occupe une place centrale dans la définition du blues électrique de Chicago après la guerre. En outre, son influence sur les groupes britanniques des années 1960 (Rolling Stones en particulier) a joué un rôle déterminant dans la reconnaissance internationale du blues.
Du Mississippi à Chicago. Élevé sur la plantation Stovall, près de Clarksdale, au cœur du Delta, le jeune McKinley Morganfield devient Muddy Waters à cause de son habitude à patauger dans un étang voisin. Mais sa vocation musicale tient à la fréquentation de Son House, un bluesman dont l'influence est forte sur tout le Delta blues d'avant-guerre. S'il adopte le style de Son House — jeu au bottleneck, répertoire —, Muddy Waters est aussi un fervent admirateur de groupes de musiciens professionnels très éclectiques comme les Mississippi Sheiks, qui détermineront son désir de ne vivre que de sa musique, contrairement aux autres bluesmen régionaux.
L'ethnomusicologue Alan Lomax, à la recherche d'un autre Robert Johnson, est orienté vers le jeune Muddy Waters que l'on présente, dans la région, comme le meilleur nouveau bluesman du Delta. En 1941 et 1942, Lomax enregistre plusieurs fois Muddy pour la bibliothèque du Congrès, soit en soliste, soit au sein du petit orchestre à cordes qu'il a formé sur le modèle des Sheiks. Il l'interviewe aussi substantiellement.
Cette intrusion soudaine d'un Nordiste intéressé par le blues encourage Muddy Waters à quitter le Mississippi. Il gagne Chicago en 1943, où il est pris sous l'aile protectrice de Big Bill Broonzy et de John Lee « Sonny Boy » Williamson.
Le roi du Chicago blues. Bien que la couronne lui ait été ardemment disputée par son vieux rival et compère Howlin'Wolf et par quelques autres, Muddy Waters a dominé le Chicago blues des années 1950. Son orchestre, constamment renouvelé et, d'une certaine façon modernisé, a accueilli les meilleurs nouveaux solistes de la ville (la plupart feront ensuite carrière sous leur nom) et défini le genre : les harmonicistes Big Walter Horton, Junior Wells, James Cotton, Mojo Buford, George Smith ; les guitaristes Jimmy Rogers, Pat Hare, Buddy Guy ; les bassistes Calvin Jones et Willie Dixon ; les batteurs Fred Below, Francis Clay, Willie Smith….
En 1958, Muddy Waters quitte pour la première fois l'Amérique afin de se produire en Angleterre, à l'initiative du jazzman anglais Chris Barber. Le public européen, habitué au blues acoustique et soliste popularisé par Big Bill Broonzy et Leadbelly, ne lui reserve pas un accueil très enthousiaste, car dérouté par le Chicago blues électrique puissant de Muddy. Mais sa présence en Angleterre aura des conséquences énormes sur l'émergence du british blues.
De retour aux États-unis, Muddy Waters doit faire face à l'indifférence de plus en plus grande du public noir pour le blues, trop lié à l'esprit de la ségrégation et dont la préférence va désormais au rhythm and blues et, surtout, au fur et à mesure des années 1960, à la nouvelle soul music. L'expérience européenne permet à Muddy de saisir l'opportunité du blues revival, cette découverte du blues par les jeunes blancs nordistes, pour se produire dans les grands festivals comme Newport, devant des auditoires exclusivement de race blanche ! Et bientôt de revenir en Europe avec la tournée de l'American Folk Blues Festival 1963, y obtenant cette fois un triomphe. Depuis 1958, le public avait évolué grâce aux groupes britanniques qui s'étaient constitués en imitant Muddy et les autres grands du Chicago blues.
Le label. Chess continue à produire des 45 tours à destination de son public noir traditionnel, qui s'amenuise d'année en année au profit de James Brown ou d'Otis Redding. Ces disques demeurent cependant d'un très haut niveau artistique, avec des compositions brillantes (Same Thing, Can't Lose What You Ain't Never Had, Put Me InYour Lay Away Plan), un orchestre soudé à l'extrême et un Muddy Waters dont la cinquantaine triomphante ne fait que renforcer le charisme. Parallèlement, Chess lui fait enregistrer des microsillons pour son nouveau public blanc : live au festival de Newport ; un superbe album acoustique (The Folk Singer, 1964), clin d'œil aux acheteurs de Bob Dylan, et même des albums psychédéliques (Electric Mud, 1968).
Lorsque les Rolling Stones se rendent pour la première fois à Chicago, ils apportent à Chess de substantielles royalties, que les vieux roués ne reversent guère à leurs artistes. Les Stones finissent par trouver Muddy : il est en train de repeindre la villa de la famille Chess sur le lac Michigan, payant ainsi par de menus travaux son maintien « par bienveillance » sur le label !.
Le succès des Rolling Stones en Amérique même ouvre définitivement à Muddy Waters les portes du public de rock, dont il devient une sorte de figure originale emblématique. Il enregistre en compagnie de Paul Butterfield et Mike Bloomfield, les chantres de ce nouveau « blues blanc » yankee (Fathers & Sons, 1969), revient de nombreuses fois en Europe, en Australie, au Japon, entouré d'un orchestre de jeunes musiciens noirs et blancs, en plus du pianiste vétéran Pinetop Perkins qui a pris la place d'Otis Spann, décédé en 1970.
Le « père » du blues. La personnalité de Muddy Waters, chaleureux, bienveillant, protecteur ; sa présence extraordinaire — il lui suffit d'apparaître sur n'importe quelle scène du monde pour imposer un silence respectueux ; sa musique, qui n'a que peu changé depuis les années 1950 mais qui rencontre maintenant les goûts de la jeunesse du monde entier, font saluer Muddy Waters comme le « père du blues ». Les dernières années de sa vie sont tout entières consacrées à véhiculer et savourer cette nouvelle réputation.