Gérard Philipe

Acteur français (Cannes 1922-Paris 1959).

Mort au moment où il allait interpréter Hamlet, Gérard Philipe fut enterré dans le costume du Cid : cet éternel jeune homme, ce cascadeur des classiques avait su redonner au théâtre traditionnel une nouvelle jeunesse et une nouvelle force. Il avait surtout incarné l'enthousiasme romantique, vite déçu, de l'après-guerre, l'espoir d'un monde neuf où combats et entreprises pouvaient avoir une fin, et une fin humaine : en témoignèrent son engagement dans le Mouvement de la paix, son activité syndicale, sa conscience de sa responsabilité d'homme.

L'emblème du théâtre populaire

C'est au théâtre que Gérard Philipe (il ajouta un e muet à son nom, « pour que cela fasse treize lettres », dit-il) se fit d'abord connaître, grâce à son élégance, son charme, son sourire, sa diction un peu nasillarde, son émouvante fragilité. Il débuta au Casino de Nice, sous l’Occupation, dans une comédie d'André Roussin, Une grande fille toute simple, puis « monta » à Paris, où il fut engagé par Douking pour tenir le rôle de l'ange dans Sodome et Gomorrhe de Giraudoux. Il fut ensuite le prince Blanc de Federico d'après Mérimée, le Caligula d'Albert Camus (premier rôle vedette en 1945, premier grand succès), le poète des Épiphanies (1947), de son ami Henri Pichette, qui écrivit, pour lui, Nucléa : autant de traits qui contribuèrent à forger son mythe. Il est vrai qu'au Conservatoire, sous la direction de Georges Le Roy, il s'était préparé à « la transition entre les traditions des grands classiques et la tradition du tramway, celle du temps où nous sommes et où il nous faut assumer dans la fièvre ce qui devrait être assumé dans la détente ».

Après avoir refusé, s'estimant insuffisamment préparé, le rôle du Cid que lui avait offert Jean Vilar, il répondit favorablement à l’appel du Théâtre national populaire en 1951. Cette année-là, il créa le Prince de Hombourg de Kleist au Festival d'Avignon, puis incarna avec éclat Rodrigue dans le Cid, qu'il joua au TNP « à la pointe de l'épée ». Dès lors, il devint l'emblème du théâtre populaire. Ce fut ensuite une série de triomphes, toujours fondés sur une adéquation rigoureuse entre le comédien et ses personnages : le Lorenzaccio (1953) de la pièce éponyme, l'Octave des Caprices de Marianne (1958) ou le Perdican d'On ne badine pas avec l'amour (1959) chez Musset, Richard II chez Shakespeare (1954), ou Ruy Blas pour Victor Hugo (1954). Sa fougue, son talent aux multiples expressions firent alors de lui le meilleur jeune premier héroïque de sa génération. Après Philipe, le TNP ne connut plus jamais cette étonnante communion entre la scène et le public : il est vrai qu'on était passé de la « tradition du tramway » à celle de la fusée spatiale, du cadre de la scène à l'écran de télévision, et de la réunion heureuse des spectateurs à la passivité de la « foule solitaire ».

De l’âme pure au héros sombre

Au cinéma, il eut l'occasion d'épanouir encore plus diversement ses dons. Les producteurs voyaient en lui le successeur tout désigné de Jean-Pierre Aumont ou de Claude Dauphin. Marc Allégret le pressentit pour être Phil dans une adaptation du Blé en herbe de Colette, mais le projet n'aboutit pas (il était d'ailleurs déjà trop âgé). Gérard Philipe débuta officiellement au cinéma dans les Petites du quai aux Fleurs (Marc Allégret, 1944), aux côtés d'Odette Joyeux et de Danièle Delorme. Prestation encore un peu terne, comme fut celle du Pays sans étoiles (G. Lacombe, 1946), où il entrait pourtant de plain-pied dans l'univers féerique de Pierre Véry.

En revanche, son interprétation « inspirée » du prince Muichkine dans l'Idiot (G. Lampin, 1946) le propulsa au zénith des jeunes premiers : la vedette du film, ce n'était pas Edwige Feuillère, ni Dostoïevski, c'était lui. Comme l'écrivit dans Cinémonde Jacques Doniol-Valcroze : « Il y a lui... et les autres. Un léger effort, un minuscule appel du pied, et il est devenu l'Idiot. On tremble à l'idée que l'on pourrait nous gâcher un tel talent... » Un deuxième rôle en or l'attendait : celui de François, l'adolescent en révolte ouverte contre la morale bourgeoise du Diable au corps (C. Autant-Lara, 1947), d’après Radiguet. Le film scandalisa les bien-pensants, mais pulvérisa les records de recettes. Il valut au jeune acteur (25 ans tout juste) le prix d'interprétation au festival de Bruxelles.

Désormais, on lui proposa des rôles sur mesure : Fabrice del Dongo dans la Chartreuse de Parme (Christian-Jaque, 1948), Faust dans la Beauté du diable (R. Clair, 1950), le rêveur éveillé de Juliette ou la Clef des songes (M. Carné, 1951), le caracolant Fanfan la Tulipe (Christian-Jaque, 1952), Julien Sorel dans le Rouge et le Noir (Autant-Lara, 1954), enfin Till Eulenspiegel (1956), le Mandrin flamand, personnage si conforme à ses vœux (mélange de panache juvénile et d'idéal progressiste) qu'il décida pour une fois d'être son propre metteur en scène (sous la supervision technique de Joris Ivens). Expérience décevante, la truculence flamande échappant à ce fils du Midi, et son humour bon enfant restant à la surface de l'épopée picaresque de Charles De Coster. Il est d'ailleurs singulier d'observer que dans presque tous les films cités, qui lui ont valu sa réputation la plus flatteuse, la mise en scène est pauvre, voire inexistante – tout se passant comme si Gérard Philipe avait besoin, pour briller, d'une toile de fond incolore, devant laquelle il pût trôner seul, comme à la scène.

Il existe cependant un autre aspect de Gérard Philipe, plus inquiétant, plus complexe, et mieux accordé, semble-t-il, aux exigences de l'écran : paradoxalement, le public l'apprécia moins dans ces rôles ambigus, où il fut pourtant remarquable. Nous pensons au lieutenant dépravé de la Ronde (M. Ophuls, 1950), traînant son ennui et sa débauche triste ; au médecin déchu des Orgueilleux (Y. Allégret, 1953), où il en fait presque trop en sens inverse ; à l'étrange et fascinant Monsieur Ripois (R. Clément, 1954), fugueur cynique vivant aux crochets des femmes mûres ; au peintre rongé par l'alcool et le mal de vivre de Montparnasse 19 (J. Becker, 1958) ; ou encore à l'Octave Mouret de Pot-Bouille (J. Duvivier, 1957), nageant avec aisance dans les eaux troubles de l'hypocrisie bourgeoise. On peut préférer, et de loin, ce personnage de dandy pervers à la gravure de mode au teint lisse et à l'âme pure dont les midinettes des années 1950 avaient fait leur idole : non seulement pour le travail de composition qu'il exige de l'acteur (plutôt porté sur les héros « positifs »), mais aussi pour la maîtrise dont ont fait preuve, pour le coup, ses metteurs en scène. Ophuls, Clément, Duvivier, Becker entre autres. Vadim lui-même a rarement été aussi bien inspiré qu'en lui confiant le rôle du machiavélique Valmont dans ses Liaisons dangereuses 1960 (1959).

Gérard Philipe avait épousé, en 1951, Nicole Fourcade, qui prit dès ce moment-là le nom d'Anne Philipe et retraça dans un récit les derniers moments de son mari, mort à 37 ans : le Temps d'un soupir (1963).