René Char

Poète français (L'Isle-sur-la-Sorgue, Vaucluse, 1907-Paris 1988).

Introduction

Le grand adolescent qui en 1925 suit les cours de l'École de commerce de Marseille est-il déjà René Char ? Et le vendeur de porte-à-porte qui place du whisky de bar en bar, et en même temps lit Villon, Vigny, Nerval ou Baudelaire, n'est-il pas déjà René Char – peut-être le plus grand poète du siècle ?

Les Char sont de purs Vauclusiens, vrais prolétaires. Le grand-père paternel, enfant trouvé, était plâtrier ; le père continua dans cette voie, passant lentement à un stade de petite industrie. Le grand-père maternel, républicain farouche, chahuta Gambetta en 1876. Double filiation jamais révoquée : le poète est en quelque manière artisan et toujours combattant.

Premières paroles, premiers poèmes

Quand René Émile Char naît le 14 juin 1907 aux Névons, la vaste maison familiale, au milieu d'un grand parc (« Dans le parc des Névons / Les sauterelles dorment »), qui vient d'être achevée à L'Isle-sur-la-Sorgue, il est le dernier des quatre enfants d'un mariage heureux. Sa sœur Julia a vingt ans de plus que lui. Son père est maire de L'Isle-sur-la-Sorgue depuis 1905 – et meurt peu avant la fin de la guerre, en janvier 1918 :

Ah ! lointain est cet âge.
Que d'années à grandir
Sans père pour mon bras !

(le Deuil des Névons, la Parole en archipel)

Un temps René, encore entre deuil et enfance, entre deux eaux : « J'avais dix ans. La Sorgue m'enchâssait. Le soleil chantait les heures sur le sage cadran des eaux. L'insouciance et la douleur avaient scellé le coq de fer sur le toit des maisons et se supportaient ensemble. Mais quelle roue dans le cœur de l'enfant aux aguets tournait plus fort, tournait plus vite que celle du moulin dans son incendie blanc ? » (la Parole en archipel).

Puis il est mis en pension au lycée d'Avignon. Pour la première fois en 1920, il séjourne en Afrique du Nord : son père avait créé une petite plâtrière en Tunisie. Ces dernières années de formation sont aussi les premières, à Paris, du mouvement surréaliste ; lors de son service militaire, durant dix-huit mois, de 1927 à 1928, René Char entre en contact avec diverses personnalités du monde des lettres, et affine les poèmes rassemblés en 1928 dans les Cloches sur le cœur – trop affinés peut-être : le poète détruira l'essentiel de ces premières plaquettes. Mais, l'année suivante, il crée une revue, à L'Isle-sur-la-Sorgue (Méridiens), et à Nîmes édite Arsenal, à 26 exemplaires. Paul Éluard, qui a reçu l'une des précieuses plaquettes, part pour L'Isle-sur-la-Sorgue rencontrer le jeune inconnu qui dès le premier poème se définit comme « entraîneur d'hypnose ». Un mois plus tard, en novembre, Char à son tour monte à Paris, et rencontre Breton, Aragon, Crevel, toute la Centrale surréaliste. Il adhère très vite au mouvement, collabore à la Révolution surréaliste (« Je touche enfin à cette Liberté, entrevue, – combien impérieusement – sur le déclin d'une adolescence en haillons et fort peu méritoire »), et écrit avec Éluard et Breton, en cinq jours de délire à Avignon, Ralentir travaux, poèmes à trois voix :

Breton Ne secoue pas ainsi tes cheveux on ne s'y voit plus
C'est tout de suite plein d'ouvriers
Éluard Ne secoue pas ainsi tes cheveux ou bien celui qui part pour le Nord
Déçu se retrouvera dans le Sud
Char Mais apprends plutôt à rouler tes cheveux
Pour que les pierres y trouvent leur compte.

Apprenant qu'un quidam sacrilège a baptisé son bistrot le Maldoror, boulevard Edgar-Quinet, Breton et Char partent y faire le coup de poing : le premier en revient tuméfié, le second avec un coup de couteau dans l'aine.

Le « hasard objectif » des surréalistes joue des tours : Éluard, se baladant sur le boulevard Haussmann avec Char, rencontre celle qui sera Nusch. En 1934, Char sera le témoin de la nouvelle mariée.

Char et ses amis travaillent à la nouvelle revue du groupe, le Surréalisme au service de la révolution. Dans « le Jour et la nuit de la liberté », Char parle pour la première fois de Lola Abat, un nom lu sur une tombe. Elle va revenir plusieurs fois – et dès la fin de l'année 1930, avec Artine. Dans le « Prière d'insérer », Breton et Éluard avaient écrit :« Qui a vu notre ami René Char depuis qu'il a trouvé femme mod. pour poème, femme dont il rêvait, femme belle à lui interd. de s'éveil. ? La femme était aussi dang. pour le poète que le poète pour la femme. Nous les av. quittés au bord d'un précip. Personne. Qui peut dire où nous mène ce parfum disparu ? » À quoi le poème répond, réminiscence peut-être du Portrait ovale d'Edgar Poe :« Le poète a tué son modèle ».

Dans « les Porcs en liberté », Char s'en prend avec violence aux colonialistes et profiteurs de guerre de tout poil – de toute soie. Ce qui caractérise Char, déjà et à jamais, c'est la colère : les aphorismes, pseudo-fragments, dans Moulin premier, rassemblés plus tard dans le Marteau sans maître, abondent en formules-chocs : « La poésie est pourrie d'épileurs de chenilles, de rétameurs d'échos, de laitiers caressants, de minaudiers fourbus, de visages qui trafiquent du sacré, d'acteurs de fétides métaphores, etc. » Il serait sain d'incinérer sans retard ces artistes. « .

Un surréaliste en marge

À la fin de cette année 1930 paraît Artine, rêverie sur une femme à apparitions multiples, femme rêvée dont les femmes vraies sont les hypostases successives – aussi bien cette jeune fille qui, en s'en allant, laissa sur un bout de papier le nom d'une morte vu auparavant sur une tombe (Lola Abat), que cette bohémienne rencontrée pendant la guerre.

Char est, pour un temps, de tous les combats surréalistes, défendant l'Âge d'or de Buñuel ou attaquant l'Exposition coloniale. À L'Isle-sur-la-Sorgue revient Éluard ; ensemble ils visitent la Provence de Sade, Gordes, Ménerbes, Saumane, Lacoste – deux jeunes surréalistes mettant leurs pas dans les empreintes du Grand Ancien. Char fait paraître L'action de la justice est éteinte, où revient Lola Abba (les variations orthographiques appartiennent aussi à la poésie) :« Dans le domaine irréconciliable de la surréalité, l'homme privilégié ne pouvant être que la proie gracieuse de sa dévorante raison de vivre : l'amour ».

L'amour, pour le moment (1932), c'est Georgette Goldstein, que Char épouse en octobre. Le groupe surréaliste en est aux lourdes ruptures : après l'affaire Aragon (et Char est alors au côté de Breton contre l'option stalinienne du futur chantre d'Elsa), après diverses exclusions, des maladresses de Péret, après surtout les diktats de l'auteur des Manifestes du surréalisme A. Breton (le langage « spontané » plus juste que le langage travaillé, et la valeur universelle des mots de l'inconscient tel qu'il parle dans les rêves, options auxquelles Char n'adhère pas), Char prend ses distances et ne collaborera pas à Minotaure.

Il rassemble des poèmes écrits dans des revues éparses dans le Marteau sans maître (1934), et flâne dans les îlots de la Sorgue. C'est là que le retrouve Tzara, quelques mois plus tard – alors que le poète tente (car les poètes eux aussi mangent, parfois) de redresser la situation économiquement compromise des plâtrières héritées de son père. Le suicide de Crevel le frappe douloureusement. Des années plus tard, il avouera :« Je n'ai pu, depuis la mort de ce frère précieux, relire un seul de ses ouvrages. C'est dire combien je m'ennuie de lui, de l'éclat de sa présence, des conquêtes de sa pensée dont il était prodigue. C'est l'homme, parmi ceux que j'ai connus, qui donnait le mieux et le plus vite l'or de sa nature. Il ne partageait pas, il donnait. » Quelques mois plus tard, Char manque mourir d'une grave septicémie. Il signe cependant le bon à tirer de Dépendance de l'adieu et, peu après, des pensées fulgurantes, apparemment décousues, dans Moulin premier (décembre 1936).

L'énergie disloquante de la poésie

Utiliser le terme de « fragment » pour désigner certains aspects des recueils de Char (Moulin premier, mais aussi les Matinaux, la Parole en archipel et déjà les Feuillets d'Hypnos) n'est licite que si l'on pense à l'un des sens étymologiques du mot – comme dans cette fleur « saxifrage », « qui brise les rochers », dont le poète fait aussi usage : « La réalité sans l'énergie disloquante de la poésie, qu'est-ce », demande-t-il au début de « Pour un Prométhée saxifrage » – autoportrait du poète (la Parole en archipel). Grand lecteur de philosophie grecque, en tout premier lieu Héraclite (« Sa vue d'aigle solaire, sa sensibilité particulière l'avaient persuadé, une fois pour toutes, que la seule certitude que nous possédions de la réalité du lendemain, c'est le pessimisme, forme accomplie du secret où nous venons nous rafraîchir, prendre garde et dormir »), Char sait bien que le fragment n'y est que survivance d'un texte en grande partie perdu. Mais, lecteur aussi des Fusées de Baudelaire et des fulgurances de Nietzsche (« C'est Baudelaire qui postdate et voit juste de sa barque de souffrance, lorsqu'il nous désigne tels que nous sommes. Nietzsche, perpétuellement séismal, cadastre tout notre territoire agonistique. Mes deux porteurs d'eau »), il voit dans le fragment la possibilité d'enserrer en quelques lignes puissantes une pensée qui, dans sa contraction, tient justement de la poésie, bien plus que du relâchement de la prose. Cela va de la pensée ramassée, mais limpide : « La bêtise aime à gouverner. Lui arracher ses chances. Nous débuterons en ouvrant le feu sur ces villages du bon sens » ; jusqu'au quasi haïkaï énigmatique, quoique clair :

Salut, chasseur au carnier plat !
À toi, lecteur, d'établir les rapports.
Merci, chasseur au carnier plat.
À toi, rêveur, d'aplanir les rapports

en passant par de curieux proverbes « remis au goût du jour », comme disait Éluard : « Le chien errant n'atteint pas forcément la forêt ».

Pendant sa convalescence, au Cannet, Char compose avec Éluard, venu l'y rejoindre, des poèmes à deux mains dont beaucoup se sont perdus – activité complice, inlassable, de deux poètes conjoints, celui qui croyait au Parti et celui qui n'y croyait pas – et que la vie pourtant a fini par séparer. À la mort d'Éluard, en 1952, Char bouleversé écrira : « Nous ne pouvons plus rien pour lui mais il pourra encore beaucoup pour nous. Mais il ne peut plus rien contre les dieux libres de son berceau revenus et le visage en flamme de son amour. » Durant des dizaines d'années nous nous sommes rencontrés presque chaque jour avec le même impatient entrain. Puis nous avons cessé de nous retrouver. Nous nous adressions dérisoirement des livres, comme d'anciens jumeaux fendus, mais qui s'estiment, savent et communiquent doucement… Misère ! « .

Sur l'autre « poète » du P.C., Aragon, pas une ligne.

La guerre comme anti-poésie

La situation internationale s'est tendue. L'arrivée de Hitler au pouvoir, le Front populaire, la guerre d'Espagne… Char dédie son nouveau recueil, Placard pour un chemin des écoliers, à ces « enfants d'Espagne » que l'on « entasse dans les tombereaux fétides commis jusqu'ici aux opérations d'équarrissage et de voirie » – mais seule la dédicace est politique : la poésie cultive d'autres insurrections, d'autres sanglots. Char enchaîne avec Dehors la nuit est gouvernée, où pointe l'envie d'intervenir dans le monde des hommes :

Ô front de mon amour
Il est temps de sortir
De brutaliser la sottise !

C'est à la même époque que, dans les Cahiers G.L.M., Char rédige le texte de l'enquête sur « la Poésie indispensable » – et ce qui aurait dû être une question sonne comme un règlement de comptes, et, en même temps, en creux, dans la parenthèse, comme une définition du vrai domaine poétique :

« Soit duplicité soit ignorance, les conducteurs écoutés de la Poésie soulèvent de moins en moins de protestations de la part de l'ensemble des lecteurs contre leur volonté grossière de réduire à nouveau cette Poésie aux dimensions gracieuses, inoffensives ou politiquement utilisables (excluant alors merveilleux, érotisme, humour et fantastique, dénoncés hypocritement comme facteurs de confusion et d'ankylose), que l'esprit bourgeois et un certain opportunisme révolutionnaire n'ont jamais désespéré d'imposer ».

À cette enquête répondent tous les membres encore actifs de l'Internationale surréaliste – et Éluard.

Après Visage nuptial (1938), l'année 1939 commence dans l'attente de la déflagration. En septembre, Char est mobilisé : dès lors, pendant cinq ans, s'il écrit encore, il ne fait plus rien paraître. L'homme d'action dédouble le poète, la voix cède devant le chant des mitraillettes :

« Le poète est retourné pour de longues années dans le néant du père. Ne l'appelez pas, vous tous qui l'aimez. S'il vous semble que l'aile de l'hirondelle n'a plus de miroir sur terre, oubliez ce bonheur. Celui qui panifiait la souffrance n'est pas visible dans sa léthargie rougeoyante. » Ah ! beauté et vérité fassent que vous soyez présents nombreux aux salves de la délivrance !

(Seuls demeurent, 1945).

Cette attitude se démarque nécessairement de celle des poètes liés au P.C.F., qui avec l'Honneur des poètes (1942) font de l'« engagement » leur fonds de commerce poétique. En introduction des « Feuillets d'Hypnos », après la guerre, Char précisera :

« Ces notes n'empruntent rien à l'amour de soi, à la nouvelle, à la maxime ou au roman. Un feu d'herbes sèches eût tout aussi bien été leur éditeur. La vue du sang supplicié en a fait une fois perdre le fil, a réduit à néant leur importance. […] Ces notes marquent la résistance d'un humanisme conscient de ses devoirs, discret sur ses vertus, désirant réserver l'inaccessible champ libre à la fantaisie de ses soleils, et décidé à payer le prix pour cela. ».

Jusqu'en mai 1940, Char est en Alsace – qu'il découvre, et qui le marquera :« Nous avancions sur l'étendue embrasée des forêts, comme l'étrave face aux lames, onde remontée des nuits, maintenant livrée à la solidarité de l'éclatement et de la destruction » (« Fièvre de la petite-pierre d'Alsace », in la Parole en archipel). Fin mai, il couvre la débâcle française, sur le pont de Gien, avec quelques hommes, contre les bombardements allemands. De retour à L'Isle-sur-la-Sorgue, il est dénoncé comme d'extrême gauche auprès du préfet du Vaucluse, qui lui envoie ses policiers en décembre. L'un des enquêteurs, moins vichyste que les autres, l'avertit de son arrestation imminente : Char se réfugie à Cereste (Basses-Alpes), et noue immédiatement des contacts avec les résistants (début 1941).

Brièvement, au château Air-Bel dans la banlieue de Marseille, il revoit Breton et ses amis surréalistes en attente d'un visa pour l'Amérique.

Char est un résistant actif, adhérent de l'Armée secrète sous le nom d'Alexandre (peut-être parce qu'il est très « grand »), chef du secteur Durance-Sud. Le poète devient saboteur – activité similaire. Il s'engage aux F.F.C., dont dépend le réseau Action, avec le grade de capitaine. Il s'occupe en 1943 des parachutages, réceptionnant les hommes de Londres, puis d'Alger (53 parachutages recensés). Il constitue des dépôts d'armes, organise les liaisons radio ainsi qu'un système interdépartemental de transports clandestins – le tout avec des pertes minimes. Début 1944, pourtant, l'un après l'autre, des compagnons fidèles tombent – entre autres Roger Bernard, un jeune poète :

« Je suis passé aujourd'hui au bord du champ de tournesols dont la vue l'inspirait. La sécheresse courbait la tête des admirables, des insipides fleurs. C'est à quelques pas de là que son sang a coulé, au pied d'un vieux mûrier, sourd de toute l'épaisseur de son écorce ».

(« Feuillets d'Hypnos », Fureur et mystère).

Retour à la poésie

Char lui-même, au cours d'une opération allemande sur Cereste, se blesse grièvement. Rétabli, il est appelé à Alger pour préparer le débarquement de Provence (juillet-août 1944). À partir de la Libération de Paris, le poète refait surface, dans la revue Fontaine et dans l'Éternelle Revue. En 1945 paraît Seuls demeurent – une manière d'art poétique, son premier vrai succès, né peut-être plus de son image de poète-résistant que de sa poésie, enfin lue par la critique. Des fragments des « Feuillets d'Hypnos » paraissent dans Fontaine, et Camus, que Char rencontre alors, demande (avec succès) à ce qu'ils soient publiés chez Gallimard (1946). Le retentissement de l'ouvrage est immédiat. Les 237 « fragments » se concluent avec hauteur, et peut-être un certain dédain, sur cette affirmation :

« Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. ».

Char peut parfois sortir de la poésie : en avril 1947, la Conjuration, un ballet d'après Char, sur des décors de Braque, est dansée au Théâtre des Champs-Élysées. De même, en 1948, Soleil des eaux, création radiophonique et première collaboration avec Pierre Boulez, qui par la suite va mettre en musique le Marteau sans maître (1955) et le Visage nuptial (1957) ; en 1952, à Lyon, Roger Planchon monte Claire, l'une des rares incursions de Char au théâtre – un théâtre par ailleurs très personnel, comme en témoigne l'Homme qui marchait dans un rayon de soleil, mis en scène aux États-Unis en 1954.

1947 est l'année des rapports les plus étroits entre Char et Braque. L'intérêt du poète pour les plasticiens ne date pas d'hier. Il a entretenu avec quelques peintres favoris du passé des rapports d'étroite connivence. Ainsi, en 1938, dans les Cahiers d'art, il publie deux poèmes sur « Une Italienne de Corot » et « Courbet : les casseurs de cailloux ». Plus souvent encore, ses poèmes évoquent Georges de La Tour, la Madeleine à la veilleuse (dans Fureur et mystère, entre autres), par ces contrastes de clair-obscur (fantastique oxymore, dont l'œuvre de Char exploite tous les effets). Sur les peintres du présent, Braque surtout, Nicolas de Staël, Giacometti, Vieira da Silva, il n'a cessé d'écrire – non pour en parler, comme si son discours venait par en dessus, mais pour donner de la voix face aux œuvres. Ainsi en 1947 le texte de « présentation » sur des œuvres de Braque (entre autres peintres contemporains) accrochées dans le palais des Papes à Avignon (manifestation qui déboucha, à terme, sur le festival d'Avignon tel que Jean Vilar le voulut alors) semble parler d'un à-côté qui est au cœur des toiles :

« J'ai vu, dans un palais surmonté de la tiare, un homme entrer et regarder les murs. Il parcourut la solitude dolente et se tourna vers la fenêtre. Les eaux proches du fleuve durent au même instant tournoyer, puis la beauté qui va d'un couple à une pierre, puis la poussière des rebelles dans leur sépulcre de papes. « Les quatre murs majeurs se mirent à porter ses espoirs, le monde qu'il avait forcé et révélé, la vie acquiesçant au secret, et ce cœur qui éclate en couleurs, que chacun fait sien pour le meilleur et pour le pire. » « J'ai vu, cet hiver, ce même homme sourire à sa maison très basse, tailler un roseau pour dessiner des fleurs. Je l'ai vu du bâton percer l'herbe gelée, être l'œil qui respire et enflamme la trace ».

Par ailleurs, la poésie de Char est difficilement séparable des œuvres graphiques qui l'ont illustrée – ravissement des collectionneurs d'éditions de tête. Pour entrer dans cet univers de langage, il faudrait aussi avoir connaissance, à chaque fois, des gravures, eaux-fortes, dessins qui l'illustrèrent – et qui en même temps racontent l'histoire des rapports de Char avec les meilleurs peintres de son temps : une gravure de Dalí pour Artine (1930), Yves Tanguy pour un poème du collectif Violette Nozières (1933), une eau-forte de Kandinsky pour le Marteau sans maître (1934), un dessin de Picasso pour Dépendance de l'adieu (1936), puis pour un poème manuscrit publié dans les Cahiers d'art (1939), cinq pointes sèches de Valentine Hugo pour Placard pour un chemin des écoliers (1937), des dessins de Braque pour les poèmes publiés en 1947 dans les Cahiers d'art, et quatre eaux-fortes en 1949 pour le Soleil des eaux, une lithographie en couleurs de Miró pour Fête des arbres et du chasseur (1948), quatorze bois de Nicolas de Staël pour Poèmes (1951), des vignettes de Louis Fernandez pour À une sérénité crispée (1951) et une pointe sèche pour le Deuil des Névons (1954), cinq eaux-fortes de Wifredo Lam pour le Rempart de brindilles (1953), vingt-cinq burins de Vieira da Silva pour l'Inclémence lointaine (1961), dix-sept pointes sèches de Miró pour Flux de l'aimant en 1964 (« Invraisemblable parmi les disloquements et les injonctions de son époque, Miró lui donne ce qui lui manque, ou ce qu'elle cherche : le goût des sources et de leur envol »), et Giacometti, qui livre quatre eaux-fortes pour Retour amont (1965) – entre autres.

L'extinction des êtres et des choses

La mort avait frappé pendant la guerre, et c'était dans le désordre des choses. Mais dans les années qui suivent, brutalement, la moisson s'intensifie. C'est d'abord Artaud, en mars 1948, que Char a visité dans son asile quelques jours auparavant ; sa mère en 1951 ; puis Éluard en 1952. Les années qui suivent donnent en quelque sorte à Char l'impression de plus en plus nette d'être un survivant : Nicolas de Staël, qui venait d'illustrer plusieurs des œuvres de Char, meurt en 1955 ; Camus, tard découvert, beaucoup aimé, se tue en 1960. Puis Reverdy (1960), Bataille (1962), Braque en 1963, et Tzara aussi. Breton enfin en 1966. Les années sont un long massacre, son divorce en 1949 étant aussi un deuil, en quelque sorte.

Fureur et mystère, la première œuvre de grande ampleur de Char, qui y a repris des plaquettes précédemment publiées, en les additionnant de nombreux nouveaux poèmes, paraît en 1948. En 1950, parution des Matinaux. L'année suivante, Poèmes, puis la Paroi et la prairie, en 1952 – et Lettera amorosa en 1953, l'un des poèmes les plus ostensiblement érotiques de Char, qui reparaîtra en 1963 augmentée de 27 lithographies en couleur de Braque, cinq mois avant la mort du peintre.

En 1954, les Névons sont vendus, dépecés, le parc transformé en H.L.M., le ruisseau qui le traversait recouvert d'une route. Char part à la source de ses racines dans Recherche de la base et du sommet (1955), où il énumère tous ceux (tout ce) qui constituent sa bibliothèque et sa mémoire intime. La logique des titres préside à la création : après cet exercice de recollection, Char publie l'année suivante La bibliothèque est en feu, où apparaît cette définition du poète, arrogante et tragique : « On naît avec les hommes, on meurt inconsolé parmi les dieux » – et où revient Artine, nom générique de toutes les femmes aimées : « Notre emmêlement somptueux dans le corps de la Voie lactée, chambre au sommet pour notre couple qui dans la nuit ailleurs se glacerait ». Dans En trente-trois morceaux, il pratique à nouveau le discontinu – laissant au lecteur une chance de rêver dans les blancs qui séparent une parole de plus en plus ténue.

Significativement, dès 1957, Gallimard édite une anthologie de Char, processus habituel en France pour faire, d'un auteur, un « classique » (et, à nouveau en 1964, Commune Présence, autre anthologie, plus vaste). Paul Celan le traduit en allemand. La revue l'Arc consacre à Char un numéro entier (1963). On dresse sa première bibliographie (1964).

La figure statufiée du poète

En 1962 a paru la Parole en archipel. Suit, en 1965, l'Âge cassant, qui généralise l'usage du verset – autre forme en fait du fragment, où le lecteur est invité à inventer une continuité que le texte n'impose pas :

« Ô mots trop apathiques, ou si lâchement liés ! Osselets qui accourez dans la main du tricheur bienséant, je vous dénonce. » Tuer, m'a décuirassé pour toujours. Tu es ma décuirassée pour toujours. Lequel entendre ? « Qui oserait dire que ce que nous avons détruit valait cent fois mieux que ce que nous avions rêvé et transfiguré sans relâche en murmurant aux ruines ? » Nul homme, à moins d'être un mort-vivant, ne peut se sentir à l'ancre en cette vie.

Char cependant s'engage en un combat nouveau. Le maire d'Apt vient d'accepter que s'installe sur le plateau d'Albion un centre de fusées atomiques – qui verra le jour, n'aura jamais la moindre utilité et sera démantelé à partir de 1996 … Char se bat à côté de ceux que l'on appelle encore des pacifistes, et pas encore des écologistes, contre cette implantation menaçante. Dans la Provence point Oméga (1965), tract et affiche, il livre son sentiment et son sens de la formule : « L'imbécile malheur à l'index pointé se ceignit une fois de l'écharpe d'un maire ! ».

Char, vrai révolutionnaire, ne verra rien des événements de 1968 :« Dans la nuit du 3 au 4 mai 1968 la foudre que j'avais si souvent regardée avec envie dans le ciel éclata dans ma tête, m'offrant sur un fonds de ténèbres propres à moi le visage aérien de l'éclair emprunté à l'orage le plus matériel qui fût… » C'est le premier des accidents cardio-vasculaires qui devaient finalement l'emporter, presque vingt ans plus tard. Il le raconte dans le texte liminaire du Chien de cœur (1969). Suivent, la même année, l'Effroi la joie, et Dent prompte. Heidegger, pour la troisième et dernière fois, vient au Thor, près de L'Isle-sur-la-Sorgue, animer un séminaire.

Les hommages se multiplient. La revue l'Herne consacre à Char un numéro de ses Cahiers (1971). À Saint-Paul-de-Vence, chez Maeght, s'ouvre une exposition René Char, qui se continuera au Musée d'art moderne de Paris. Le poète publie coup sur coup le Nu perdu (1971) et la Nuit talismanique qui brillait dans son cercle (1972). Dans le premier, il rassemble ses paysages, mentaux et familiers, quelques-uns de ses mythes personnels – La Tour par exemple, qui lui ressemble étrangement :

« L'unique condition pour ne pas battre en interminable retraite était d'entrer dans le cercle de la bougie, de s'y tenir, en ne cédant pas à la tentation de remplacer les ténèbres par le jour et leur éclair nourri par un terme inconstant ».

Dans le second, il revient à des poèmes plus minéraux, apurés de tout ornement qui ferait sens de façon trop facile : « Dans la moelle épinière du Temps d'où irradie l'amour, nous célébrons de l'amour la fête éminente, minuit blanchi par ses douze douleurs » (« le Chasse-neige »).

La mort de Picasso, si souvent son illustrateur, l'affecte. Char ne cesse de publier de courtes plaquettes, qu'il finit par rassembler en volume. En 1975, c'est Aromates chasseurs ; quelques mois plus tard, le Marteau sans maître, remanié, amplifié ; quelques mois encore, Chants de la Balandrane :

« Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux. Un moment nous serons l'équipage de cette flotte composée d'unités rétives, et le temps d'un grain, son amiral. Puis le large la reprendra, nous laissant à nos torrents limoneux et à nos barbelés givrés. »

Dernières voix

Char quitte Paris, et revient définitivement à L'Isle-sur-la-Sorgue – hantant les monts alentours, Vaucluse, Ventoux, et le prieuré de Saint-Paul-de-Mausole, dans les Alpilles. Dix ans après son premier problème sérieux, un nouvel accident cardiaque l'immobilise (1978). Il ne cesse d'écrire : Fenêtres dormantes et porte sur le toit, 1979 ; Effilage du sac de jute, 1980 ; le Gisant mis en lumière et la Planche de vivre, 1981 ; le Bâton de rosier, 1983, seul recueil qui donne, partiellement, le modus operandi du poème – d'une anecdote à un texte définitif. Il est aussi traducteur : Pétrarque, Lope de Vega, Shakespeare, Shelley, Keats, Pasternak, Mandelstam… La Pléiade sort, en 1983, la première mouture de ses Œuvres complètes : mais il écrira encore les Voisinages de Van Gogh (1985) et le Gisant mis en poussière (1987). Il épouse Marie-Claude de Saint-Seine en octobre 1987, remet à Gallimard le manuscrit Éloge d'une soupçonnée – et connaît, au début de 1988, une série de troubles cardiaques, de plus en plus graves – avant que le cœur l'abandonne définitivement (19 février 1988). Pour Marie-Claude Char, à moins qu'il ne se soit adressé à la Poésie incarnée, il avait eu le temps d'écrire l'Amante :

« Tant la passion m'avait saisi pour cette amante délectable, moi non exempt d'épanchement et d'oscillante lubricité, je devais, ne devais pas mourir en sourdine ou modifié, reconnu des seules paupières de mon amante. Les nuits de nouveauté sauvage avaient retrouvé l'ardente salive communicante, et parfumé son appartenance fiévreuse. Mille précautions altérées me conviaient à la plus voluptueuse chair qui soit. À nos mains un désir d'outre-destin, quelle crainte à nos lèvres demain ? ».