Éamon De Valera
Homme d'État irlandais (New York 1882-Dublin 1975).
1. Une enfance au contact du peuple
Son père était un émigré espagnol besogneux qui donnait des leçons de musique ; sa mère, une Irlandaise, était venue en Amérique se placer comme domestique. Le jeune garçon, prénommé alors Édouard (c'est seulement à son entrée dans la vie publique qu'il adoptera la forme irlandaise Éamon), connaît des débuts difficiles. Ayant perdu très jeune son père, il est envoyé dans la famille de sa mère, de pauvres paysans de l'ouest de l'Irlande. Ces années passées au contact de la réalité populaire, celle des vieilles communautés rurales irlandaises, le marquent profondément et contribuent pour une large part au courant de sympathie et d'affection qui n'a cessé de circuler entre le petit peuple et lui. Grâce à une bourse, De Valera entre au collège catholique local, puis au Blackrock College de Dublin.
2. Chef national
Devenu professeur de mathématiques, il est gagné au nationalisme irlandais par son attachement à la langue nationale : cette dévotion entraîne son adhésion à la ligue Gaélique, puis au mouvement paramilitaire des Volontaires irlandais, fondé en 1913. Son nom est encore peu connu ; son image est celle d'un intellectuel austère.
C'est la révolte de Pâques 1916 qui le rend soudain célèbre : pendant la sanglante bataille de rues qui se déroule à Dublin du 24 au 30 avril, De Valera commande l'un des principaux points d'appui tenus par les insurgés. Fait prisonnier et condamné à mort, il échappe de justesse au poteau d'exécution, en partie grâce à sa naissance américaine, en partie parce que les autorités britanniques jugent plus politique de limiter une répression dont la brutalité a retourné l'opinion et soulevé l'indignation des Irlandais : sa peine est commuée en détention à perpétuité.
Du fond de la prison anglaise où il a été transféré, le rebelle, principal survivant des chefs de l'insurrection, acquiert une stature de héros national. Au même moment se produit une évolution dans le mouvement nationaliste : les extrémistes l'emportent sur les modérés. Le parti nationaliste parlementaire de John Redmond et John Dillon, qui, depuis tant d'années, avait milité pour le Home Rule sans aboutir, perd rapidement son emprise sur le pays au profit de l'aile républicaine et révolutionnaire du nationalisme, qui préfère la voie insurrectionnelle. Il ne s'agit plus d'autonomie : l'objectif est la République irlandaise.
3. Chef républicain
Libéré après un an de prison, grâce à une amnistie générale, De Valera est aussitôt élu député triomphalement, à la faveur d'une élection partielle dans le comté de Clare – l'ancienne circonscription d'O'Connell. En octobre 1917, il est porté à la présidence du Sinn Féin. Aux élections législatives de décembre 1918, tandis que les modérés du parti parlementaire irlandais sont écrasés, le Sinn Féin triomphe partout. Ses élus refusent de siéger à Westminster, se constituent en Parlement révolutionnaire, le Dáil Éireann, publient une déclaration d'indépendance et élisent De Valera président de la République irlandaise et chef du gouvernement.
Un véritable gouvernement insurrectionnel est formé, qui regroupe les principaux chefs nationalistes : Arthur Griffith, Michael Collins et William Thomas Cosgrave. Si De Valera et ses amis échouent dans leurs tentatives pour se faire écouter de Thomas Woodrow Wilson à la Conférence de la paix à Paris, ils obtiennent un large appui auprès des Irlando-Américains. De 1919 à 1921, De Valera passe la plus grande partie de son temps aux États-Unis à faire des tournées de propagande et à collecter de l'argent. En Irlande, la lutte, à partir de l'été 1919, tourne à l'affrontement direct.
Finalement, en juin 1921, après un appel du roi George V pour le rétablissement de la paix, Lloyd George invite De Valera (ainsi que James Craig, le chef de l'Ulster) à une conférence à Londres. Une trêve est conclue, et de dures négociations s'engagent pour aboutir à un traité signé le 6 décembre 1921 par les délégués irlandais, Collins et Griffith. Ce traité crée un État libre d'Irlande, amputé de l'Ulster et membre du Commonwealth.
Mais aussitôt De Valera et, derrière lui, la plupart des républicains refusent le traité. De fait, par celui-ci, pour avantageux qu'il fût, on renonçait à l'indépendance complète et à l'unité nationale. Dénonçant la partition et le serment d'allégeance à la Couronne, les intransigeants, membres du Sinn Féin ou leaders de l'Irish Republican Army (IRA), se rangent du côté de De Valera.
Les élections du 16 juin 1922, bien qu'elles donnent la majorité aux partisans du traité, n'empêchent pas la guerre civile d'éclater, cette fois entre Irlandais. De juin 1922 à mai 1923, les violences font rage. Mais, comme le nouveau gouvernement de l'État libre, dirigé par Cosgrave, l'emporte petit à petit sur les républicains, De Valera fait déposer les armes à ses partisans ; cependant, devenu le chef de l'opposition républicaine, il persiste à ne pas reconnaître le régime issu du traité.
Au bout de quelques années, le réalisme le contraint à réviser sa position : mieux vaut, pense-t-il, rentrer dans l'opposition légale et constitutionnelle. À cet effet, il fonde un nouveau parti, le Fianna Fáil, qui accepte de participer à la vie parlementaire (1926-1927).
4. Chef de gouvernement et chef d'État
Aux élections de février 1932, le Fianna Fáil obtient la majorité, et De Valera accède au pouvoir. La politique qu'il fait prévaloir se résume en trois points. Il faut d'abord consolider et renforcer l'indépendance nationale : aussi le gouvernement irlandais abroge-t-il le serment d'allégeance à la Couronne ; il déploie de grands efforts pour développer l'usage et l'enseignement de la langue gaélique ; surtout il fait voter en 1937 une nouvelle Constitution, qui remplace l'État libre d'Irlande par un État souverain appelé Éire. Ensuite, il s'agit de stimuler l'économie nationale en développant l'industrie : politique qui ne rencontre qu'un succès mitigé. Enfin, après avoir loyalement soutenu la Société des Nations (il occupe la présidence du conseil de la SDN en 1932 et de l'assemblée en 1938), De Valera décrète une stricte politique de neutralité de 1939 à 1945 : en dépit des pressions renouvelées de Churchill et de Roosevelt, l'Irlande refuse d'apporter quelque aide que ce soit aux Alliés.
Érodé par plus de quinze années de pouvoir, le Fianna Fáil perd la majorité aux élections de février 1948. De Valera doit céder le gouvernement à l'un de ses adversaires, John Costello, à qui revient la décision d'établir la République (1948) et d'abolir les derniers liens unissant l'Irlande au Commonwealth (1949).
Cependant, De Valera retourne à la tête du gouvernement de 1951 à 1954 ainsi qu'en 1957 ; en juin 1959, il est élu président de la République, tandis qu'un de ses lieutenants, Sean Lemass, lui succède comme Premier ministre (Taoiseach). Réélu en juin 1966, De Valera, malgré sa cécité, continue d'exercer un rôle d'arbitre politique et moral grâce à son autorité de patriote intègre et de catholique dévoué à l'Église. De son vivant, le vieux lutteur s'est mué en héros national.
Pour en savoir plus, voir l'article histoire de l'Irlande.