La rupture
Sur le plan politique, aucun doute : l'année 1984 restera pour la France celle de la rupture de la gauche au pouvoir. L'événement a, sur le moment, été quelque peu estompé par les coups de théâtre en chaîne d'un été-vaudeville. Mais, après coup, nulle hésitation possible : plus que le remplacement de Pierre Mauroy par Laurent Fabius à la tête du gouvernement, plus que le recul de l'exécutif à propos de la querelle scolaire, plus même que les graves enseignements de l'élection européenne, que l'affaire du Tchad, que celle de la Corse et même que celle de la Nouvelle-Calédonie, le départ volontaire du parti communiste de l'équipe ministérielle et sa sortie de la majorité présidentielle marquent bel et bien une césure.
Juillet 1984 coupe le septennat de François Mitterrand en deux. Avant, la gauche tout entière exerçait le pouvoir. Après, c'est un gouvernement socialiste homogène qui dirige les affaires de la France. Avant le divorce, l'exécutif était déjà en situation inconfortable. Après la rupture, la majorité parlementaire réduite aux seules forces de la gauche non communiste se trouve pratiquement condamnée à une vocation minoritaire. L'opposition de droite s'enhardit et se renforce. L'opposition de gauche (celle du parti communiste) élève peu à peu la voix. La sanction de l'opinion est sévère : jamais les sondages n'ont été aussi négatifs vis-à-vis d'un président de la Ve République, rarement ils n'ont exprimé autant de scepticisme sur l'action d'un gouvernement, jamais ils n'avaient attribué auparavant une avance aussi large à la droite sur la gauche. Le départ des quatre ministres communistes ressemble fort au grand tournant du septennat.
Le décor international
Tout au long du premier semestre, c'est obstinément le gris sombre. Les relations Est-Ouest restent tendues. La mort du numéro 1 soviétique Youri Andropov et son remplacement par le vieux Constantin Tchernenko n'annoncent aucune éclaircie. D'ailleurs, les pays communistes refusent symboliquement de participer aux jeux Olympiques de Los Angeles, qui ont lieu au début de l'été. François Mitterrand mène une politique extérieure active et ferme... dont les Français ne lui savent aucun gré. Paris exerce, pour ces six premiers mois de l'année, la présidence de la Communauté européenne. Le chef de l'État entreprend une tournée systématique des capitales européennes, prononce notamment à La Haye, en février, un important discours prônant la construction d'une station spatiale européenne, et se dépense comme dix pour débloquer la question de la contribution budgétaire britannique qui paralyse la mécanique de Bruxelles. Il y parvient, avec le second sommet européen de l'année, à Fontainebleau, en juin. Ainsi s'achève sa présidence communautaire. Il a bien travaillé pour l'Europe, mais les Français ne s'en soucient guère.
De même, François Mitterrand a-t-il reçu à Paris le numéro 1 chinois, redonnant ainsi un peu de vigueur à des rapports distendus entre Paris et Pékin. Et surtout s'est-il rendu lui-même en Union soviétique en voyage officiel. Il y a courageusement évoqué le cas Sakharov et les problèmes des droits de l'homme, se faisant ainsi censurer par la Pravda. Les commentaires retiennent cependant surtout qu'il a, en allant à Moscou, normalisé en fait des relations avec l'URSS dont il avait auparavant suspendu l'amélioration à des changements significatifs en Pologne et en Afghanistan qui n'ont pas eu lieu. Au Liban, les troupes françaises de la force d'interposition internationale, demeurée les dernières en place, se retirent à leur tour avec dignité. Au Tchad, où un accident coûte la vie à neuf militaires français, la France remonte vers le nord la « ligne rouge » qui contient les Libyens. Là aussi, la démarche est cohérente, là non plus l'opinion ne la porte guère au crédit de l'Élysée. Elle s'inquiète et s'impatiente plutôt de la multiplication des attentats meurtriers au Pays basque français, des déprédations de plus en plus nombreuses contre les installations matérielles et les véhicules hexagonaux au Pays basque espagnol. Le sentiment d'insécurité déjà lancinant s'en accentue encore.
Les problèmes intérieurs
Mais c'est bien sûr à l'intérieur des frontières que se joue la bataille principale. Le nombre des chômeurs continue d'augmenter lentement mais implacablement. À la fin de l'année, la barre des 2 500 000 demandeurs d'emploi est franchie. Tant pour les gouvernants que pour l'électoral de la gauche, jadis bercé par l'illusion que les siens détenaient les remèdes capables de guérir cette maladie terrible, le désenchantement est grand, et l'amertume affleure. En raison même de la crise économique, la situation sociale est, dans l'ensemble, plus maussade qu'agitée. On relève cependant quelques grèves, médiocrement suivies, chez les mineurs et chez les fonctionnaires. En février, les transporteurs routiers mènent une action spectaculaire essentiellement dirigée contre les douaniers italiens. Charles Fiterman, le ministre de tutelle communiste, et Jacques Delors, le ministre de l'Économie, parviennent à un prompt règlement.