Alain Woodrow
Franc-maçonnerie
Entre le spirituel et le temporel
L'arrivée de la gauche au pouvoir a incontestablement entraîné un regain d'influence de la franc-maçonnerie libérale dont le Grand Orient de France (GODF) est le maillon le plus actif, avec ses 27 700 membres répartis entre 600 loges en métropole, outre-mer et à l'étranger. Non que les loges aient participé directement à la victoire de François Mitterrand, qui n'est pas franc-maçon. Les obédiences maçonniques sont loin d'être politiquement monolithiques, et le GODF, qui est la plus socialisante de toutes, n'avait soutenu aucun candidat à l'élection présidentielle de 1981, bien que, à l'époque, il ait eu pour grand maître un membre du parti socialiste en la personne de Roger Leray. Mais, entre le GODF et le PS, les convergences politiques sont nombreuses : elles touchent la défense des libertés individuelles, l'attachement à la laïcité, les mots d'ordre de progrès, d'égalité, de justice, de solidarité, le souci du développement du tiers monde, ou plus simplement le goût des débats, le rejet des dogmatismes, une certaine propension à l'utopie.
Cette influence spirituelle se manifeste dans l'action gouvernementale par l'intermédiaire de certains membres du gouvernement et de certains membres des cabinets ministériels. Dans le troisième gouvernement de P. Mauroy, on compte à peu près autant de francs-maçons que dans le deuxième : de huit à douze (tous socialistes et apparentés, les communistes ayant des convictions peu compatibles avec la franc-maçonnerie, bien que certains en soient membres). Cette incertitude quant au nombre tient au fait que l'appartenance à la franc-maçonnerie étant du domaine de la vie privée, l'affiliation à une loge n'est pas toujours de notoriété publique.
Toutefois, il serait simpliste et erroné de croire que, dans beaucoup de domaines, la politique socialiste est dictée secrètement par la franc-maçonnerie. Les orientations maçonniques ont elles-mêmes été imprégnées, au cours de la décennie écoulée, par les apports du parti socialiste. Il existe plutôt, sur certains plans, un phénomène d'osmose. Le GODF est actuellement dirigé par le directeur de la Confédération des travailleurs intellectuels de France, Paul Gourdot, cinquante-trois ans, qui exerce la charge de grand maître depuis 1981.
Au cours du dernier convent annuel de son obédience, en septembre, celui-ci, réélu dans sa fonction, indiquait notamment que « les francs-maçons ne sont les inconditionnels de personne » et que « leur rôle est de former des hommes et de chercher les grands axes de l'évolution humaine et sociale, d'attirer l'attention sur la nécessité d'aller toujours dans le sens de la désaliénation de l'homme et d'en appeler à la conscience publique pour le cas où nous estimons, ajoutait-il, que les options prises ne sont pas conformes à nos principes humanistes ». C'est ainsi, notamment, qu'en 1983 le Grand Orient de France, farouche défenseur de la laïcité, dénonce les « atermoiements » du gouvernement dans le débat sur l'avenir de l'école privée. Les loges sont invitées à réfléchir, pour préparer 1984, à quatre thèmes : le phénomène migratoire, le pacifisme, la formation des citoyens à l'école laïque d'aujourd'hui, la faim dans le monde.
La Grande Loge de France (GLDF), l'autre grande obédience, représente, en France, la tradition maçonnique écossaise, qui a pour vocation la glorification d'un Dieu révélé, alors que le Grand Orient de France n'impose pas la croyance en un Grand Architecte de l'Univers. Elle accorde, elle, la primauté absolue au spirituel sur le temporel. Forte de 15 200 membres et 358 loges en métropole et outre-mer, la GLDF a depuis le mois de septembre un nouveau grand maître : Henri Tort-Nougues, professeur de philosophie honoraire, qui a insisté, dès son entrée en fonctions, sur le triple objectif de son obédience : « bâtir l'homme social, spirituel et universel ». Soulignant que les réflexions menées dans les loges de son ordre « ne sauraient jamais déboucher sur des prises de position partisanes, encore moins sur des mots d'ordre », Tort-Nougues affirme : « Nous nous soumettons au pouvoir légitime de la République. » Pour cet ordre initiatique, l'essentiel est aujourd'hui de lutter contre la « désintégration de la société ».