Le peuple suisse, pratiquement, se trouve devant deux projets concurrents. D'une part, les adversaires les plus résolus de l'atome industriel ont lancé une initiative qui ne tend pas à l'interdiction formelle de construire des centrales, mais qui met à l'octroi de concessions des obstacles inédits : premièrement, les habitants de toute commune où va s'ouvrir un chantier nucléaire et ceux des communes adjacentes seront consultés ; puis les habitants de tous les cantons dont le territoire n'est pas éloigné de plus de 30 km de l'installation atomique projetée seront appelés à leur tour aux urnes. Si les communes, ou si l'un des cantons, rendent un verdict négatif, la concession sera refusée. On veut donc donner aux populations géographiquement proches d'une future centrale un véritable droit de veto.
Willi Ritschard s'engage, de toute sa fougue et de tout son poids, contre l'initiative. Son intervention se révèle décisive : le 18 février, le souverain dit « non », mais d'extrême justesse, puisqu'il y a 48 % de « oui ». (Si l'accident de Harrisbourg s'était produit cinq semaines plus tôt, la balance eût-elle penché dans l'autre sens ?)
Le même jour, les électeurs règlent le sort de trois autres objets : ils refusent (mais avec 49 % de « oui » !) l'abaissement de la majorité civique à 18 ans ; ils refusent également une initiative des Bons Templiers, qui voulaient faire interdire toute publicité pour les alcools et le tabac ; ils acceptent, enfin, que l'État central contribue financièrement à l'entretien des sentiers pédestres.
Mais la seconde manche atomique reste à jouer. Il s'agit, cette fois, d'un projet de loi fédérale, contre lequel un référendum a été lancé. Cette loi, d'ailleurs, met elle aussi des entraves sérieuses au dynamisme des producteurs d'électricité. Elle donne au Parlement la compétence d'attribuer les concessions et lui fait un devoir d'exiger d'abord qu'un « besoin d'énergie » soit formellement établi et prouvé. Le constructeur devra fournir, en outre, un plan d'élimination des déchets radioactifs, obligation contre laquelle il se voit, en échange, concéder le droit de demander l'expropriation d'un terrain propre à l'inhumation de ses « poubelles nucléaires ».
Tant de précautions rassurent les citoyens : le 20 mai 1979, ils acceptent la loi (les « oui » représentent 68 % des suffrages exprimés).
23e canton
Au milieu de ces péripéties, la Suisse aura marqué, cependant, comme un temps d'arrêt, pour accueillir — « à bras ouverts » titrent les journaux — son 23e canton. Le 24 septembre 1978, par 1 309 722 « oui » contre 281 917 « non » (un score écrasant), et à l'unanimité des États, le Jura se voit reconnaître la dignité de membre à part entière de la Confédération.
Fin d'une histoire ? Point. Le Rassemblement jurassien n'y voit qu'une demi-victoire. Il s'agit pour lui, désormais, d'obtenir que les trois districts du Sud, restés dans le giron bernois, se libèrent à leur tour. « On verra disparaître un jour, s'écrie le chef du Rassemblement, Roland Béguelin, la frontière douloureuse et contre nature qui zigzague entre nos sapins et nos murs de pierre sèche. » Ce ne sont pas, on va le voir, paroles en l'air.
Le 25 octobre, le canton devient officiellement souverain. Le 19 novembre, les Jurassiens élisent leurs premières autorités, et font un triomphe au président de leur ex-Assemblée constituante, le démocrate-chrétien François Lachat, qui devient le président de leur gouvernement. Licencié en lettres et en droit, sportif accompli, caractère habile et mesuré, ce jeune homme à la chevelure coquettement bouffante n'a que 36 ans.
Le 4 décembre, le Parlement cantonal, réuni pour sa première séance, choisit à son tour son président : Roland Béguelin. « L'ange prêt à mordre » (ainsi l'a décrit excellemment le Vaudois Bertil Galland) a 57 ans.
Le 6 mars 1979, accrochage au Conseil national. Un député du Jura, Jean-Claude Crevoisier, déclare du haut de la tribune que le nouveau canton ne se résignera jamais à la séparation d'avec le Sud, et ne saurait donc tenir pour définitivement acquis le résultat du plébiscite. Furieux, le conseiller fédéral Kurt Furgler s'offre, une nouvelle fois, le luxe de « faire l'événement ». Répondant à Jean-Claude Crevoisier : « Ce n'est plus de la politique, lance-t-il, c'est de la bêtise. » Mais le Rassemblement n'attendait qu'une allumette pour provoquer un incendie. Il somme Kurt Furgler de se rétracter. Le ministre de la Justice ne fait pas mine de regretter ses propos. Davantage. On annonce qu'il sera membre, le 11 mai, de la délégation du Conseil fédéral à Delémont. Car on doit fêter solennellement, ce jour-là, en présence des délégués de Berne et de tous les cantons, le 23e et dernier-né. On doit fêter... on ne fêtera pas. Le Rassemblement s'est fait si menaçant que le gouvernement de F. Lachat, craignant des violences, et peut-être inquiet que Kurt Furgler ne reçoive, comme jadis le conseiller fédéral Paul Chaudet, un coup de hampe de drapeau, décommande « avec ses excuses » la manifestation.