Arts
Contre la culture
Année paradoxale. Depuis plusieurs mois la vie artistique témoigne d'une activité intense : Paris connaît de nombreuses expositions ; la mise en œuvre du futur centre d'art contemporain au plateau Beaubourg, pour lequel 1 600 architectes français et étrangers présentent des projets, suscite espoirs ou inquiétudes ; la province, parcourue par de multiples expositions itinérantes, se signale par des manifestations de qualité tant au niveau des grands musées municipaux ou des maisons de la culture qu'à celui plus modeste des maisons de jeunes ou des associations culturelles locales ; une collaboration plus directe s'élabore entre les musées et les instituts français et les centres de recherche sur l'art des États-Unis, de Suède, d'Italie, d'Allemagne ; le gouvernement crée un fonds d'intervention culturel destiné à coordonner l'action des différents ministères dans les diverses disciplines artistiques ; le rapport général du VIe plan note, parmi ses objectifs prioritaires, l'institution d'une fondation nationale qui serait capable de stimuler la création et d'aider à l'amélioration de la condition matérielle des artistes.
– Or, jamais le rôle de l'art n'a été si violemment mis en doute, si radicalement contesté. Au prix, semble-t-il, de maintes confusions et contradictions. Certains qui réclament pour tous le droit à la culture et déplorent l'insuffisance de la part faite dans le budget de l'État au ministère des Affaires culturelles s'insurgent en même temps contre cette culture qui leur apparaît comme la propriété, et le moyen de répression le plus subtil, de la classe au pouvoir.
D'autres récusent les moyens d'expression traditionnels, mais reconnaissent aussitôt un caractère esthétique à l'exposition d'un fichier d'adresses ou d'une table de cuisine, pour peu que cette manifestation ait lieu dans une galerie ou un musée, lieux consacrés. D'autres encore proclament la nécessité pour l'art d'être révolutionnaire et invitent les peintres à travailler non pour le musée, mais pour l'usine, sans voir que cette alternative n'est autre que les deux faces d'un même processus et que tout art authentique est révolutionnaire, qu'il est fondamentalement critique, donc générateur d'angoisse, et qu'il s'accommode mal des certitudes politiques ou messianiques.
– En août 1970, les critiques d'art de quarante-deux pays, réunis au Canada pour leur congrès annuel, ont pu contempler au milieu des collections de la galerie d'art de l'Ontario la vache Elsie, lauréate des concours agricoles. Mystification ou manifeste ? Dernière incarnation du réalisme ou affirmation qu'aucun domaine de la vie n'est plus étranger à l'art ? Comme en morale et en politique, les concepts d'hier n'ont guère de prise sur l'art d'aujourd'hui et force est de constater, avec Mc Luhan et Abraham Moles, la naissance dune nouvelle notion de l'espace esthétique. Au seuil d'une galaxie nouvelle ou dans les balbutiements d'un « Moyen Âge électronique », sonorités insolites, images évolutives, présence agressive de l'objet donnent non plus à voir une œuvre, mais à saisir des attitudes, des comportements, des relations. Manifestation élémentaire certes, mais dont le succès est bien significatif du déclin de la primauté de l'œil, que le spectacle audio-visuel qui accompagnait l'exposition Goya de l'Orangerie : à certaines heures, le public se pressait deux fois plus nombreux que dans les galeries dans les petites salles sombres où les tableaux qu'il ne sait plus voir lui étaient découpés en diapositives commentées.
– Les « voix du silence » se font de moins en moins distinctes. Des deux lectures de l'art, l'une savante, culturelle, qui se nourrit de la réalité de toutes les œuvres, et l'autre, innocente, immédiate, qui introduit à l'irréalité de l'imaginaire, seule la seconde parait garder un sens.
Lieu de conservation, consacrant les valeurs esthétiques et marchandes, le musée est rejeté au bénéfice d'un espace d'initiation, de participation personnelle et collective.
L'art ne communique que par la transformation et la destruction du code sur lequel il se fonde, et souvent l'essentiel de son message est cette destruction même. Mais l'art n'est compris de la masse qu'autant que son code tend à se stabiliser, à se figer. D'où le double mouvement du créateur qui le porte à la fois à la déconstruction de l'objet, tel que le sens commun le reconnaît et l'utilise (clair-obscur de Rembrandt ou tube de pâte dentifrice du pop'art), et à la reconstruction d'un langage. L'artiste n'attend plus la révélation de ce processus d'une culture réfléchie, mais d'une prise réflexe, qui relève moins de la conscience que d'une épreuve tactile, corporelle, diffuse de l'être tout entier immergé dans l'espace quotidien. L'art aujourd'hui est « un cri dans la rue ».