La poésie, comme les arts plastiques ou la musique, subit une crise d'expression ; mais c'est moins une crise de croissance qu'une maladie ennuyeuse et à tout prendre infantile. Jamais l'imagination n'a été aussi loin d'exercer un pouvoir !
Il n'y a cependant pas lieu d'afficher un pessimisme extrême : le déchet intellectualiste contemporain compense l'académisme et peut être rangé au même cabinet où Alceste laissait les rimailleurs ; chaque époque a ses conformismes. C'est peut-être une loi d'évolution. Et ces erreurs, ces gâchis font mieux voir où est le véritable pouvoir des mots, dans Poteaux d'angle, qui est le dernier recueil d'Henri Michaux, par exemple, dont le monde halluciné et superbe ne cesse détendre son emprise sur nos rêves. Et puis, il y a comme un creux, entre cette poésie très grande et celle qui se cherche encore : c'est l'espace âprement défriché par Guillevic : « J'ai apostrophé / L'océan, la terre, la ville, / Bien d'autres choses » (Paroi ; livre dont l'écriture est drue, incisive — un des meilleurs livres de Guillevic) ; Espaces d'instants, selon les petits croquis notés par Jean Follain ; Initiales savantes, sensibles, obscures écrites par Edith Boissonnas ; ou de beaux poèmes rassemblés par Guy Levi Mano, Loger la source. Et des poèmes en prose de Fernand Verhesen, d'un éclat retenu, comme voilé, mais d'un charme rare et vrai (Franchir la nuit), ainsi que Préface à l'amour, réédition augmentée d'une suite inédite : Hectares de soleil, du trop inconnu Jean Malrieu.
Poésie en chantier
Poésie qui, souvent, se révèle incapable de préexister à un système : Renga est une sorte de mécanique inutile qui fait songer à celles d'un sculpteur, Tinguely, dont Jacques Roubaud (qui publie aussi Mono no aware, « emprunté au japonais »), Eodardo Sanguinetti, Charles Tomlinson et Octavio Paz ont assemblé les morceaux en commun — ou poésie qui frappe de suspicion la grammaire même, comme l'écrit en préface Yvon Bélaval au second recueil de Kamal Ibrahim, Celui-ci Celui-moi, dans lequel les mots, comme les objets dans une toile surréaliste, ont changé de place, de sens, de fonction. Si nous sommes déçu par l'Incendie, fragments sans accent de Gérard Engelbach, il est curieux de découvrir, sous la signature de Pierre Dargelos, une mince plaquette, les Chantiers de l'exil, qui renoue heureusement avec cette « poésie du monde entier » qu'illustrèrent Cendrars, Larbaud ou Morand. Alors que Paul Toublanc (Poèmes brisés) s'attache au romantisme des lieux communs, que Jean Orizet écrit de petits tableaux impressionnistes d'un charme discret, dans ses Miroirs obliques ; que Bernard Dumontet accorde un verbe qui a une saveur certaine à un naturalisme simple mais sans facilités convenues (l'Année).
L'un des meilleurs, sinon le plus attachant des livres publiés ces derniers douze mois est dû à Jacques Bussy : Pays de l'encre, premier livre dont les vers et les proses ont une qualité d'écriture très belle, et dans leur classicisme libéré et leurs transparences comme des résonances rilkéennes : « On ne sait plus / On ne retient plus rien / Chaque couleur déjà est à refaire / Et dans le creux de cet être qu'on fut / Le poids parfait d'un univers absent / Le blanc visage enténébré du jour / L'enfant surtout qui demandait à naître / Ce regard bref qui se nomme l'espace. » Enfin, si Jacques Izoard n'est plus une voix nouvelle, il est temps de lui reconnaître, à l'occasion de Voix, vêtements, saccages, une place particulière, originale, confirmée par ces brefs poèmes serrés dans une trame ferme d'une belle couleur verbale.
Traductions
Avant la poésie étrangère, signalons d'abord un choix accompli par Marcel Raymond avec un goût très sûr : la Poésie française et le maniérisme (1546-1610), et une anthologie de la Poésie symboliste due a la fervente curiosité critique de Bernard Delvaille.
Parmi les ouvrages de poésie étrangère, la plupart des titres publiés par Pierre-Jean Oswald se réclament de l'engagement politique ou de la révolte ; ainsi Pour moi et d'autres de l'Allemand (de l'Est) Volker Braun et un excellent recueil présenté par Abdellatif Laâbi : la Poésie palestinienne de combat, chants de misère et d'espérance d'un peuple spolié.
Une lacune en librairie vient d'être comblée par les soins de Jean-Clarence Lambert ; nul n'était plus qualifié pour nous offrir une Anthologie de la poésie suédoise, à laquelle on souhaite un public aussi fervent que celui qui s'intéresse au cinéma de même origine... Octavio Paz, déjà cité, publie Versant Est, poèmes datés 1957-1968, où nous retrouvons un très beau poème, Pierre de soleil, et la présence d'un grand lyrique profondément marqué par le surréalisme. N'omettons pas, enfin, de signaler une gageure impossible à tenir, la traduction des Œuvres de l'étonnant Dylan Thomas — gageure mais aussi approche nécessaire et stimulante d'une poésie célèbre et... inconnue.