« Art d'incarcération », dit Samuel Beckett ; « géométrie avortée », pense Georges Duthuit. L'espace de la toile est un « espace du dedans », plein d'affleurements, de suintements, transfiguré à force d'hésitations douloureuses, d'interrogations angoissées, de repentirs.
La tension qui parcourt et relie souterrainement les unes aux autres ces vivantes taches de couleur, et qui dans les dernières toiles dépouillées s'épanouit en bonheur de peindre, joue moins, comme le remarque Franz Meyer, un rôle esthétique qu'elle ne remplit la fonction primaire de l'art : être une nourriture spirituelle.
Après tant de force et de joie violente, le cheminement de Charchoune (avril-mai 1971) peut paraître plus diffus et plus élégant, et la métaphysique de Morandi (10 févr-12 avr. 1971) plus froide. Mais la rigueur du peintre bolonais lui vaut aujourd'hui une résonance que sa modestie durant sa vie et le carcan des étiquettes et des écoles avaient jusqu'alors maintenue dans les limites de son pays natal.
Parti de l'irréalité de la Nature morte au mannequin, Morandi s'avise très vite que l'étrange est moins dans l'espace et les accidents qui rapprochent les objets que dans les objets et leur substance même. Pendant quarante ans il tente d'arracher leur mystère aux boîtes, aux flacons, aux bouteilles effilées ou torsadées, qu'il détache d'abord claires sur un fond soutenu, puis qu'il redouble, répète jusqu'à les serrer dans des blocs toujours plus compacts, tandis qu'il évoque, au contraire, les formes pleines de sa campagne natale de Grizzana dans des paysages de plus en plus aérés.
Deux cents gravures et près de quatre-vingts huiles et gouaches encadrant plus de soixante-dix œuvres inachevées ont dessiné enfin l'itinéraire de Rouault (musée national d'Art moderne, 24 mai-24 septembre 1971). Homme de métier ou clown de Dieu, il révèle dans sa pratique une remarquable continuité : pâtes lourdes, griffures acérées, gouaches fluides traduisent la richesse d'un univers intérieur qui s'extériorise avec la même puissance et la même « distance » aussi bien dans le monde du cirque et des écuyères de Tabarin que dans la majesté byzantine des scènes bibliques et des autoportraits.
Le musée de l'Orangerie, enfin, a invité à reconsidérer Max Ernst (3 avr-31 mai 1971) à travers la collection de Ménil. Ernst semble vouloir illustrer la thèse d'Huizinga sur l'origine ludique de la culture. Rappelant en 1964, dans une nouvelle édition de son Histoire naturelle, son refus absolu d'observation de la nature, Ernst désigne comme sa préoccupation essentielle l'élaboration très concrète de « moyens optiques qui doivent conduire, par le libre jeu des analogies, des interprétations et des hallucinations, à la proclamation de l'égalité de tous les êtres, de toutes les choses... ».
Il dévoile ainsi son cheminement créateur, proposant au spectateur de refaire le trajet imaginatif qui l'a mené au « fait artistique », exigeant une nouvelle manière de percevoir. L'art réside avant tout dans la distanciation, qui accroît la lenteur de la perception : d'où le collage qui fait jaillir « l'étincelle poésie » de la conjonction de réalités d'essence hétérogène, d'où le frottage qui, dans les lattes d'un plancher, dessine des images qui rappellent de lancinants fantasmes enfantins, d'où les variations sur les vieux mythes (À l'intérieur de la vue : l'œuf, 1929 ; le Surréalisme et la peinture, 1942). Du sein de la matière amorphe comme de la profondeur de la mémoire, Ernst s'efforce d'amener à la surface du monde et de la conscience les monstres assoupis qui veillent sur notre vie.
Rétrospectives à Paris
L'art en Yougoslavie, de la préhistoire à nos jours (Grand Palais, 2 mars-17 mai 1971) rassemble des œuvres séparées par sept millénaires et des chaînes de montagnes qui divisent le nord-ouest de la péninsule balkanique en aires culturelles qui ont chacune une physionomie bien particulière. Les objets les plus anciens, galets sculptés évoquant la forme humaine, sont aussi les plus récemment découverts, lors des travaux de construction du barrage de Lepenski Vir en 1967 : ils ont quelque trois mille ans de plus que les céramiques zoomorphes de Vinca. Des six sections présentées, celle qui est consacrée à l'archéologie est de loin la plus remarquable, avec le Char votif de l'âge du bronze, trouvé à Dupljaja, les situles du VIe s. av. J.-C. provenant des Alpes slovènes et rappelant des thèmes étrusques, les masques mortuaires en or de Trebeniste, la Ménade de Tetovo, le camée de Kusadak.