sensibilité

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Dérivé du latin sensibilis, « qui peut être senti », mais aussi « qui peut sentir » ; d'où, par extension, la capacité de toute espèce d'instrument physique à réagir avec précision à des variations de degré ou d'amplitude.


Lorsque Kant propose de réconcilier la sensibilité et l'entendement dans la production du jugement de goût, il effectue un lien décisif entre la théorie de la connaissance et l'esthétique. Ce lien persiste dans l'époque contemporaine, qui n'a cessé de considérer l'art comme l'objet privilégié de la sensibilité.

Philosophie Générale, Philosophie Cognitive, Sciences Cognitives

Propriété qu'a un être vivant ou un organe d'être informé des modifications du milieu (extérieur ou intérieur) et d'y réagir.

Selon cette définition, la sensibilité est commune à l'homme, à l'animal et au végétal. Diderot fait même de la sensibilité ou de la force vitale le principe de l'unité non seulement du vivant, mais aussi de la matière : toute matière est sensible, c'est-à-dire contient une vie élémentaire, puisque la matière vivante se régénère à partir de la matière brute(1). Cependant, Diderot a bien conscience que la force vitale ou la sensibilité est une supposition qui tire toute sa force des difficultés dont elle débarrasse : elle cache un problème non résolu, qui est posé aujourd'hui, selon François Jacob, dans les termes d'un triple flux de matière, d'énergie et d'information(2).

Quand on réfère spécifiquement la sensibilité au sujet humain, on la considère comme une ouverture du sujet à ce qui est effectif, comme ce qui lui donne accès à quelque chose qui existe, à ce qu'il y a. Elle se distingue de l'entendement en ce qu'elle met le sujet humain en présence de quelque chose immédiatement, et non par un effort d'abstraction. Elle se distingue également du sentiment en ce qu'elle ne se réduit pas à une dimension d'introspection, mais ouvre à une extériorité via les sensations. Elle se distingue enfin de l'imagination et de la mémoire en ce que le senti est présent au sujet sentant « en chair et en os », et non en autre chose, que ce soit une image ou un souvenir.

Pour Aristote, chaque sens correspond à un ensemble de sensibles propres (couleurs ou sons, par exemple) : le sens de la vue pâtit sous l'action de l'objet coloré, le sens de l'ouïe sous l'action de l'objet sonore, etc.(3) De même que la faculté intellectuelle est en puissance la forme de l'intelligible (et la connaissance est l'actualisation de cette puissance), de même la faculté sensitive est en puissance la forme du sensible, et la sensation est l'actualisation de cette puissance, c'est-à-dire la production d'une image du sensible mais sans matière. Comme nul objet ne peut exister séparé des grandeurs sensibles, c'est dans les formes sensibles que les intelligibles existent, autant ce qu'on appelle les abstractions que toutes les qualités et attributs des objets sensibles. C'est pourquoi, si l'on n'avait aucune sensation, on ne pourrait rien apprendre ni comprendre.

L'immédiateté de l'expérience sensible est donc considérée comme le premier pas qui fait sortir le sujet de lui-même, mais ce pas peut le faire trébucher dans la connaissance, s'il n'est pas assuré par le bâton de la raison. Si la raison ne vient pas compléter la sensibilité, l'expérience sensible peut constituer un obstacle épistémologique, car, pour connaître la nature même des choses, les sens sont trompeurs. Que l'on soit intellectualiste ou empiriste, que l'on fasse l'expérience du morceau de cire de Descartes(4) ou celle de la statue de Condillac(5), on est ainsi conduit à mettre dans la sensibilité tout ce qui est déjà reconnu par l'entendement comme qualité sensible et à construire le sentir avec du senti.

À cette perspective s'oppose la conception phénoménologique de la perception, qui vise à penser la sensibilité dans son sens originaire : elle substitue à l'ontologie de la connaissance objective une ontologie du sensible, qui ne considère pas le sensible comme ce qui fait obstacle à la connaissance de l'être, mais comme ce qui en fait le sens. Le sensible est ce qu'on saisit avec les sens, mais cet « avec » n'est pas simplement instrumental ; l'appareil sensoriel n'est pas un simple reproducteur ou conducteur du sensible, mais une puissance qui « co-naît » à un certain milieu d'existence ou se synchronise avec lui. Merleau-Ponty explique que les rapports du sentant et du sensible sont comparables à ceux du dormeur et du sommeil : de même que le sommeil vient quand une certaine attitude volontaire reçoit soudain du dehors la confirmation qu'elle attendait, de même je prête l'oreille ou je regarde dans l'attente d'une sensation, et soudain le sensible prend mon oreille ou mon regard – quand je regarde le bleu du ciel, je ne déploie pas au-devant de lui une idée du bleu qui m'en donnerait le secret, mais il « se pense en moi », je suis le ciel même qui se rassemble, « ma conscience est engorgée de ce bleu illimité »(6). La sensibilité n'est pas un certain rapport du sujet à l'Être, mais c'est parce que l'Être est intrinsèquement sensible que la sensibilité est possible et qu'elle est originaire, prépersonnelle et non thétique : elle précède la constitution du rapport du sujet sentant à l'objet senti, parce qu'elle est la condition de donation d'une profondeur ontologique, la forme universelle de « il y a ».

Véronique Le Ru

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Diderot, D., le Rêve de d'Alembert, in Œuvres philosophiques, Garnier, Paris, 1964.
  • 2 ↑ Jacob, F., la Logique du vivant, p. 109, Gallimard, Paris, 1970.
  • 3 ↑ Aristote, De l'âme, III, 8, trad. Barbotin, Belles Lettres, Paris, 1966.
  • 4 ↑ Descartes, R., les Méditations métaphysiques, II, in Œuvres (t. IX) publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, 1964-1974 ; 1996.
  • 5 ↑ Condillac, É. (de), Essai sur l'origine des connaissances humaines, Pierre Mortier, Amsterdam, 1746.
  • 6 ↑ Merleau-Ponty, M., la Phénoménologie de la perception, pp. 240-280, Gallimard, Paris, 1945.
  • Voir aussi : Barbaras, R., la Perception, Hatier, Paris, 1994.

→ connaissance, empirisme, ontologie, perception, phénoménologie, sensation

Philosophie Moderne

Dans la philosophie kantienne, faculté du sujet qui désigne sa réceptivité aux objets de l'expérience sensible.

D'abord conçue comme dépendant essentiellement de la configuration des parties du corps qui sont utiles à l'activité percevante, la sensibilité désigne, dans les écrits de la période critique, « la capacité de recevoir des représentations grâce à la manière dont nous sommes affectés par des objets(1) ». L'activité propre de la sensibilité est de fournir à l'entendement la matière des intuitions. Le glissement d'une perspective organique à un point de vue cognitif est patent dans la mesure où cette faculté est distincte et s'oppose le plus souvent à l'activité propre de l'entendement, qui relève d'une spontanéité qui n'est plus celle du corps, mais bien celle de l'esprit. Kant élaborera toutefois, dans la Critique de la faculté de juger, Première partie, une théorie du jugement de goût qui aura pour intention principale de réconcilier la sensibilité et l'entendement. Puisque le beau est, selon une formule désormais célèbre, ce qui est « représenté sans concept comme l'objet d'une satisfaction universelle(2) », et qui « plaît universellement sans concept(3) » la sensibilité est elle aussi affectée, par le biais du sensus communis, d'une disposition pour ou d'une ouverture à l'expérience d'un universel, celui de l'art. Dans l'appréciation subjective d'une chose belle, sensibilité et entendement communiquent librement en se représentant ces objets de l'intuition dont la beauté est elle aussi jugée libre (pulchritudo vaga).

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, § 1, Gallimard, Pléiade, Paris, p. 781.
  • 2 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, Première Partie, § 6, Vrin, Paris, 1989.
  • 3 ↑ Ibidem, § 9, pp. 977 et suiv.

→ entendement, sens, sensation, sensible

Esthétique

Faculté qui nous dispose à être « affecté » par les objets du sens. Désigne dans l'esthétique française, autour des années 1740, une forme spécifique d'émotivisme.

Le terme sert à exprimer une susceptibilité minimale du sujet à ressentir des impressions sensibles. Quand elle n'est plus conçue comme une réaction physiologique au contexte ambiant, la sensibilité cesse d'être neutre à l'égard du contenu informationnel excitant les organes récepteurs. Elle entraîne alors des attitudes nouvelles, plus ou moins communicatives : abandon, absorption, commotion, enthousiasme, effusion. La sensibilité esthétique se distingue d'autres formes de sollicitation sensorielle par un genre de réactivité seconde aux thèmes suggestifs et représentatifs d'une telle perturbation. Kant, en voulant « purifier » la sensibilité (Sinnlichkeit), la définit comme une stricte capacité (Fähigkeit) de notre esprit à être affecté sous un certain mode. Cette capacité, privée de spontanéité, n'intéresse que l'intuition des objets extérieurs par la médiation des formes a priori de l'espace et du temps(1). Il faut néanmoins rappeler qu'avant la division kantienne des facultés, l'instrument sensible tel qu'il était conçu en France au xviiie s., selon une optique matérialiste (mais non mécaniste), supposait une excitabilité sympathique dont le domaine de variation est social ou moral selon les cas. L'esthétique du drame bourgeois, de la peinture de mœurs et du roman de formation joue de cet « instrument » chez le lecteur et le spectateur. Ainsi Diderot fait-il l'éloge de Richardson et de Greuze(2). Il met en scène De Bordeu, le médecin philosophe, pour qui une prédisposition organique explique cette affinité des âmes sensibles(3).

Pour mieux cerner la sensibilité proprement dite, les physiologistes (au début du xixe s.), tels Bichat, Cabanis et Broussais, préfèrent parler d'irritabilité. Ils voient en elle un ressort constitutif de l'âme humaine, lui prêtant une connotation positive de vitalité et d'énergie. Quand on n'édulcore pas la morale sensitive de Rousseau, on inclut dans la même famille de réactions le sentimentalisme et la sensiblerie, la perception du mystère, etc. Il y a néanmoins un lien historique entre la sensibilité éclairée et la transformation esthético-morale qui succède à la définition kantienne de la réceptivité « pure ». Les premiers résultats expérimentaux obtenus sur les conditions physiologiques du seuil d'excitation (Fechner, Sherrington) confirmeront cette évolution. La notion survit d'ailleurs à l'époque du romantisme, en tant que sensibilité artistique, mais dans une acception du terme soumise au paradoxe individualiste.

Le fait d'être sensible à la beauté – ou d'avoir un tempérament d'artiste – est en définitive le propre d'une capacité à discriminer certaines sensations (plus discrètes ou plus intenses), dès lors que l'on suppose que leur sélection rencontre une subjectivité déjà constituée pour les isoler du flux ordinaire de nos perceptions.

Jean-Maurice Monnoyer

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, I., Critique de la raison pure (1781 et 1787), I, 1 not. § 1, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 1997.
  • 2 ↑ Diderot, D., Éloge de Richardson (1761), et Salons (not. de 1765 et 1769), in L. Versini (éd.), Œuvres, t. IV Esthétique – Théâtre, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1996.
  • 3 ↑ Bordeu, T. de, Recherches anatomiques sur la position des glandes et sur leur action (1752), in Œuvres complètes, vol. 2, Paris, 1818.
  • Voir aussi : Fried, M., la Place du spectateur (1980), trad. C. Brunet, Gallimard, coll. « Les Essais », Paris, 1990.
  • Jeaucourt, L. de, « Sensibilité » (1765), in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, vol. 3, 15.
  • Trahard, P., les Maîtres de la sensibilité au xviiie siècle, 1715-1789, 4 vol., Paris, 1931-1933.

→ attitude (esthétique), émotion, sentiment




sensibilité générale

Psychologie

Ensemble des sensations ayant leur source dans le corps, opposé au domaine de la sensation externe et à celui de la conscience des phénomènes mentaux. syn. : cénesthésie.

Héritier d'une médecine où la sensibilité est invoquée comme cause de l'intégration des mouvements organiques, Cabanis(1) affirme, avec l'existence de divers « foyers de sensibilité » disséminés dans le corps, la possibilité d'une sensibilité sans conscience et celle d'une détermination corporelle des penchants de l'individu. La définition du Gemeingefühl par Reil implique qu'émerge, à partir de la totalité des sensations internes, un sentiment confus du corps comme totalité(2). Si la physiologie impose ensuite la reconnaissance progressive d'une appréhension subtile, par le corps lui-même, des différences de position et de mouvement dont il est capable, l'idée se conserve d'une information somatotopique plus imprécise (sensibilité thermique et algique, en particulier), transmise par des voies nerveuses spécifiques et essentielle à la conscience du soi corporel.

À partir de la notion de schéma corporel, il est possible de critiquer l'idée de cénesthésie comme illustration d'une conception purement associationniste de la conscience du corps(3) : l'accent est alors mis sur le rôle de l'action dans l'unification de celui-ci. Il reste que les conditions de la maîtrise du geste et celles de la perception des parties du corps comme siennes ne se confondent pas entièrement(4).

Denis Forest

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Cabanis, Rapports du physique et du moral chez l'homme, Bibliothèque choisie, Paris, 1830.
  • 2 ↑ Starobinski, J., « Le concept de cénesthésie et les idées neuropsychologiques de Moritz Schiff », in Gesnerus, 1977.
  • 3 ↑ Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945.
  • 4 ↑ Schilder, P., l'Image du corps, Gallimard, Paris, 1968.

→ proprioception, sensibilité