sentiment
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
En anglais : feeling, ou sentiment ; en allemand : Gefühl.
Le sens interne produit des déterminations variées : entre affection morale, qui guide les conduites au nom d'une conscience elle-même – mais mystérieusement – morale, et critère pour l'énoncé d'un jugement de goût, le sentiment nous montre l'homme comme centre d'affects qui l'inclinent et le mettent en demeure de juger.
Morale
État affectif, souvent identifié, avec la conscience, au bien et au mal moral.
Les morales du sentiment sont liées à une figure subjective de la conscience morale, qui se prétend capable d'apercevoir immédiatement le bien et le mal en eux-mêmes.
Depuis Thomas et jusqu'à Malebranche, la conscience désigne une application de la loi morale universelle au cas particulier, qui permet de se prononcer sur le bien et le mal dans telle ou telle situation : « La conscience est le jugement que chacun porte de ses propres actions, comparées avec les idées qu'il a d'une certaine Règle nommée loi ; en sorte qu'il conclut en lui-même que les premières sont ou ne sont pas conformes aux dernières(1). » Mais, avant Rousseau, cette relation est conçue comme un jugement ; et il revient à la « Profession de foi du Vicaire savoyard » (où le Genevois s'inspire des thèses de Malebranche) de définir la conscience non plus comme une inférence mais comme un pur sentiment : « Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments ; quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au dedans de nous(2). »
Le sentiment moral est donc conçu comme une affection intime, qui atteint sa pureté lorsque le sujet se retire du monde : « (...) Je ne songeai plus qu'à (...) rendre [ma réforme] solide et durable, en travaillant à déraciner de mon cœur tout ce qui tenait encore au jugement des hommes, tout ce qui pouvait me détourner par la crainte du blâme de ce qui était bon et raisonnable en soi(3). » La critique hégélienne de la moralité dénonce cet engloutissement en soi-même qui perd de vue toute médiation et, partant, toute forme d'accomplissement effectif : « La conscience vit dans l'angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l'action et l'être-là, et pour préserver la pureté de son cœur elle fuit le contact de l'effectivité (...) – dans cette pureté transparente de ses moments elle devient une malheureuse belle âme, comme on la nomme, sa lumière s'éteint peu à peu en elle-même et elle s'évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l'air(4). » La figure du sentiment moral est l'ultime apparition d'une subjectivité empirique en morale – elle intervient, chez Hegel, avant l'éthique, qui comprend l'action selon l'ordre de l'effectivité.
André Charrak
Notes bibliographiques
Psychologie
Relation de la personnalité à ses vécus affectifs et à soi-même à l'occasion de ces vécus.
C'est par les sentiments qu'on appréhende, en psychologie sociale, de façon informelle, l'incidence des valeurs (morales et esthétiques). On les suppose nécessaires à la stabilité, voire l'inertie des conduites, et ce indépendamment des cognitions associées. Comme il est difficile d'isoler un sentiment de sa couleur plaisante ou désagréable, un point de vue naturaliste tend à y voir une sorte d'élan primitif qui explique causalement l'orientation vers les valeurs (celles-ci n'étant que des descriptions du but rationalisées a posteriori). Or un sentiment est toujours sentiment « de » quelque chose ou « pour » quelqu'un. C'est donc par abstraction qu'on isole la poussée du sentiment de son objet intentionnel.
En psychopathologie, la dépersonnalisation a été tenue pour exemplaire : elle prouve que la sphère du ressenti déborde celle du moi conscient de soi.
Les sentiments soulèvent la question de savoir si, de la « couleur » d'un état mental, on peut inférer sa « texture » ; et comme on en juge toujours à partir d'une théorie de l'esprit et du corps ; ils ne peuvent servir à évaluer ces théories.
Pierre-Henri Castel
Notes bibliographiques
- Ribot, T., la Psychologie des sentiments, Paris, 1896.
→ émotion
Esthétique
Variante de l'attitude, qui n'est pas uniquement émotive, que le spectateur participant est porté à éprouver lorsqu'il est confronté avec un objet de l'art et de la nature.
Privilégié par une école de pensée historiquement déterminée (Hutcheson, Shaftesbury, Burke, Hume, Diderot), le sentiment esthétique est un état affectif qui nous mettrait en rapport avec un contenu, ou directement avec une valeur, plutôt qu'avec un objet d'art en tant que tel. Mais le sentiment pour la beauté dans sa plus grande généralité serait aussi susceptible, selon ces auteurs, de modifier la chose sentie par le biais du contenu éprouvé qu'elle aide à former. On dit de l'œuvre qu'elle est délicate, sublime, touchante, harmonieuse, etc. Ce type de perception « axiologique » consiste en réalité à évaluer l'objet par le sentiment, puis à marquer une approbation définie pour ce qui est affectivement perçu, sachant que nous sommes en relation avec lui par l'occasion de l'œuvre. Dans sa période pré-critique, Kant se contente de fournir à ce sujet un embryon de caractérologie(1). Il critiquera vivement ensuite l'idée qu'il puisse y avoir un art de sentir : nul ne sait a priori quelle représentation suscitera en nous telle ou telle réaction(2).
Sentiment esthétique et goût
Tandis que le sens classique fait du sentiment un état de conscience animal plus ou moins obscur, et non une connaissance, l'école française du xviiie s. (Du Bos(3), Montesquieu(4)) a cherché à distinguer le sentiment esthétique sur le modèle du sentiment moral, le dotant d'un pouvoir réel pour accéder au genre de réalité dont traite l'esthétique. Mais c'est Hume qui a donné la définition la plus originale de cet état(5). La difficulté théorique est le caractère en principe non-universalisable d'un tel mouvement affectif « au-delà duquel, selon Hume, on ne peut aller ». Aucun jugement préalable ne saurait le provoquer ou y suppléer. Un tel sentiment ne se confond pas avec le feeling, purement sensible : il trouve son origine dans la compétence des évaluateurs qui sont autant de juges avisés doués d'une sorte de délicatesse. Cette delicacy est assimilée au sentiment du goût en tant que capacité discriminatoire. L'autorité de ces juges est reconnue si elle confirme le legs de la tradition, et si elle s'appuie sur les correctifs de l'activité comparative. Le sentiment esthétique, tout subjectif qu'il demeure, n'est pas relatif, et par définition il est approprié.
De manière opposée, la philosophie kantienne rattache le sentiment de plaisir et de peine au jugement de goût (Geschmacksurteil) qui remplace le « jugement des sens » (Sinnenurteil). « Intéressé » par la satisfaction, le sentiment devient hétéronome, explicitement pathologique. Il n'a pas de légalité subjective et guère plus de fondement rationnel. N'étant jamais dans son objet réel un ingrédient de l'œuvre, il ne serait qu'une réaction incontestable que certains produits de l'art et de la nature provoquent ou ne provoquent pas à la mesure de l'état physiologique dans lequel se trouve le sujet. Il lui faut se purifier dans le sens commun, acquérir un statut non-conceptuel (à la fois non cognitif et non sensuel). La position de Burke, moins influente que celle de Hume et de Kant, stipulait encore une dépendance vis-à-vis de l'objet sur lequel nos sentiments s'accordent(6). De ce débat contradictoire et sans issue, on retiendra seulement que la satisfaction hédonique, en dehors d'autres espèces communes et néanmoins mêlées (amusement, piété, surprise), s'accorde mal avec sa définition.
Sentiment, participation et représentation
Deux acceptions moins courantes valent enfin d'être signalées. L'une regarde le sentiment de la vie, projeté ou « objectivé » dans l'art. Elle va contre l'option qu'ont défendue en leur temps Schopenhauer et Nietzsche en faveur du sentiment tragique (pour ces derniers, l'art exprime généralement une souffrance, par où la tension volontaire se neutralise). C'est la thèse de l'Einfühlung, due à Vischer, Volkelt et Lipps : elle a été vivement critiquée par Scheler, Wörringer et Husserl, en France par Lalo (1910)(7). L'empathie est plus qu'un projectivisme : c'est un sentimentalisme exacerbé où l'objectivité et la subjectivité du sentiment esthétique sont mutuellement anéanties.
L'autre acception plus convaincante regarde le « sentiment intellectuel », isolé à la suite de Brentano et de Meinong par l'École de Graz (S. Witasek(8)). Ces auteurs appréhendent une direction d'objet propre au sentiment esthétique, qui ne s'épuise pas dans le seul « objet » d'art. Witasek (1904) distingue des sentiments représentationnels et des sentiments judicatifs, comme autant de phénomènes intentionnels positifs. Mais il ne condamne pas, à l'instar de Kant, les sentiments d'ordre sensuels (Sinnliche Gefühle) qui sont toujours fonction de l'intensité de l'acte indépendamment de son contenu. D'autres formes d'adhésion intuitive sont possibles où il y a tantôt une relation réelle, et tantôt une modification imaginative (Phantasiegefühl), dans laquelle le jugement lui-même est modifié. Cette analyse renouvelle bien le point de vue axiologique. On peut dire (techniquement) qu'à la différence du sentiment de peine ou de plaisir, le sentiment esthétique n'est pas factif (l'œuvre d'art n'est pas un motif concret de désespérer, de haïr ou de fuir). Witasek, permet ainsi de comprendre comment les affections empathiques peuvent en effet se produire dans le sentiment intérieur, tout en maintenant qu'il y a une objectivité du sentiment esthétique. Les propriétés qui lui appartiennent sont au principe de relations réelles (causales), ou bien sont fondées dans l'imagination. Mais il réclame toujours la présentation d'un contenu en vertu duquel cet objet est intentionné. Si je suis triste à l'audition d'un requiem, ce sentiment n'est pas esthétique : la musique ne dit rien au sujet de cette tristesse.
La grande discussion classique était agitée par l'idée que le sentiment (immédiat) n'est jamais d'ordre « représentationnel ». Si la notion mérite aujourd'hui d'être conservée, c'est à l'encontre de son vecteur mimétique, puisque l'œuvre ne nous conforte pas dans l'expérience d'une attitude que nous sommes préparés à avoir. Les expériences sensorielles sont autres que celles qui sont suscitées en nous par des structures formelles (Gestalten). On peut aussi doter le sentiment d'une direction normative, et avoir d'autres expériences dirigées vers des expressions, sans que celles-ci ne coïncident entre elles dans une vague synthèse.
Jean-Maurice Monnoyer
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Kant, I., Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), trad. M. David-Ménard, GF Flammarion, Paris, 1990.
- 2 ↑ Kant, I., Critique de la faculté de juger (1790), trad. A. Renaut, GF Flammarion, Paris, 1999.
- 3 ↑ Du Bos, (abbé J.-B.), Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1718), rééd. ENSB-A, Paris, 1993.
- 4 ↑ Montesquieu, « Essai sur le goût », article de l'Encyclopédie, t. VII, 1757, in Œuvres Complètes, Seuil, Paris, 1964.
- 5 ↑ Hume, D., « Of the Standard of Taste » (1757), trad. R. Bouveresse in Essais esthétiques, GF Flammarion, Paris, 2001.
- 6 ↑ Burke, E., Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, trad. B. Saint-Girons, Vrin, Paris, 1990.
- 7 ↑ Lalo, C., les Sentiments esthétiques, Alcan, 1910.
- 8 ↑ Witasek, S., Grundzüge der allgemeinen Ästhetik, Barth, Leipzig, 1904.
- Voir aussi : Cayla, F., « La nature des contenus émotionnels », in la Couleur des pensées, P. Paperman et R. Ogien (éds.), Raisons Pratiques, 1995.
- Smith, B., « De la modification de la sensibilité : l'esthétique de l'École de Graz », in Revue d'esthétique, 1995, pp. 19-37.
- Wörringer, W., Abstraction et Einfühlung (1908), trad. E. Martineau, Klincksieck, Paris, 1978.
→ émotion, goût, sensibilité