empirisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Terme apparu au xviiie s.
L'empereia grecque, c'est une sorte de foire au divers, au multiple et au fuyant qui ne se constitue comme source réelle de la connaissance que lorsque s'est accompli le programme expérimental de la physique classique. En ce sens il n'est pas étonnant de constater que les déclarations inductivistes de Newton sont formulées au même moment que celles de Locke puis de Hume, ouvrant ainsi la voie à une génération entière de penseurs – ceux des Lumières – cherchant sans relâche à penser l'expérience, à la réduire par des lois descriptives ou bien à lui laisser exprimer cette multiplicité infinie et déroutante.
Philosophie Générale, Philosophie Cognitive
Courant philosophique qui, à partir du xviie s. et contre les partisans des idées innées, place l'origine de la connaissance dans les informations qui nous viennent de l'expérience.
On aurait tort de trop se fier à la terminaison du mot et d'identifier l'empirisme à un contenu doctrinal qui supposerait que l'esprit doit se contenter d'enregistrer passivement les faits rencontrés au hasard d'essais et d'épreuves sans ordre ni principe. Ce sens vulgaire, calqué du grec ancien et de sa reprise par le vocabulaire médical du xviiie s., est tout à la fois réducteur et trompeur. En effet, le terme, attesté pour la première fois en philosophie en 1829, apparaît dans le contexte bien particulier du commentaire de la dialectique kantienne et des oppositions qu'elle établit entre thèses dogmatique et empiriste. Or, les grandes figures de ce que l'histoire des idées, telle qu'elle se constitue au xixe s., conviendra d'appeler l'« empirisme » s'élaborent dans l'indifférence de ces oppositions et de la distribution qu'elles induisent de l'activité et de la passivité de l'esprit entre la raison et la sensibilité. L'empirisme n'est pas une doctrine ni même, à proprement parler, une école, mais plutôt une méthode, une attitude de pensée qui, dans la théorie de la connaissance, confère une place centrale à l'expérience et qui ne conçoit pas la raison comme une faculté toute-puissante, mais comme un processus complexe et faillible.
Une nouvelle conception de la raison
Bacon, en montrant que l'expérience, loin d'être un moment de pure passivité, témoigne déjà d'un esprit au travail, énonce l'un des principes fondateurs de ce courant philosophique. Pour le penseur anglais, le vrai travail de la philosophie est à l'image de la méthode de l'abeille qui « recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs puis la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre »(1). L'empirisme bien compris doit être distingué de la pratique de ceux que Bacon, dans ce même aphorisme, nomme les empiriques, et qui, telles des fourmis, « se contentent d'amasser et de faire usage ». Cette version naïve de l'empirisme, qui prétend tirer la vérité du sensible même, est très éloignée des questionnements que les principaux représentants de ce courant philosophique ont conduits, s'agissant du pouvoir de la raison et de la nature de l'expérience. L'empirisme peut bien être opposé au rationalisme, si l'on comprend que la ligne de partage ne passe pas entre la passivité de l'expérience sensible et l'activité de la raison, mais, à l'intérieur même de la conception de la raison, entre celle d'une faculté autonome et toute-puissante et celle qui suspend l'usage de la faculté de raisonner et de connaître à la réception et au traitement des informations que fournit une expérience elle-même profondément repensée.
Pour l'empirisme philosophique, rien, dans la pensée, ne précède l'expérience. C'est ce rejet de tout a priori qu'exprime Locke dans son Essai philosophique concernant l'entendement humain : au commencement, l'esprit est comparable à « une table rase vide de tous caractères, sans aucune idée quelle qu'elle soit »(2) ; c'est dans l'expérience, fondement et première origine de toutes nos connaissances, qu'il puise tous ses matériaux et c'est d'elle qu'il reçoit toutes ses idées. Le rejet des idées innées et la référence à la tabula rasa d'Aristote permet de comprendre que l'empirisme, comme courant philosophique, ne saurait être tenu dans les limites d'un moment de l'histoire des idées et considéré comme exclusivement porté par certains penseurs anglais des xviie et xviiie s. Il demeure que ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler l'« empirisme classique » offre une théorisation inégalée de l'empirisme comme position philosophique et des conséquences qu'il entraîne pour la théorie de la connaissance.
Redéfinition de la nature et du statut de l'expérience
L'étude de ce courant conduit notamment à préciser l'idée que l'empirisme se fait de l'expérience. Pour les empiristes, l'expérience n'est jamais ce que l'esprit reçoit passivement par l'intermédiaire de la perception sensible. Le démantèlement méthodique de cette conception naïve de l'expérience, que Berkeley mène dans le Traité des principes de la connaissance humaine, marque un moment de radicalisation de l'empirisme(3). Si, pour tout ce qui n'est pas esprit et dont l'esprit peut avoir l'expérience, être c'est être perçu, il n'y a dès lors plus rien à connaître qui ne doive, en son fond, être rapporté à l'acte perceptif comme à ce qui lui confère l'être. Dans l'expérience, l'être de ce dont il y a expérience n'est pas reçu, mais constitué par l'esprit. Il n'y a donc rien en deçà ou au-delà de l'expérience, pas d'objets, pas de substrat dont le donné phénoménal ne serait que la trace dans l'esprit. Cette théorie de la perception ne conduit cependant pas Berkeley à un empirisme strict, dans la mesure où l'esprit reste défini comme une forme substantielle distincte et que, en dernier lieu, la nature est rapportée à son auteur, Dieu, en tant qu'il l'a pensée et organisée.
C'est Hume qui franchit le pas ultime et qui propose de l'empirisme la version la plus radicale, en montrant que rien, pas même l'esprit, ne résiste à l'analyse de l'expérience immédiate(4). Cette analyse découvre que toutes les idées, des plus simples aux plus complexes, procèdent d'impressions élémentaires qui précèdent tout et que rien ne précède. Toute idée, y compris celle de nécessité causale – fondatrice de la science –, mais aussi toute forme, toute règle générale et même tout ordre doivent être, en dernier lieu, rapportés à ce sentir initial comme à leur origine. L'esprit trouve donc en cette expérience première non seulement la matière dont est fait ce qu'il peut connaître, mais encore le fonds même de l'activité associative qui le constitue. Dès lors, cette expérience ne saurait plus être conçue comme le simple point de départ de la connaissance, mais bien comme son origine et, par suite, son ultime pierre de touche. Si tout vient de cette expérience primitive, si le monde, mais aussi l'esprit procèdent de ce sentir que Hume désigne par le terme d'« impression », alors aucune démarche de connaissance ne saurait prétendre se porter au-delà de ce plan, et il faut prononcer le caractère indépassable de l'expérience.
Avec Hume, l'empirisme atteint le point ultime de la radicalisation progressive qui caractérise l'histoire de ce courant, mais les siècles suivants verront, par-delà la critique kantienne, l'approfondissement des pistes qu'il a ouvertes à propos de la définition de l'expérience et des conditions de la construction du savoir objectif. Ainsi l'empirisme psychologique d'un E. Mach, qui tente de construire l'objet à partir d'une analyse psychologique des sensations, s'inscrit-il dans la lignée qui, de la perception sensible à la sensation élémentaire, a permis à l'empirisme d'assortir l'affirmation de son principe – tout vient de l'expérience – d'une des plus subtiles réflexions sur la nature et le statut de l'expérience. L'empirisme logique, codifié par le cercle de Vienne au début du xxe s., se proposera, quant à lui, après la critique du psychologisme et l'abandon du phénoménalisme, de reformuler sur de nouvelles bases l'exploration empiriste des pouvoirs et des limites de la raison.
Anne Auchatraire
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Bacon, Fr., Novum Organum, I, aphorisme 95, p. 156, PUF, Paris, 1986.
- 2 ↑ Locke, J., Essai philosophique concernant l'entendement humain, II, ch. 1, § 2, p. 61, Vrin, Paris, 1989.
- 3 ↑ Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine, PUF, Paris, 1985.
- 4 ↑ Hume, D., Traité de la nature humaine, I, Flammarion, Paris, 1995.