nihilisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin nihil, « rien ».
Étymologie imaginaire (Heidegger) : nihil vient de ne-hilum (absence du hile, filament reliant des organes et dont la rupture est mortelle).
Morale, Ontologie, Politique, Théologie
1. « Mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de tout effort » (P. Bourget(1)), dimension la plus négative et négatrice de l'homme dont la vie n'a plus de sens (« L'homme n'a fait qu'inventer Dieu pour vivre sans se tuer », déclare Kirilov, dans les Possédés, de Dostoïevski). – 2. Chez Nietzsche, dans un contexte proprement philosophique, l'élaboration métaphysique elle-même ainsi que la caducité des valeurs tutélaires sous le règne desquelles nous avons vécu.
L'histoire du nihilisme n'est pas la même selon qu'on s'en tient au mot lui-même, ou qu'on l'étend à ce qu'il désigne réellement, tant l'apparition de ce terme est postérieure à la détresse qu'il recouvre. Dans le premier cas, le vocable (apparu pour la première fois en 1799, dans la « Lettre à Fichte » de Jacobi) fut consacré, en 1862, sous la plume de Tourgueniev(2). Il désigne d'abord, dans la Russie de la fin du xixe s., tous ceux qui, inconsolables et mélancoliques, sont littéralement désorientés devant l'abdication du divin au profit du néant, et s'abîment dans le culte nouveau d'une violence radicale. Dans le second cas, le nihilisme – que l'on confond parfois avec l'absurde – désigne fondamentalement « la confrontation de l'appel humain avec le silence déraisonnable du monde »(3), mais également, avec Nietzsche, qui l'enracine dans la métaphysique, la façon dont la pensée s'évertue à recouvrir le silence du vacarme des valeurs imaginaires, en inventant la causalité finale ou encore en élaborant le double – idéal et signifiant – du monde réel ; le nihilisme désigne encore le comportement destructeur né de la déréliction des idoles employées à dissimuler cette vacuité essentielle, la prise de conscience de la « mort de Dieu » ou de la minceur des tutelles provisoires qui orientent l'agir humain, mais aussi la « joie tragique » de celui qui est capable d'aimer la vie sans qu'il y ait la moindre raison à cela. Enfin, avec Heidegger, le nihilisme passe du statut de néant de valeurs à la dimension ontologique de l'Être-même comme néant(4). En cette seconde et gigantesque dimension, le nihilisme constitue peut-être, et paradoxalement, la « raison d'être » de la philosophie, puisqu'il invite, somme toute, à l'examen de la question – et en est-il d'autres ? – de savoir pourquoi et comment vivre, alors que nous allons mourir.
Hormis les pensées qui se donnent spécifiquement le nihilisme pour objet, il est peu de penseurs qu'on ne puisse tenir pour « nihilistes », car il est peu d'aventures de la pensée qui, des gnostiques à l'existentialisme sartrien, de la « querelle du panthéisme »(5) à la psychanalyse, ne traitent du néant, que ce soit pour s'y complaire, s'en désoler, le récuser, le dissimuler, ou encore y trouver de quoi faire le deuil nécessaire d'une divinité transcendante. Qu'elle l'affronte ou qu'elle tente d'en atténuer les effets, la pensée doit aussi sa fécondité au rapport qu'elle entretient avec le sentiment tenace de l'« à quoi bon » de Nietzsche, aux prophéties duquel les atrocités du xxe s. donnent une consistance indépassable.
Raphaël Enthoven
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Bourget, P., Essais de psychologie contemporaine, Gallimard, Paris, 1993, p. XXIII.
- 2 ↑ Tourgueniev, I., Pères et Fils, Gallimard, Paris, 1992 ; voir la figure de Bazarov.
- 3 ↑ Camus, A., le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942.
- 4 ↑ Heidegger, M., Nietzsche, Gallimard, Paris, 1972.
- 5 ↑ Voir, à ce sujet, la fameuse « Lettre à Fichte » citée plus haut, et dans laquelle Jacobi déclare notamment : « Je ne vois pas pourquoi [...] je n'aurais pas le droit de préférer par goût ma philosophie du non-savoir au savoir philosophique du néant ».
- Voir aussi : Bannour, W., les Nihilistes russes, Aubier, Paris, 1974.
- Le Nihilisme, anthologie de textes choisis et présentés par V. Biaggi, Garnier-Flammarion, Paris, 1998.
- Camus, A., l'Homme révolté, Gallimard, Paris, 1960.
- Deleuze, G., Nietzsche et la Philosophie, PUF, Paris, 1962.
- Dostoïevski, F., les Possédés, Gallimard, Paris, 1974.
- Flaubert, G., Bouvard et Pécuchet, Gallimard, Paris, 1999.
- Nietzsche, F., Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, Paris, 1977. (Voir, en particulier, le Gai Savoir, § 346, dans les fragments rassemblés sous le titre « La volonté de puissance », le début du t. II, et, dans le Crépuscule des idoles, le chapitre intitulé « Comment le monde-vérité devint fable ».)
- Rosset, C., Traversées du nihilisme, Osiris, Paris, 1995.
- Sartre, J.-P., la Nausée, Gallimard, Paris, 1978.
- Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, Paris, 1966.
- Spinoza, B., Éthique, éd. bilingue, trad. B. Pautrat, Seuil, Paris, 1999. (Voir, en particulier, l'Appendice de la première partie et la préface de la quatrième partie, « Sur la façon dont nous avons imaginé une causalité finale au principe du monde ».)
- Stirner, M., l'Unique et sa propriété, Stock, Paris, 1960.
- Tzara, T., Sept manifestes dada, Pauvert, Paris, 1963.
- Vattimo, G., la Fin de la modernité, Seuil, Paris, 1987.
→ absurde, anarchisme, angoisse, décadence, Dieu, finalité, hédonisme, matérialisme, morale, mort, nietzschéisme, pessimisme, sens, valeur, volonté
No God's land(1)
Il est aisé mais navrant de s'en tenir, comme on l'a fait, à l'énumération des raisons pour lesquelles, le 11 septembre 2001, au nom de Dieu, deux avions se sont écrasés contre le symbole financier du plus grand empire de tous les temps. Une fois que l'épée de Damoclès est tombée, rien de ce qui veut en rendre raison n'a vraiment de pertinence. Expliquer le spectacle invraisemblable d'un attentat en direct ? Absurde. Autant que de vouloir élucider, par la statistique, les raisons singulières qui poussent un homme à mettre fin à ses jours.
Le propre de l'explication est de s'appuyer sur la représentation d'une réalité que l'on met à distance de soi, et dont on postule l'homogénéité, dont on déclare qu'elle n'obéit qu'à des lois et peut, à ce titre, faire l'objet d'une connaissance exhaustive. L'explication ajourne, en la circonstance, l'intelligence de la singularité de ce dont on parle, c'est-à-dire de ce qui ne saurait jamais s'y réduire. L'explication, qui considère rétrospectivement ce dont elle traite, et le transforme en objet fini pour l'intellect est, au sens propre, le contraire de l'implication, ou encore de la compréhension.
Avant d'être un objet de science, le 11 septembre marque la fin et le début d'une époque. Parmi les stratagèmes mis en place pour éloigner de soi l'idée que nous sommes également partie prenante du nouveau désordre mondial, la volonté de l'expliquer, de lui trouver un sens et de s'en contenter, est un abus de langage qui sert de paravent : « Ramener quelque chose d'inconnu à quelque chose de connu, cela soulage, rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de puissance. Avec l'inconnu, c'est le danger, l'inquiétude, le souci qui apparaissent – le premier mouvement instinctif vise à éliminer ces pénibles dispositions. Premier principe : n'importe quelle explication vaut mieux que pas d'explication du tout » (Nietzsche).
« Dire l'indicible »
Deux avions éventrent deux tours qui s'effondrent, et le réel montre, dans sa nudité, combien est inféconde l'idée que l'Histoire aurait un sens. Car, devant l'horreur, le sens à donner à tout cela importe moins, en définitive, que la constatation simple selon laquelle l'acier ne résiste pas à du kérosène enflammé. La raison d'être du crime a peu de valeur au regard du crime lui-même. Autrement dit, l'événement est insensé, et irréductible, pour l'essentiel, à toute téléologie, c'est-à-dire à toute forme de « pourquoi ». Le prisme du non-sens est ici moins aberrant que la longue-vue de l'explication. Le détail des raisons s'évanouit devant l'irruption de l'instant, le sens bat en retraite devant l'irrationnel – témoignant d'ailleurs en cela, puisque ce qui est arrivé dépasse ce que l'homme peut imaginer, qu'il n'y a de sens que dans une mesure strictement humaine. L'impression immédiate, enfin, qui veut que ce que nous avons tous vu nous laisse ahuris ne gagne pas grand-chose à être médiatisée après coup par la réflexion. Silence, œil hagard, bouche bée. Ce qui ne s'imagine pas ne se conçoit pas et ne se pense pas sans que la pensée excède ses limites. Ce qui ne se conçoit pas ne s'explique pas sans indécence ni trahison. Nous appelons donc « insensé » ce qui nous a d'abord semblé tel, c'est-à-dire ce à quoi il ne suffit pas de prêter, après coup, un sens pour le comprendre ou l'éprouver. Avant les discours, les considérations géopolitiques et les effets de manche, avant la riposte américaine, la défaite des Talibans et la constitution d'un gouvernement provisoire, il y a l'antériorité indépassable du silence assourdissant dans lequel périssent, d'un coup, plusieurs milliers d'humains. Des monuments qui s'effondrent, de l'être brut, impensable, sans cause ni effet, de l'être silencieux, muet, sourd, idiot, violent, aveugle, implacable, désespérant, extramoral.
De fait, l'oxymore qui demande de « penser l'impensable » ou de « dire l'indicible » n'est pas le moins sage des poncifs, car il présente un impossible non seulement comme une évidence, mais encore comme une tâche à accomplir. Si la discursivité n'est pas adéquate à un phénomène de cette nature, c'est que le sens dont les mots sont comptables est ici rappelé à l'imposture qui nous a valu d'y croire et d'y subordonner nos actions. Les mots ne sont pas conformes au monde tel qu'il est, tel qu'on l'érigé et qu'il s'effondre, mais au monde tel que les hommes se le représentent, un monde ordonné, signifiant, et dont les tragédies sont autant de déviances à l'endroit d'une norme rétroactive. Le langage n'est pas la bonne parole, car il ne décrit, dans le meilleur des cas, qu'un mouvement figé à chaque syntagme, et méconnaît un devenir que l'homme s'évertue à vitrifier depuis qu'il se sait mortel. Les mots suggèrent l'idéologie, ils valent pour ce qui dure, alors que, de la main de l'homme, le réel a eu, le 11 septembre, l'impudeur de nous révéler sa neutralité native, et de manifester – tel un secret que tous partagent mais dont nul ne parle jamais – que rien de ce que nous faisons ne demeure. En d'autres termes, celui qui, fidèle à ce qu'il a vu, refuse d'ignorer ou de taire encore qu'il est, dès la naissance, assez vieux pour mourir, ne saurait méconnaître davantage l'atonie d'un réel inhumain, ni souscrire au déploiement rationnel et ordonné de l'Histoire : « La vie va se perdre dans la mort, les fleuves dans la mer et le connu dans l'inconnu. La connaissance est l'accès de l'inconnu. Le non-sens est l'aboutissement de chaque sens possible » (Bataille).
Le dévoilement imparable
L'attentat du 11 septembre est un crime contre l'humanité, et c'est le cas moins par son ampleur que par ce qu'il dévoile. Les assassins du 11 septembre ont aussi commis un crime contre la faiblesse que nous avons de tenir pour consistant ce que nous érigeons. Il est la mise en évidence du chaos qui sous-tend nos entreprises, la résurrection de l'inconsistance et du mouvement que les immeubles dissimulent, de la matière qui précède la forme, de la vanité qui gît derrière chaque projet, de la poussière sous le béton, du néant sous tous ses aspects. L'attentat du 11 septembre est une catastrophe atone, le surgissement provisoire et inoubliable d'un mutisme ontologique dont toute morale – trop humaine – trahit l'innocence. Heidegger, en cela, s'il avait été devant son poste de télévision, aurait vraisemblablement parlé d'une « éclaircie », nous nous contenterons de « dévoilement ».
Certes, l'Histoire n'est pas avare de tragédies, et s'il fallait dresser une hiérarchie dans l'horreur, la violence ahurissante du 11 septembre se trouverait loin derrière les grands crimes du siècle dernier. Néanmoins, si un tel événement est le premier de son genre, c'est que nous y avons, tous ou presque, assisté en direct. Le second avion s'est écrasé sous nos yeux, les enfants de Gaza chantaient sous nos yeux, tandis que la poussière envahissait, sous nos yeux, les artères de Manhattan... Le 11 septembre, c'est du « temps réel », ou l'inévitable immédiateté collective d'un attentat télévisé. De fait, ce qui distingue, de façon décisive, le 11 septembre de ses grands frères immondes, c'est la nature même de la retransmission, et le grand spectacle d'une épouvantable fascination publique et singulière à la fois... Si le 11 septembre est inédit, c'est que nous n'en avons rien raté. Nous avons tous tout vu, de l'intérieur comme de l'extérieur. Aucun mystère, aucune possibilité de ne pas y songer, aucune prise, ou si peu, donnée au révisionnisme. C'est comme si une main de fer avait pris nos têtes, et les avait plongées dans une fange incontestable. Ce que nous ne voyons pas est abstrait, mais ce que nous ne pouvons pas ne pas voir est insupportable. En un sens, nous l'avons tous vécu, ce dont témoigne le fait que personne n'ignore ce qu'il faisait à l'heure où les tours se sont effondrées. Quand une usine chimique explose à Toulouse, les caméras ne montrent les débris qu'après la déflagration, et nos mauvaises consciences trouvent aussitôt à s'abriter derrière le fait que nous n'en avons pas été les témoins. Pour ce qui concerne le 11 septembre, c'est-à-dire l'inoubliable preuve par l'effet de la fragilité des symboles et de l'inutilité d'entreprendre, il est impérieux, comme on suit l'évolution d'un virus incurable, de prendre le pouls de nos consciences meurtries.
Avant l'homme
De fait, on peut considérer que la destruction en direct de nos babels laïques a fait de nous, immédiatement, les apatrides d'un genre nouveau, les acteurs malgré nous d'une Histoire monumentale et démente. La société de consommation, l'univocité, la standardisation des usages, le calcul libéral de l'intérêt bien compris de chacun, tout ce qui, en somme, contribue à l'uniformisation du réel se disloque derrière ce qui témoigne de son unicité, de son insoumission à l'homme, et rappelle, en conséquence, chacun à ce qui le distingue d'autrui – car l'éminence de la mort est l'affaire de chacun avant d'être l'affaire de tous. Il ne s'agit donc pas d'une guerre du Bien contre le Mal, comme le pense le pénible George W. Bush, mais du combat, perdu d'avance celui-là, du genre humain contre ce qui montre que l'universel est une chimère, de la lutte de l'homme contre ce qui rappelle, d'abord, qu'il n'est qu'un point de suspension dans l'histoire d'un monde muet...
L'abominable Ben Laden est anté-humain ; nous sommes, par lui, retournés avant l'homme, c'est-à-dire avant Dieu, avant le sens, en deçà de toute construction, face à l'arrière-monde chaotique dont le mutisme engendre, comme autant de palliatifs, chacun de nos espoirs, de nos édifices, chacune de nos illusions. Nous sommes conduits, par un déluge d'un genre nouveau, en un temps d'avant l'Histoire des hommes, à une époque où il n'y avait pas d'homme pour trouver « injuste » que le monde ne fût pas conforme à notre désir. Le carnage du 11 septembre n'a pas la nécessité de ce qui devait être ni l'inconvenance de ce qui n'aurait pas dû avoir lieu, mais il a la nécessité de ce qui a été ; il est, comme tout ce qui est, inévitable, au seul titre qu'il est advenu. Nous voilà rappelés au désordre ; qu'on le veuille ou non, il faudra bien s'y rendre. Comme si Dieu, pour nous punir de croire encore – un peu – en lui, avait choisi, en un jour et en un lieu sans pourquoi, d'administrer une nouvelle preuve de son inexistence.
De cette leçon qu'inflige, par la main des psychopathes, le réel à ceux qui le travestissent, il faut retenir la caducité du progrès, le dénuement de nos égoïsmes, l'impossibilité, aussi, de substituer durablement la gloire microscopique de l'argent facile et de la reconnaissance d'autrui au sentiment lancinant d'un pourquoi sans réponse. Tout est silence, et l'explication est bavardage face à l'étrangeté d'un phénomène si évidemment monstrueux et complexe à la fois qu'il manifeste l'irréductibilité de tout ce qui est au moindre système de pensée. Le surgissement de l'entropie derrière l'enthousiasme, de l'involution derrière le progrès, ou l'irruption du chaos au spectacle duquel nous n'avons pas les moyens de nous dérober, impose de penser un « en deçà » ou un « au-delà de ce qui se pense », invite inéluctablement à identifier l'être au néant, la connaissance à la singularité, et à donner à la pensée les outils qui lui permettront de ne plus être le bras armé de la mauvaise foi arrimant la philosophie à l'hypothèse du sens, de la vérité ou de l'universel. Comme le dit Nietzsche : « Maintenant, l'air entier est échauffé, le souffle de la terre est embrasé. Maintenant vous vous promenez tous nus, bons et méchants. Et pour l'homme épris de connaissance, c'est une fête. »
Un jour comme les autres
Le monde a changé donc, non pas en raison du drame lui-même, mais en raison de la perception qu'on en a. Ce qui est vrai des rapports de force entre les États l'est d'abord de la façon dont l'homme perçoit le réel qui l'entoure et dont il n'est qu'une molécule. Le monde des hommes a changé le jour où la réalité a, de nouveau, montré qu'elle dépassait les moyens que l'entendement met en œuvre pour la saisir, se l'approprier ou se la rendre pensable. Tout se passe, depuis le 11 septembre, comme si le monde nous laissait un peu moins le loisir de lui confectionner une signification sur mesure, comme si l'illusion qui aide à vivre nous était désormais interdite, comme si nous pouvions un peu moins juxtaposer à l'être un hypothétique univers conforme à nos désirs ou à notre idée de la morale, sans nous savoir de mauvaise foi. La réalité, infinie, unique et cruelle, déjoue maintenant l'art que nous avons de nous la dissimuler par la pensée, la morale, le culte ou encore par l'identification exorbitante du réel et du rationnel.
Ce que ce jour-là a d'absolument singulier tient, étrangement, dans le fait que c'est un jour comme les autres : ce n'est qu'à l'œil trop humain de l'homme qu'il y a une différence entre le 11 septembre et les autres jours. Ce n'est qu'à l'œil de l'homme, pour qui le monde réel se double d'une infinité de mondes possibles, qui compare ce qui est à ce qui aurait pu ou dû advenir, que le monde est sorti, ce jour-là, de son cours normal. Il n'y a que l'homme pour refuser, en un mot, de supporter ce que Cl. Rosset nomme « l'impérieuse prérogative du réel », à savoir son unicité. Qu'est-ce à dire ? Que ce qui est tragique pour nous est ordinaire à l'échelle de l'univers. L'attentat du 11 septembre est aussi anodin à l'échelle cosmique que tout ce qui advient, mais il marque l'humanité au fer rouge, parce qu'il révèle précisément cette indifférence et nous rappelle à notre condition infiniment solitaire de morts en sursis. Le 11 septembre a, ontologiquement, la valeur d'une fenêtre ouverte sur un horizon clos, et revêt, pour l'homme, la gravité d'une cicatrice. Le monde n'était pas différent de lui-même le 11 septembre, et qu'il n'importe pas à la Terre qu'elle ait tremblé ou non ce jour-là ; il n'y a que l'homme pour interpréter comme n'ayant pas dû avoir lieu ce qui n'a pas pu ne pas avoir lieu, il n'y a que l'homme pour se demander, face à un spectacle qui montre précisément la réalité toute nue, et qui enseigne qu'elle ne se soucie ni des crimes commis ni du sens que nous leur donnons, si ce qu'il regarde, ahuri, est bien « réel »... Pour l'homme, qui refuse d'abandonner l'idée que le monde devrait être autre qu'il n'est, ou qui préfère une infinité de mondes imaginaires à l'unicité implacable du monde réel... Bien sûr, les chancelleries s'agitent, et nous aurons à lutter à l'avenir contre une forme nouvelle de terrorisme, mais il y a désormais une case inédite dans l'esprit de l'homme lucide et avisé, par l'expérience, que le réel excède autant l'imaginaire que le langage. Le nouveau monde qu'inaugure le 11 septembre n'est jamais que notre monde dépouillé du fantasme de l'espérance ; c'est un monde cruel, dur, étranger. Une tour qui s'effondre est un voile qui se lève entre nous-mêmes et une réalité soustraite à notre emprise. Moribonds à l'espoir sont ceux qui prient, autant que ceux qui y renoncent. De Dieu aux marchands du temple, du wahhabisme à l'Occident mal en point, la crainte de la mort précipite les avions contre les tours, dissout, à la vitesse d'un sucre dans une goutte d'eau, les édifices conceptuels et concrets. Une prière, une minute de silence ne suffisent pas à oublier que le monde est silence. Il fallait qu'un symbole se décomposât pour que le nihilisme inconséquent de ce début de siècle – qu'il ait la forme d'un islam fou, d'un angélisme candide, d'un bellicisme arrogant ou d'une haine de soi grimée en antiaméricanisme sommaire – entreprît lentement de parvenir à la conscience de lui-même.
Le principe de récompense
La lettre retrouvée dans la voiture d'un terroriste est édifiante : « Ce sera, si Dieu le veut, le jour que tu passeras avec les femmes du paradis [...]. Sache que les jardins du paradis t'attendent dans toute leur beauté, et que les femmes du paradis t'attendent, et qu'elles appellent “Viens par ici, ami de Dieu.” Elles sont parées de leurs plus beaux atours. ». Le solipsiste convaincu que son crime lui vaudra impunément un orgasme éternel, et qui reste indifférent à la douleur d'autrui, au titre qu'elle ne le concerne pas (tandis que son plaisir propre le concerne directement) n'a aucune raison de ne pas précipiter, sous le prétexte d'une guerre sainte, un avion contre une tour. Nul courage chez le pauvre type dont la jouissance passe par la mort d'autrui, et qui donne à ce calcul sadien l'apparence grossière du martyre. Nul courage chez celui qui se tue par peur de la mort. Il n'est pas besoin d'être un exégète du Coran pour voir que cette version de l'islam n'est que la caricature de l'idée selon laquelle le vertueux trouve son profit dans l'ascèse. Si le fait d'espérer en Dieu pousse à son terme le principe de récompense, celui-là culmine à New York, dans une tractation maquillée en suicide, et dont les termes ont de quoi séduire et convaincre l'homme qui ne songe qu'à lui. L'islam des assassins est à l'économie de marché ce que la charité est au ressentiment : sa version subtile et sournoise, son habit de soirée. Le porte-parole de Dieu ne fait jamais que spéculer sur des valeurs suprêmes. La piété des assassins témoigne surtout d'un nihilisme vénal et inconséquent, tels des Talibans qui, s'ils étaient fidèles à eux-mêmes et à la détresse qui dicte leur haine, s'en seraient pris à leurs propres mosquées plutôt qu'aux idoles des autres. Comme le dit Spinoza : « Qui aime Dieu ne peut faire effort pour que Dieu l'aime en retour. »
La surface de l'eau
Faut-il – et est-ce possible ? – ignorer encore que toutes les statues sont de sel et que, jusqu'à la mort des descendants de ceux qui virent les tours s'effondrer, le Nouveau Monde et le Vieux Continent sont, dans l'horreur et par le déclin de l'empire américain, entrés dans l'âge adulte ? Quel divertissement, quelle drogue seront assez puissants pour détourner notre esprit de la certitude que l'amour, la justice et la rédemption n'ont aucun rapport avec le monde réel ? Faut-il continuer de nous demander pourquoi le monde est tel qu'il est ? Faut-il oublier qu'il est aussi absurde de chercher un sens à tout cela que de mettre une attèle sur une botte de foin ? Faut-il, comme nous allons le faire, continuer à poser sur le réel les catégories de justice et d'injustice et reprocher à l'univers de ne pas s'y conformer ? Déclarer impunément que, si nous souffrons, c'est que le monde n'est pas ce qu'il devrait être ? Méconnaître qu'il n'est qu'un seul monde possible ? Faut-il ne pas accepter qu'ici-bas le crime paie, et que le courage d'un homme qui se bat avec des couteaux en plastique n'est pas nécessairement récompensé ? Construire des mémoriaux, des monuments aux morts, et affirmer devant du marbre, comme en 1918 : « Plus jamais ça » ? Confier à des statues le soin de se souvenir de ce que nous allons tenter d'oublier ? Entreprendre d'oublier que le réel ressemble avant tout à la surface de l'eau après le naufrage d'un navire ? Plus que d'une guerre contre les Talibans, il s'agit ici du combat pathétique et perdu d'avance – dont la guerre n'est qu'une forme parmi d'autres – de l'humain contre l'impitoyable indifférence du réel, de la survie contre le néant, de l'imaginaire contre le monde tel qu'il est, de nos cœurs battants sous la glace et promis à la poussière. Alors, peut-être, le faut-il, mais on peut parier qu'à terme ça ne suffira pas.
Que faire donc ? Quelles injonctions retenir du silence, de l'anéantissement d'un symbole, de l'horreur possible et advenue ?
La falsification
D'abord, ne plus penser comme on se détournerait du monde, autrement dit ne plus employer la pensée à falsifier, c'est-à-dire à simplifier, la réalité. Il importe d'abandonner les alternatives majuscules Bien ou Mal, Est ou Ouest, Islam ou Occident, Sacré ou Profane, Dieu ou Diable, Mondialisation ou Antimondialisation, Socialisme ou Économie de marché, Intériorité ou Extériorité, Vérité ou imposture... Le 11 septembre met au jour la caducité des structures duales et donc sommaires d'intelligibilité. La guerre froide est terminée, et, avec elle, la pertinence – déjà douteuse – de l'espèce de nihilisme que constitue un manichéisme négateur de la différence au profit de l'opposition. La perception du néant est solidaire de la décomposition de l'Histoire en non-sens. Aussi, ce désordre nouveau impose d'être subtil, de préférer les modèles aux visions du monde, de se référer aux valeureux d'Aristote, aux vertueux de Machiavel ou aux hédonistes intelligents, de rechercher, en somme, la compagnie des êtres qui, au sein d'une aventure monumentale et insensée, savent transformer en règle de vie ce qui, sans cela, n'est qu'une invitation au suicide.
Persévérer dans l'énigme
Le philosophe, ou chacun de nous, se doit, ensuite, de tenir pour une énigme l'univers censément ordonné que lui lèguent le savant et le politique ; il doit, en d'autres termes, rompre avec la solidarité postsocratique de la pensée, de la raison et du Bien. La philosophie ne participe de la méconnaissance délibérée – ou inconsciente – du monde tel qu'il est que, si elle demeure cette étrange discipline, ce système insincère – comme tout système – où l'on postule que tout événement a un sens latent et trouve, un jour ou l'autre, sa place au banquet du Savoir. Nous vivons la fin de la fin de l'histoire, le moment où, face à une civilisation qui s'avise qu'elle est périssable, l'optimisme ontologique et anthropologique est inconséquence suprême, et où, en termes méthodologiques, la notion de principe est remise à sa place par l'événement qui échappe à toute démonstration. C'est du sens lui-même qu'il faut faire son deuil. Toute philosophie conséquente ne peut être que tragique, anti-hégélienne, c'est-à-dire admettre un état de nature irréconciliable, et se débarrasser de ce qui, après la fin des utopies et de l'eschatologie divine, demeure idéologique. Le 11 septembre est indépassable, c'est en méconnaître les effets et s'exposer à l'oublier, que d'en faire un moment et non une impasse. « La raison ne peut pas s'éterniser auprès des blessures infligées aux individus car les buts particuliers se perdent dans le but universel », professait Hegel, en reprenant à son compte les sophismes écœurants de Leibniz, qui prétendait, lui, que « permettre le mal comme Dieu le permet, c'est l'indice de la plus grande bonté »... Aux théodicées dogmatiques qui ne s'exposent jamais à la possibilité d'être réfutées, le 11 septembre suggère qu'on oppose le principe pessimiste d'algodicée, ou connaissance par la douleur. L'explication d'une douleur n'a jamais dispensé de souffrir : il n'y a pas d'interaction entre la chair et ce qui se veut désincarné. Quand on éventre un symbole, il faut un remède de cheval, pas un antiseptique ; fuir la douleur en lui donnant une raison d'être, c'est lui faire allégeance. Autant prier.
L'énergie et le non-sens
Si la réalité choisit, au début du xxie s., de ne pas se plier à l'identification humaine et indue de la dialectique et de l'être, de présenter des conflits insolubles ou encore d'exhiber le néant sous nos œuvres, alors il faut sortir la philosophie des ornières évasives pour la rappeler à la seule interrogation qui vaille, et qui fait de la pensée une aventure radicalement singulière : comment – et non pourquoi – vivre alors que nous allons mourir ? Les tours de New York sont le secret de Barbe-Bleue(2) : la jouissance et l'identification du bonheur au bien-être ne sont possibles qu'à la condition d'ignorer la mort, c'est-à-dire d'oublier, autant que possible, qu'elle en est le fin mot. S'il nous faut désormais vivre sous un régime nouveau, c'est que la mort est, cette fois-ci, trop vigoureusement apparue pour être encore éludée. Hyperterrorisme ? Peut-être. Hyperterreur, en tout cas, devant la mort de Dieu. Nous ne pouvons ignorer davantage que le réel se moque que des gratte-ciel soient réduits en gravats. La réalité est au-delà de l'homme, elle excède l'imaginaire en une macabre inversion des rôles qui fait du réel lui-même la métaphore de nos illusions déchues : un gratte-ciel qui s'effondre est une idole qui s'évapore. L'événement consacre la fin des Lumières, non pas au profit d'un âge obscur, mais d'un âge inhumain, d'un monde soustrait aux catégories de l'homme, indifférent à nos discours véridiques, d'une nécessité sans but qui intime à la philosophie la tâche de se faire conforme à ce qui est, et non plus l'inverse – à savoir l'imposition discursive et trop humaine de la finalité sur le monde. Nous cherchons un sens aux choses ; or, pour ne pas le faire, il faudrait qu'elles en aient un. Comme le dit Nietzsche : « C'est une mesure de l'énergie que de savoir jusqu'à quel point on peut se passer d'attribuer un sens aux choses, jusqu'à quel point on peut tolérer de vivre dans un monde dénué de sens... ». La philosophie doit enseigner à vivre sans pourquoi, sans raison de vivre, abjurer l'idéalisme comme on sortirait d'un couvent, sous peine d'entrer en déshérence et de demeurer lettre morte. Comme le dit encore Rosset : « Il ne faut pas compter sur le philosophe pour trouver des raisons de vivre ».
Philosophie du danger
Si la philosophie rompt le pacte contre-nature qu'elle a passé avec un certain optimisme ontologique, elle devient alors, humblement, philosophie du danger, et non le bouclier supplémentaire qu'on interpose entre soi-même et la représentation du péril. Autrement dit, étant donné que l'insécurité est, qu'on s'y résolve ou non, désormais devenue la norme, et que la sécurité est l'exception, il serait lâche, donc erroné, de reconduire les termes du cartésianisme qui, traitant le sujet en vase clos dépositaire d'une connaissance objective, plaide en faveur de ce qui met le monde à distance de lui. C'est, par là, tout le vocabulaire de la représentation, de l'explication, du solipsisme, de la subordination de l'existence à l'essence, de l'immatérialisme ou encore de la maîtrise de la nature qui perd toute pertinence. L'homme n'est plus au centre de la Création, l'Occident n'est plus au centre du monde, le sujet n'est plus le centre de son univers intérieur. Le monde a cessé, comme en 1918, comme en 1945, de souscrire, comme il semblait le faire, à notre emprise. Que ce soit la sécurité, la foi dans le progrès, voire la certitude d'un avenir un peu meilleur chaque lendemain, quelles que soient les illusions que le 11 septembre 2001 a détruites, elles se rapportent toutes à une démystification fondamentale : nous ne pouvons plus demeurer dans le solipsisme confiant et confortable d'un univers domestiqué et soustrait aux périls qui l'entourent. C'est la tour d'ivoire qui s'est effondrée, ou la figure de l'homme se souciant de la faim dans le monde après un bon repas : caducité du sentiment bienheureux d'être à distance de ce dont nous parlons... Le danger fait plus que nous concerner désormais, il nous touche. Jamais le péril n'a été si proche, et la mondialisation n'est pas celle que nous imaginions : en lieu et place de l'uniformisation marchande du monde, nous sommes confrontés à un nouveau désordre mondial – dont l'ordre éventuel n'est qu'un cas particulier – et inintelligible à ceux qui pensent toujours dans les termes hérités du temps où une adversité clairement identifiée nous donnait encore le sentiment fallacieux d'être maîtres de l'univers comme de nous-mêmes.
La connaissance du singulier
L'enjeu est ici de penser la contingence sans lui trouver un sens, de parvenir à une connaissance du singulier, c'est-à-dire de l'irréductible et de l'étrange, de l'unique et du nouveau, à une façon de connaître où l'objet que l'on se donne n'est pas présenté comme le cas particulier d'une vérité générale et objective, mais rendu à la singularité qui en fait, au sens propre, un événement. Une connaissance qui ne se donne pas pour vocation de ramener l'inconnu au déjà-connu, l'hétérogène à l'homogène, mais s'attache à ce que le réel a de dissemblable avant de manifester ce qu'il a d'identique. Loin des modèles explicatifs et de l'intégration abusive d'un phénomène dans un ordre qui l'excède, l'événement est autant, tel le 11 septembre à New York, ce qui, du point de vue de l'homme, rompt la trame de la vie quotidienne que ce qui, ontologiquement, est, en toute rigueur, identifié à tout ce qui arrive. Une pensée de l'événement est une pensée non discursive, car non ordonnée selon un but, soustraite au regret comme à l'espoir, à l'intention comme au ressentiment, une pensée fragmentaire, aphoristique et avisée que le sens n'est qu'une éventualité – pauvre – du chaos.
Sisyphe
Nous ne construisons pas des tours afin qu'elles s'effondrent, mais elles ne se seraient pas écroulées si nous ne les avions pas construites. L'effondrement n'est pas la cause finale de la construction, mais c'est la construction qui est la cause efficiente de l'effondrement. Seul ce qui se fait est susceptible d'être défait, est-ce à dire qu'il serait sage de ne plus rien faire ? Si le destin d'une tour est de redevenir poussière, est-ce folie que de la construire ? C'est douteux, car être déçu même à l'avance, c'est avoir espéré en ce que nous faisions. Décliner toute entreprise au nom de sa fragilité, c'est vouloir n'accomplir que ce qui est véritablement consistant, ou bien inféoder chacune de nos démarches à l'hypothèse impossible d'un sens véritable. Celui qui ne fait rien, au nom de l'idée que ce qu'il fait sera défait, l'à-quoi-boniste en somme, qui n'agit que si son action a une raison d'être, est aussi inapte à la réalité que celui qui tue au nom d'un Dieu. C'est du néant que nous faisons l'apprentissage, c'est du néant que nous tirons nos actions, et c'est le néant que recouvrent maladroitement nos raisons d'agir : celui qui s'en désespère demeure comptable de ce qu'il croyait savoir. Sisyphe ne pousse évidemment pas son rocher en haut d'une montagne afin qu'il tombe de l'autre coté et que son labeur soit à reprendre, mais il est également évident que le rocher ne retomberait pas s'il n'avait atteint le sommet. Sisyphe pousse son rocher sans se demander pourquoi il le fait, car, s'il se posait une telle question, il cesserait bientôt de poursuivre son labeur. Qu'est-ce à dire ? Que la seule façon de ne pas désespérer de l'humain ni de la vanité de nos entreprises n'est autre que de la devancer. Que le désespoir échoit à celui dont l'activité était ordonnée selon un but, de même que l'explication reporte indéfiniment l'instant où l'on comprend l'objet, de même que chercher le sens d'un événement revient à ne jamais le saisir. Il ne s'agit pas d'agir quand même, mais d'agir sans raison, autrement dit de tenir l'action, originellement, pour un fait premier, et non consécutif à une intention. Sisyphe est l'inverse de Tantale, c'est-à-dire de celui qui, tourmenté par une faim inextinguible, tente à l'infini de dévorer les mets qui sont devant lui et qui lui échappent constamment. Sisyphe, figure philosophique par excellence du siècle irréligieux qui s'annonce, est l'inverse de Tantale, ou de l'homme qui n'agit qu'en vertu d'un sens ou d'un objet que, dans le pire des cas, il n'obtiendra jamais, et qui, dans le meilleur des cas, ne l'apaisera que provisoirement. Tantale est l'esclave de l'objet que son désir se donne. Sa condamnation dit, mieux que quiconque, la solidarité analytique du sens et du désespoir. Un nihilisme conséquent dilue la question du sens et assigne à la philosophie la tâche, pour l'heure inaboutie, d'enseigner le deuil des illusions dont le symbole fut éventré le 11 septembre. De ce point de vue, l'islam fondamentaliste est, effectivement, le premier adversaire, comme l'est tout système qui, loin de renoncer à expliquer le monde, entend, à l'inverse, le réduire à un sens unique. De tous les abus de langage, de tous les abus de pouvoir, le discours du fondamentaliste est le moins honnête qui soit, car le plus désespéré, l'expression la plus anémiée d'une volonté de sens qui préfère tuer plutôt que d'accepter l'emprise du néant, et qui recouvre le silence du vacarme de l'imprécation.
Le 11 septembre fait place nette ; il est l'image nette de l'enfer voilé qui nous sert de monde. Alors, que nous enseigne Sisyphe contre les imprécateurs et les donneurs de leçons ? Que nous apprend le 11 septembre 2001 ? Que l'enterrement du monde bipolaire est également l'acte de naissance d'un monde que nous ne maîtrisons plus, que le chaos se diagnostique autant à l'échelle internationale des rapports entre États, qu'à l'échelle fondamentale de ce que dissimulent nos convictions et nos constructions, qu'enfin, sans savoir si le monde est absurde, nous savons au moins qu'il est absurde de lui donner un sens, et que, dès lors, la seule réponse efficace au terrorisme n'est autre qu'un nihilisme rigoureux.
Raphaël Enthoven
Notes bibliographiques