anarchisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec anarkhè, « absence de commandement ». Français du xixe s.
Morale, Politique
1. Doctrine selon laquelle le commandement politique, c'est-à-dire l'existence même d'une forme de domination, est jugée mauvaise. – 2. Symétriquement, pratique ayant pour but l'abolition de toute forme de commandement.
Pour l'Antiquité, l'anarchie n'est pas un régime, parce qu'un régime est la réponse à la question « qui gouverne ? » : « Puisque politeia et « gouvernement » signifient la même chose, et qu'un gouvernement, c'est ce qui est souverain dans les cités, il est nécessaire que soit souverain soit un seul individu, soit un petit nombre, ou encore un grand nombre. »(1). L'absence de souverain est strictement identique à l'absence de cité. Or, si l'homme est un animal politique, l'absence de cité le ravale au rang de bête sauvage : l'anarchie est donc une monstruosité, l'irruption du chaos dans le cosmos politique. Mais comment le nom d'une tare de la cité peut-il se transformer en doctrine positive, comment passe-t-on, en fait, de l'anarchie à l'anarchisme ? Le désir de n'être pas commandé reçoit sa première conceptualisation positive à la Renaissance, au moment des expériences d'autonomie urbaine, dans lesquelles la volonté de se soustraire à un pouvoir opprimant est centrale : « Le peuple désire n'être pas commandé ni écrasé par les grands, et [...] les grands désirent commander et écraser le peuple. »(2). On peut alors comprendre l'anarchie et l'anarchisme comme deux regards critiques, idéologiquement orientés, jetés sur le même phénomène : l'anarchie est le nom de la contestation vue par le pouvoir, qui cherche à la dénoncer comme infrapolitique, tandis que l'anarchisme est le nom que se donne la contestation elle-même, en tant qu'elle cherche à dénoncer la domination comme contre-nature.
À l'époque moderne, la contestation de la domination s'articule autour de deux axes : le premier (celui d'un strict anarchisme politique) dissocie société et gouvernement ; et le second (celui du socialisme utopique) conçoit la possibilité d'une vie humaine hors de la cité. La première proposition prend sa source dans la théorie du contrat, en posant qu'instituer une société ne consiste pas nécessairement à désigner un souverain ; elle est tirée de la critique que Rousseau adresse à Hobbes : ce n'est pas le même acte qui constitue un peuple comme tel, et qui commissionne un gouvernement(3). Voire, on peut considérer que la désignation d'un souverain contredit l'idée même d'un contrat : c'est la position anarchiste du « tout gouvernement corrompt » depuis Proudhon(4), qui oppose la politeia, fondée en raison (sur le contrat d'association), au gouvernement et à ses lois, qui sont toujours passionnels. Le socialisme utopique, de son côté, emprunte aux théoriciens du contrat leur affirmation qu'il existe un état de nature dans lequel l'homme est déjà humain. Cette position moderne s'enrichit de sources antiques (stoïciennes, cyniques) pour faire de l'état de nature un état pleinement social. La sociabilité est ainsi la chose la plus naturelle du monde (Kropotkine : « L'univers est fédératif »). L'influence des différentes sources chez un même penseur donne à l'anarchisme au sens large une multiplicité de formes, dont l'unité se trouve plus facilement du côté d'un projet politique que d'une théorie critique commune.
Pratiquement, l'anarchisme comme doctrine commence toujours par se concevoir comme critique d'une société présente dans laquelle s'exerce une domination : il a devant lui ce dont il prône l'abolition. Un impératif pratique interroge alors constamment l'élaboration même de la théorie critique, et il est difficile d'évoquer de véritables expériences anarchistes, puisqu'il est toujours possible de trouver dans ces expériences des éléments de domination qui les invalideront aux yeux d'une critique plus radicale. Les réalisations politiques de l'anarchisme sont ainsi autant d'occasions de vérifier sa diversité. Or, puisque le fond de la doctrine anarchiste consiste à dissocier la société de la hiérarchie, le fait même que des formes de pouvoir aient continué à fonctionner dans le cadre de toute expérience anarchiste tendrait à montrer que ce n'est pas dans la hiérarchie que réside le principe de la domination : la diffusion de formes de dominations « douces » ou intériorisées par le dominé impose de reprendre à neuf la compréhension de la domination elle-même(5).
Sébastien Bauer et Laurent Gerbier
Notes bibliographiques