décadence

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin cadere, « tomber ».

Esthétique

État d'une civilisation, d'une culture, etc., qui perd progressivement de sa force et de sa qualité ; période historique correspondant au déclin politique d'une société.

Les individus vieillissent, les espèces dégénèrent, les civilisations déclinent. C'est par le déplacement d'une métaphore organiciste ou biologique dans le champ d'une réflexion sur l'histoire des sociétés ou des États que l'idée de décadence a pris toute son ampleur. Elle est apparue très tôt comme un outil conceptuel fondamental pour penser et se représenter adéquatement un événement amené à bouleverser l'évolution des civilisations occidentales : la chute de Rome, symbole et symptôme de la chute de l'Empire romain d'Occident.

Rome mise à sac signifiait que Rome pouvait cesser : il fallait repenser le temps (la durée) des hommes et, dès lors, donner du sens à un fait. La décadence s'est imposée pour permettre de justifier ce que l'on ne pouvait que constater. Mais la décadence, indéniable, de l'Empire romain est-elle cause ou symptôme de sa ruine ? Si elle n'en est que le symptôme, le véritable principe est à rechercher dans un au-delà peut-être inaccessible : c'est la fortune, le sort, la tychè, le destin, la providence (tant de termes qui seront invoqués par la suite), caractérisée par son instabilité et sur laquelle les hommes n'ont pas de prise, qui scelle l'avenir des civilisations. Si la décadence en est la cause, de quelle décadence s'agit-il ? Décadence culturelle et morale ou décadence économique et politique ? La dégradation des manières, la corruption de la morale, l'affadissement des langues et de la littérature, sont autant de maux désignés par les contemporains et qui témoignent d'une perte des valeurs, d'une perte de confiance en l'homme moderne, sa raison, son courage et sa capacité créatrice. Si les Anciens étaient des héros, les Modernes sont des créatures imparfaites qui cèdent aux tentations et n'aspirent qu'au luxe. Or cette décadence des individus entraîne la corruption du pouvoir, l'affaiblissement des forces militaires et la perte de la liberté. Les Républiques sont destinées à évoluer en tyrannies (où le tyran est l'esclave de ses désirs) ou en démocraties (où le nivellement des valeurs entraîne le règne de la médiocrité).

Cependant, deux voies s'offrent : on peut penser l'histoire de manière linéaire. C'est contre l'idée de progrès, vécue comme une imposture, que l'on se représentera alors son époque comme décadente. La décadence est le symptôme d'une maladie constitutionnelle des civilisations, qui ne peuvent aller que s'affaiblissant, périclitant, pour tendre ultimement vers le néant. Cette vision pessimiste, voire nihiliste, est celle de Nietzsche, pour lequel « le mensonge moral dit par la bouche du décadent : “Rien n'a aucune valeur, la Vie n'a aucune valeur” »(1). C'est la volonté de puissance (fait ultime de la généalogie des valeurs) qui se mue en volonté de mort, caractérisée par une faiblesse croissante et une lutte constante contre les instincts, tant dans les peuples que dans les individus qui les composent.

Mais si l'histoire est pensée de manière cyclique, la décadence d'un régime peut n'être qu'un des moments du cycle. Elle est fin d'un âge et début d'une ère nouvelle. Typiquement dans l'ambiguïté, en ce sens, la décadence a aussi une fonction positive : elle est un passage nécessaire à la création de neuf, le moment où la raison devient impuissante à penser le monde tel qu'il se transforme sous nos yeux, produisant une angoisse morale. C'est l'art, par le recours à l'imaginaire et l'illusion, qui prend en charge le passage, d'une part dénonçant l'éclatement ou l'aliénation de l'homme et du monde, d'autre part annonçant l'unité d'un idéal possible. La décadence (affaiblissement d'une culture) est alors presque confondue avec la dégénérescence (dénaturation), mais au sens où il s'agit pour une culture ou une société de changer de nature, c'est-à-dire de transformer radicalement son rapport au monde.

Magali Bessone

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Nietzsche, F., Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau, Gallimard, Paris, 1974, p. 116.
  • Voir aussi : Cioran, E. M., Précis de décomposition, Gallimard, Paris, 1977.
  • Huysmans, J.-K., À rebours, Actes Sud – Labor – L'aire, Arles, 1992.
  • Machiavel, N., Œuvres, Robert Laffont, Paris, 1996.
  • Platon, la République, Garnier-Flammarion, Paris, 1966.
  • Saint Augustin, la Cité de Dieu, Seuil, Paris, 1994.
  • Schopenhauer, A., Métaphysique de l'amour, Métaphysique de la mort, Union Générale d'Éditions, Paris, 1964.
  • Verlaine, P., Œuvres poétiques complètes, Gallimard, Paris, 1962.