Dieu

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Les épicuriens comme les stoïciens considèrent que Dieu constitue une prénotion que possède tout homme, avant toute culture religieuse particulière, mais cela n'empêche évidemment pas la diversité des figures de Dieu créées ou analysées par la philosophie, au point que l'on peut dire que cette fécondité créative est supérieure à celle des religions elles-mêmes.

Philosophie Générale, Philosophie de la Religion

L'Être suprême.

Si Dieu est toujours supérieur à l'homme, plus puissant et plus complet que lui, les points communs entre l'ensemble de ses figures s'arrêtent à peu près là : certains dieux sont créateurs, d'autres non. Il peut même y avoir plusieurs générations de dieux dont la prééminence dépend de leur contact plus ou moins direct avec la matière et le sensible. Dans le Timée, de Platon, le démiurge qui modèle le monde n'est ainsi qu'un dieu inférieur par rapport au Bien, qui lui délègue le soin de façonner l'univers. De même, cet exemple montre que certains dieux sont transcendants et d'autres immanents, les deux caractéristiques accueillant des degrés divers, selon qu'ils sont confrontés à la matière en l'organisant, ou qu'ils en demeurent radicalement séparés. Cette alternative permet souvent aussi de distinguer entre des dieux personnels (le Dieu des monothéismes) et des dieux impersonnels (le dieu spinoziste ou l'Être suprême des déistes), ces divinités s'identifiant alors souvent à la nature elle-même.

Mais chaque conception du divin permet, en fait, de saisir l'ensemble d'un projet philosophique. Chaque philosophe insiste sur tel ou tel attribut de son dieu, au regard de ses thèses propres, qu'il entend ainsi étayer. Le dieu caché et tout-puissant de Pascal n'est pas le dieu sage et rationnel de Malebranche. Parallèlement, selon les facultés que le philosophe convoque pour en parler, on voit se constituer des dieux du sentiment (Rousseau) ou de la raison (Leibniz), des dieux que l'on contemple (néoplatonisme, mystiques rhénane et espagnole) ou que l'on déduit par analogie avec le créé (saint Thomas d'Aquin).

On peut d'ailleurs lire, au travers des conceptualisations du divin, une évolution des autres concepts et valeurs de la philosophie, soit qu'elles les fondent, soit qu'elles les reflètent. Relevons ici trois des plus importantes de ces évolutions. Tout d'abord, tant que le néoplatonisme domine, et sous l'influence de Plotin comme du Pseudo-Denys, Dieu est décrit comme supérieur à l'être. Il est le Bien qui vient avant l'être. Cela signifie que la catégorie de l'être est inférieure au premier principe, le Bien. Avec l'influence aristotélicienne détrônant celle des néoplatoniciens au Moyen Âge, Dieu devient l'être même. C'est une interprétation médiévale qui impose une lecture en ce sens du passage de l'Exode, où Dieu dit à Moïse : « Je suis celui qui suis » (3, 14), permettant par là à Dieu de devenir objet de la métaphysique(1). Ensuite, les visions antiques du divin en font toujours un principe de mesure et d'autosuffisance, et donc un principe autarcique et fini. L'infini est au contraire rattaché à l'illimité de la matière. À la fin du Moyen Âge, notamment avec Nicolas de Cues, s'opère un renversement complet de perspective : Dieu est infini. L'infini devient le principe essentiel du bien et de la toute-puissance, c'est-à-dire du divin, tandis que le fini est la marque de l'incomplétude des créatures. On peut enfin relever un troisième mouvement dans les représentations philosophiques de Dieu, marquant une évolution générale des idées de la philosophie. Pendant des siècles, Dieu est en quelque sorte l'objet premier pour le philosophe, puisqu'il est parfait. L'homme est pensé par distinction d'avec le divin et comme en creux : on pose la perfection et on en déduit l'imperfection, ou, si on part de l'étude du fini, le philosophe se doit de remonter à sa source infinie. L'âge contemporain inverse cette perspective : Dieu n'est qu'un objet qui permet de réfléchir sur l'homme, ses aspirations et ses craintes. Feuerbach, dans l'Esprit du christianisme, affirme ainsi que « l'homme est l'original de son idole », c'est-à-dire Dieu. Et, lorsque Nietzsche proclame le crépuscule des idoles, c'est en fait celle de l'homme anémié du ressentiment qu'il veut affirmer. Dieu n'est plus alors qu'un révélateur de l'homme et de sa condition.

Dans le champ philosophique, d'autres formes d'absolu semblent ainsi détrôner la notion dieu qui tend à se replier dans le domaine théologique. Car, en devenant un dieu des philosophes, le divin a perdu certaines de ses qualités fondamentales, celles notamment qui en font un objet de crainte et de vénération. La théologie naturelle et la métaphysique, en acclimatant Dieu à la philosophie, l'ont rendu abstrait et théorique. Il est devenu un objet de la raison, mais tend à disparaître comme objet d'amour.

Marie-Frédérique Pellegrin

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Marion, J.-L, Dieu sans l'être, PUF, Paris, 1982.
  • Voir aussi : Badiou, A., Saint Paul. La fondation de l'universalisme, PUF, Paris, 1997.
  • Boulnois, O. (sous la direction de), la Puissance et l'Ombre, Aubier, Paris, 1994.
  • Chrétien, J.-L., Lueur du secret, L'Herne, Paris, 1985.
  • Corbin, H., le Paradoxe du monothéisme, L'Herne, Paris, 1980.
  • Lagrée, J., la Religion naturelle, PUF, Paris, 1991.
  • Kolakowski, L., Philosophie de la religion, Fayard, 10/18, Paris, 1985.
  • Magnard, P., le Dieu des philosophes, Marne, 1982.



Dieu est-il mort ?

L'annonce de la mort de Dieu produit d'abord sur beaucoup d'esprits un effet d'étonnement et de scandale. Elle semble en effet paradoxale en elle-même, bien qu'à des degrés divers dans la variété de ses contextes.
Elle unit deux termes incompatibles en toute rigueur, et c'est ce qui lui confère son pouvoir de fascination. Ou bien il y a un Dieu, défini comme immortel – et donc il ne meurt pas ; ou bien il n'y a pas de Dieu – et donc il ne saurait mourir. Pourtant l'esprit religieux non seulement s'accommode de la fusion de ces opposés, mais il y découvre l'expression même de son essence : le mystère. Comment l'esprit philosophique accueille-t-il une telle idée ?

Le paganisme

Les religions antiques, grecque et romaine, ne craignaient pas d'invoquer les dieux immortels et de décrire simultanément leurs morts et leurs résurrections successives, annuelles ou épisodiques. La croyance appelle le mystère avec ferveur, ou bien, après un moment d'émoi et dans certains cas, elle accorde au mot « mort » une signification inhabituelle : il ne désigne plus alors « la cessation complète et définitive » de la vie de l'individu en tant que tel. Les dieux grecs, bien que « morts », poursuivaient leur existence à leur manière propre, parfois dans des Enfers où ils conservaient leurs prérogatives – du moins selon la représentation des croyants.

Ce moment des destinées divines se présentait avec tant d'évidence, se faisait si bien accepter que, en célébrant la mort singulière d'un dieu – ainsi d'Adonis ou de Dionysos –, on ne songeait pas à poser à cette occasion le problème théorique et universel de la mort de Dieu. On n'employait guère cette expression elle-même. Qu'un Dieu mourût, cela se voyait en quelque sort communément et cela se concevait facilement. Il ne s'agissait que d'une mort provisoire, jouant un rôle normal dans la représentation globale d'une vie divine mythique.

Le christianisme

De fait, c'est surtout dans le christianisme, et en des modulations diverses selon les confessions particulières, que cette question de la mort de Dieu peut tourmenter sérieusement des fidèles, en conséquence de leur croyance en l'Incarnation. Dans ce cadre dogmatique est impliquée l'énigme première de l'existence d'un Dieu, et d'un Dieu à la fois unique et trine. Les textes sacrés rapportent la date, le lieu, la manière dont Jésus a été mis à mort dans un sacrifice fondateur. Cette mort ne se présente pas comme un accident, ou un événement trop humain, mais bien comme « un moment essentiel de Dieu » (Hegel), reconnu et célébré comme tel par l'ensemble des croyants.

Ceux qui tentent de philosopher à propos de cet événement ne sauraient le dissocier de ses concomitants et de ses suites. Alors ils précisent que le Christ, après sa mort, s'est placé « à la droite de Dieu », qu'il reste auprès de ses disciples « jusqu'à la fin du monde » –, c'est-à-dire qu'il n'est pas mort au sens banal du terme, comme une personne humaine, mais que, invulnérable, il se révèle religieusement immortel, ou même éternellement vivant.

Aussi la mort du Christ n'est-elle pas « prise tout à fait au sérieux » (Hegel), si l'on s'en tient à la signification profane des mots, et l'on peut l'exprimer autrement, comme il le fit par anticipation lui-même, en disant qu'il est « parti », qu'il a « quitté » ses disciples : « Le Christ s'est éloigné » (Hegel)(1). Mais les concepts se substituent malaisément à la foi.

La mort du Dieu chrétien marque sa différence quand on la compare, par exemple, à celle du Dalaï-Lama, dieu-homme, et vivant, mais qui, selon les dogmes de cette religion, meurt réellement et se réincarne dans des individus terrestres différents.

Au sens chrétien des termes, la question : « Dieu est-il mort ? » ne surprend pas plus que « Dieu est-il vivant ? ». Les deux moments se dépassent ensemble dans le mystère divin. La « dure parole » s'inscrit donc dans une doctrine théologique et dans une pratique cultuelle où son sens littéral s'estompe. Elle ne consiste pas en une réponse à une interrogation inquiétante qui s'imposerait au départ, mais c'est au contraire à partir d'elle, du consentement à cette mort de Dieu et de son attestation scripturaire, que se posent les véritables questions théologiques, tout autres.

Nietzsche

La question n'apparaît donc de façon sérieuse qu'en dehors de ce cadre et de ce sens particuliers.

Le plus souvent, elle succède chronologiquement et logiquement à une dénégation athée et elle met celle-ci en doute. Certains croyants se heurtent à la thèse, pour eux surprenante, selon laquelle il n'y a pas de Dieu, ou selon laquelle les représentations que les hommes se donnent d'un Dieu ne correspondent à rien d'assignable effectivement. Alors quelques-uns d'entre eux, plus ou moins fortement tentés, se demandent : « Dieu est-il (donc) mort ? » – question qui ne présente littéralement en elle-même aucun sens pour un athée hors d'état de se représenter un Dieu qui ait jamais existé, vécu, et donc susceptible de mourir.

Ceux qui adressent cette question à autrui ou à eux-mêmes ne retiennent pas son sens littéral. Ils jouent plutôt de celui-ci et peut-être leur intention première se trouve-t-elle par lui déjouée. On peut admettre que ce sont des esprits qui cheminent vers l'athéisme, qui commencent à se dégager d'une foi ébranlée, dont ils retiennent cependant encore le langage ; ou bien que ce sont des athées confirmés, soucieux de suggérer leur conviction dans les mots les plus accessibles à ceux qui restent fidèles aux croyances traditionnelles. De toute manière, et indépendamment de l'inclination subjective des utilisateurs, la formule elle-même maintient implicitement la croyance en une existence divine qu'elle souhaite peut-être troubler. Son dessein profond, malgré son apparente absurdité littérale, ne concerne plus un dogme ou un événement intérieur à la religion mais, sous une forme volontairement étrange, elle se comprend elle-même comme une agression contre cette religion.

C'est de préférence chez Nietzsche qu'on la prélève, bien qu'elle ait été suggérée par d'autres penseurs avant lui. Il la profère de manière provocante, en savourant semble-t-il cette provocation, à la manière des prosélytes récents. Provocation lancée d'abord sans doute à lui-même et aux survivances chrétiennes qu'il combat sans cesse en son propre esprit.

Il estime bien exprimer en elle un athéisme radical. Certes, pour les athées, Dieu ne peut mourir. Ne sont capables d'extinction ou de péremption que des représentations de Dieu (objets, idées, images). Ce n'est pas Dieu qui périt, mais la foi en lui qui s'éteint. Ainsi Jouffroy, dans son célèbre article, « Comment les dogmes finissent », relatait-il qu'un matin, au réveil, il s'aperçut qu'il avait perdu la foi qui l'animait encore la veille. Il tenta de rendre compte philosophiquement, précairement, de ce changement subjectif(2). La « mort de Dieu » et la disqualification ou l'évanouissement de la croyance en Dieu, ce n'est pas la même chose ! Il y a quelque danger intellectuel à employer l'une pour l'autre les deux expressions. Nietzsche lui-même avait parfaitement conscience du caractère métaphorique et en quelque sorte poétique de son propos et il lui adjoignait parfois une sorte de traduction positive et prosaïque : « Dieu est mort [...], la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit...(3) ».

Dérives

L'étiolement spontané de la foi dans les pays occidentaux, dû au changement des conditions sociologiques ne suffit pas, dans certains cas, à entraîner un détachement complet de toute religion et une admission éclairée et résolue de l'athéisme. Il ne suscite chez beaucoup de croyants ébranlés dans leurs convictions qu'une aspiration plus ou moins vague à « autre chose », mais dans le même registre. L'expérience subjective d'une sorte de « silence de Dieu » ou de « mort de Dieu » incite les esprits, chez qui le sentiment religieux persiste, à rechercher pour celui-ci des satisfactions nouvelles ou même nettement exotiques.

Les grandes religions avaient élaboré, de siècle en siècle, une représentation des dieux qui s'éloignait progressivement des vieilles mythologies. Les premières philosophies, encore associées à ces religions, poursuivirent et accentuèrent ce mouvement, formant des idées de plus en plus épurées en diverses formes d'idéalisme. Jusqu'à ce que enfin, certaines d'entre elles renoncent à l'existence même des dieux, résolument et « sans phrase ». Alors, contrariant cette progression, la nostalgie du divin, privée désormais de tout ancrage intellectuel, s'orienta parfois populairement vers des représentations mythiques récupérées dans le passé, ou devinée dans un lointain mal exploré. Ainsi se dessine ça et là, par rapport aux dieux érigés par les grandes religions et les grandes philosophies, un retour de la pensée qui s'illustre dans la réalité de sectes variées. Il ne contredit pas radicalement, mais il détourne à son usage l'idée de la « mort de Dieu ».

The Death of God Theology

Au xxe s., certains théologiens ont été vivement impressionnés par cette proclamation nietzschéenne, volontiers tenue pour exemplairement athée, ainsi que par les courants de pensée issus de ce philosophe. Il ne leur a pas échappé qu'en réalité cet auteur visait surtout la doctrine kantienne de Dieu, le « Dieu moral ». Une telle représentation de Dieu se range parmi beaucoup d'autres, et l'on peut donc soupçonner que toutes les dénégations ne touchent de la même manière que des représentations intérieures à l'esprit de l'homme : elles n'atteignent donc pas « Dieu lui-même ». Celui-ci reste inaccessible aux critiques athées, qui ne s'évadent pas du champ de la représentation, restent enfermées dans les manières humaines de penser. Il en irait de même pour beaucoup de croyants : ils ne s'adresseraient dans leur foi qu'à un Dieu représenté et non pas à un au-delà de toute représentation.

Ils ne franchissent pas les bornes des catégories de l'entendement, ne font pas sauter les cadres épistémologiques, ne désarçonnent pas les concepts logiques, finis, délimités. On se tient entre soi, on ne passe pas la limite.

Des théologiens modernes ont alors estimé que dans le terme négatif « athéisme », le a ne nous prive en réalité que du « théisme », représentation humaine et contingente de Dieu et des choses de la foi – « théisme » qui ne saurait d'aucune façon être assimilé à Dieu. Aucun rapport ! Las de s'évertuer en vain à éradiquer l'athéisme en le privant de son a privatif, ils se sont avisés, dans une sorte de révolution copernicienne de son rapport à lui, de priver le privatif de tout objet de privation, de supprimer le théisme lui-même. Ainsi l'athéisme, réduit à l'état de manque, dépérirait-il. On s'associerait à lui pour proclamer que Dieu est mort, et le combat s'épuiserait, du moins sur ce terrain. La formule nietzschéenne se verrait récupérée au bénéfice d'une foi plus exigeante, heureuse d'abandonner à leur crépuscule des idoles vermoulues : qu'au-delà du Dieu de la représentation – Dieu de la logique aussi bien que Dieu de l'imagination – ne se laisse que deviner le Dieu d'une quête infinie...(5)

La thèse de la mort de Dieu embarrasserait désormais les athées plus que les penseurs véritablement religieux, mais peut-être retient-elle encore quelque chose de trop représentatif, et vaudrait-il mieux rendre le Dieu encore plus insaisissable, rebelle à toutes les prises. Alors s'offre la forme interrogative qui d'ailleurs abandonne davantage la créature à son impuissance.

Le Dieu de la pensée interrogative s'élève, dans une nouvelle théologie, à une plus indéfinissable idéalité. Cela implique que l'on évacue le « logique » de la théologie, ce qui ne va pas sans une opération presque chirurgicale, dans laquelle le « théique » risque peut-être de se trouver entraîné avec le « logique », à cause des adhérences...

Une « théologie de la mort de Dieu » a pris son essor, surtout dans les pays anglo-saxons, surprenante pour des athées qui veillent toujours utilitairement et polémiquement sur l'orthodoxie et la constance de leur vis-à-vis. Comme le dit froidement un interprète autorisé, cette théologie nouvelle « annonce une telle concentration du divin en Jésus qu'au vendredi saint c'est bien toute la divinité qui meurt en croix, sans que nul ne puisse la ressusciter » (J.-Y. Lacoste). Les athées en seront pour leur attente. La dure parole s'exalte soudain en improbable joie.

De telles considérations amorcent un jeu subtil sur les notions de vie et de mort, de divinité et d'humanité. Un jeu d'idées qui frise la rhétorique et le jeu de mots. On peut douter qu'elles affectent le peuple de Dieu, dans son ensemble, plus que des incroyants obstinés à distinguer les êtres et les choses d'un côté et leurs représentations de l'autre. Quoi qu'il en soit, elles manifestent assez que même sous le mode interrogatif, quelque peu furtif, la mort de Dieu ressortit beaucoup plus à la théologie, et même à la simple croyance religieuse, qu'à la philosophie proprement dite. Hors de la foi, la question ne se pose pas.

Jacques D'Hondt

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Hegel, G. F. W., Leçons sur la philosophie de la religion, Éd. Marheineke, tomes I et II, Berlin, 1832. Trad. française en cours de publication, par P. Garniron, PUF, Paris, 1996.
  • 2 ↑ Jouffroy, T., Comment les dogmes finissent, in Mélanges philosophiques, rééd. Fayard, Paris, 1997, pp. 13-30.
  • 3 ↑ Nietzsche, F., le Gai Savoir, § 243, trad. Klossowski, Paris, 1967.
  • 4 ↑ Les Athéismes philosophiques (textes réunis par E. Chubilleau et E. Puisais), Kimé, Paris, 2000.
  • 5 ↑ Marion, J.-L., Dieu sans l'être, Paris, 1982.
  • Lacoste, J.-Y., Dieu, in Dictionnaire critique de la théologie (§ V, 4), PUF, Paris, col. 328-329.
  • Voir aussi : Bishop, J., les Théologiens de la mort de Dieu, Paris, 1967.

→ athéisme, ontologie, philosophie, religion, théologie




Y a-t-il un dieu des philosophes ?

Dans son Mémorial, Pascal oppose le dieu des philosophes et des savants au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et consacre, pour la critiquer, l'idée que la philosophie se serait forgée ses propres dieux, des dieux qui ne seraient ni ceux du commun, ni ceux de la religion. Au-delà de la démesure que recèle peut-être une telle création, c'est sa nécessité qu'il faut interroger. Le discours philosophique peut-il être théo-logos, discours sur Dieu ? A-t-il besoin du divin pour se former ou se légitimer ?

Baisser les yeux du ciel vers la terre

Socrate est considéré comme le premier philosophe politique, car, comme le rappelle L. Strauss, il s'intéresse « principalement ou exclusivement non pas au céleste ou au divin, mais à l'humain »(1). Mais ne pourrait-on, dans cette affirmation, omettre l'adjectif « politique » ? Socrate donne, en effet, à la philosophie un sens restreint, mais aussi rigoureux : le philosophe n'est pas un physicien, un astronome ou un théologien qui fait des discours « sur la nature » en général et sur les êtres célestes en particulier, comme c'est le cas de bien de ses prédécesseurs. Socrate, en renonçant à la compréhension du cosmos tout entier se concentre sur celle des choses humaines, et assigne à la philosophie sa tâche essentielle, qui est l'étude de l'homme. Si le fait de se détourner de l'examen du divin est fondateur à la fois de la philosophie et de la figure du philosophe au sens strict, il n'y a donc pas de dieu des philosophes, puisque l'objet Dieu ne relève justement pas du discours philosophique. Cette impression est renforcée par le fait que Strauss ajoute que c'est par piété que Socrate décide de ne pas faire de Dieu, des dieux, un objet philosophique. Le philosophe respecte donc les représentations collectives du divin, celle de sa culture et de son peuple, et s'y soumet sans examen rationnel. Son dieu est celui de tout un chacun, un dieu traditionnel qui suppose l'obéissance, et non la réflexion critique. Et l'on sait que le Socrate de Platon n'hésite pas à appuyer ses thèses philosophiques les plus importantes sur le témoignage des devins et des prêtresses, notamment lorsqu'il présente sa théorie de la réminiscence(2).

Dieu est, d'ailleurs, un objet philosophique délicat, justement parce qu'en proposer une compréhension philosophique peut heurter la représentation religieuse admise. Il est l'objet périlleux par excellence, car son annexion par la philosophie est propice à la persécution des philosophes. Et c'est souvent d'abord par simple prudence que nombre d'entre eux ont affirmé ne pas vouloir en traiter. Mais cet argument ne vaut que relativement. Le philosophe préfère suivre des voies dérivées pour parler de Dieu plutôt que de renoncer totalement à aborder philosophiquement une telle question. Il n'y aurait évidemment pas d'Éthique sans une réflexion philosophique sur Dieu. Il faut donc que ce dieu ne soit connu que des vrais philosophes, ce à quoi veille scrupuleusement Spinoza, qui renonce à la publication de son Éthique de son vivant et n'en diffuse les théories les plus originales (qui portent précisément sur Dieu) qu'à des correspondants amis et initiés.

Dieu de la raison ou déesse Raison ?

En tant qu'il suppose adhésion pure et obéissance, le Dieu de la foi ne peut être le dieu de la raison et de la philosophie. Même lorsque le philosophe acquiesce à une religion, c'est après le détour de l'analyse rationnelle. Dans son épître aux doyens et docteurs de la faculté de théologie de Paris ouvrant ses Méditations métaphysiques, Descartes fait allégeance aux dogmes catholiques sur Dieu et à l'autorité des Écritures, mais argumente en même temps en faveur d'une démonstration rationnelle de l'existence de Dieu. Dieu est aussi pour les philosophes, et non pour les fidèles seulement, mais guère de la même façon : il doit et peut supporter ces deux types de regards. Il n'y aurait donc pas un dieu des philosophes, mais un dieu de la religion dont les philosophes parlent d'une manière propre, par la « raison naturelle », et non par la foi. C'est ce que dit Descartes (mais aussi bien, quoique de manière évidemment différente, un Averroès ou un Maimonide). Le Dieu d'Abraham serait le même que celui des savants, mais ces derniers l'envisageraient selon des modalités propres : la raison, et non la croyance. La distinction concernerait les facultés et les discours que celles-ci produisent, mais non l'objet lui-même. La philosophie serait un point de vue, celui de la raison, sur le Dieu commun.

D'ailleurs, c'est bien en philosophie qu'apparaît d'abord le terme de « théologie », plus précisément chez Platon, dans la République (II, 379 a), où les protagonistes du dialogue affirment vouloir « parler des dieux ». Comme si, en baissant les yeux du ciel vers la terre, Socrate négligeait un objet philosophique primordial. Il est tel, parce qu'il est complexe et mystérieux. Il est donc propre à éveiller la curiosité du philosophe qui cherche à s'affronter aux questions les plus difficiles. Si bien que la question de Dieu est une question philosophique par excellence, parce qu'elle permet de mesurer la puissance de la pensée. D'une certaine manière, si le philosophe parvient à parler rigoureusement de Dieu, cela signifie qu'aucune difficulté ne peut résister à la raison. Et cela, ne serait-ce que parce que Dieu est considéré, a contrario, dans le discours religieux, comme ce dont, par essence, on ne peut rien dire adéquatement. Le dieu des philosophes est donc, d'abord, un objet théorique complexe, peut-être le plus complexe, à l'aune duquel la raison peut juger de son efficience. Cela peut être rapproché du fait que la pensée philosophique elle-même est assimilée par certains penseurs, comme Aristote, à une activité divine, à une activité qui, temporairement, rend semblable au divin.

L'objet Dieu relève presque d'un exercice intellectuel particulier qui s'illustre notamment au travers de ce qu'on appelle les preuves de l'existence de Dieu. Elles ressortissent à une longue tradition (saint Anselme, saint Thomas d'Aquin, Descartes, Kant, Hegel(3)) et consistent en argumentations rationnelles, présentées sous la forme démonstrative, dont le but est de prouver l'existence de Dieu au seul moyen de la raison naturelle. De telles démonstrations sont des exercices intellectuels pour le philosophe, qui tente de surmonter la distance entre Dieu et l'homme par l'usage de la raison. Leur diversité même (on parle ainsi de preuve a priori, a posteriori, ontologique, cosmologique, morale ou encore métaphysique) incline à en faire des démonstrations de la puissance de la raison, avant même qu'elles soient des démonstrations de l'existence de Dieu. Dieu est, en effet, ici, un objet théorique sur lequel éprouver les catégories logiques qui structurent la pensée philosophique. Le dieu des philosophes est un dieu qui se plie aux règles de la raison et de la logique, un dieu « philosophomorphe » ou « logomorphe », pourrait-on dire. Le dieu de la philosophie, étant un dieu de la raison, est ainsi un dieu spécifiquement humain, propre à assurer le philosophe de sa capacité de connaître. Il est en fait à mille lieues du Dieu des religions, objet d'adhésion pure, parce qu'il n'est pas compréhensible. Le dieu des philosophes est, au contraire, un dieu auquel on peut acquiescer et obéir « en toute connaissance de cause », puisqu'il est adoubé par la raison.

Le discours philosophique sur Dieu a ceci d'intéressant qu'il ne cesse de souligner l'abîme séparant l'humain du divin, selon des conceptualisations d'ailleurs diverses, voire opposées : dans l'Antiquité grecque, par exemple, le fini est mesure et autarcie, il est donc mobilisé pour parler du divin et se distingue de l'infini, associé à la matière et au mal ; à l'âge classique, en revanche, l'infini est le propre du divin, le fini, celui de la créature misérable. Mais, en même temps que le philosophe souligne cet abîme, il ne cesse d'humaniser Dieu en en faisant un objet de la raison. Il doit grandement modifier les figures traditionnelles et religieuses du divin pour que l'esprit humain puisse les accueillir. Le Dieu, ou les dieux, des religions se présente(nt) comme suréminent(s) et, donc, d'une certaine manière, comme définitivement inaccessible(s). Le divin est fondamentalement mystérieux. Et c'est pour cela que la philosophie est forcée de modeler ses propres dieux, des dieux qui servent son discours et dont la raison puisse traiter. Lorsque Descartes déclare : « Nous ne devons pas tant présumer de nous-mêmes, que de croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses conseils »(4), c'est du Dieu de la Bible qu'il parle, et non du dieu non trompeur constamment mobilisé dans son œuvre.

Dieu architecte de la philosophie

Sans la garantie divine, il n'y a pas de science ni de monde chez Descartes. Le Dieu du philosophe est le socle de l'ensemble de son système, qu'il fonde et unifie. Ce rôle particulier dévolu à Dieu par la philosophie n'est pas propre à Descartes. La plupart des systèmes philosophiques présentent un dieu qui remplit une fonction précise et indispensable dans chaque échafaudage théorique. Qu'il soit garant, agissant, spectateur ou immanent, il est bien souvent chargé d'assurer la cohérence du système tout entier. C'est parce que Dieu ne peut que créer le meilleur des mondes que le mal s'explique et peut être réduit chez Leibniz. Or, une telle affirmation, si elle s'appuie sur un principe religieux, la bonté divine, relève en fait d'une décision philosophique qu'aucune soumission doctrinale ne pourrait seule expliquer, si elle n'était nécessitée théoriquement et intrinsèquement par la pensée. Ainsi, les dieux de la philosophie ne sont pas des copies déformées des dieux de la religion, mais des originaux nés du sein même du travail philosophique. Cette création résultant d'une nécessité purement interne explique, d'ailleurs, que les philosophes ont ensuite parfois du mal à faire coïncider le dieu de leur philosophie avec celui de leur religion. C'est, par exemple, le cas du père Malebranche, oratorien de son état, qui, ayant une fois présenté Dieu comme « impuissant »(5), se débat ensuite pour accorder une telle assertion avec le principe de la toute-puissance divine, qui est au cœur de la religion catholique. Il a beau dire que c'est sa sagesse qui le rend tel, cela ne plait pas à ses détracteurs au nom du respect des vérités doctrinales fondamentales. Ce critère même de la sagesse est, en outre, ambigu, puisqu'il peut avoir une signification théologique, mais également et surtout philosophique. Le dieu du philosophe est ici lui-même philosophe, puisqu'il agit toujours en fonction de ce que lui dicte sa sagesse, attribut dominant dans son être.

Les dieux des philosophes sont donc d'abord des dieux théoriques, c'est-à-dire des dieux qui fondent et qui servent une pensée. Ils existent, au moins au sens où ils sont indispensables aux philosophies qu'ils affermissent. Mais ce ne sont pas des dieux qu'on aime, qu'on révère ou qu'on craint. L'écart entre le Dieu de la religion et celui de la philosophie est donc immense : ce ne sont pas seulement les facultés mobilisées pour le connaître qui ne sont pas les mêmes, c'est lui qui est différent. C'est bien là, d'ailleurs, ce qu'affirme Pascal : un dieu objet de la raison et non du cœur, ce n'est pas un même dieu appréhendé adéquatement ou non, ce n'est tout simplement pas le même dieu. Reste à savoir si, en éludant l'amour et la crainte de Dieu, la philosophie ne manque pas une part fondamentale de sa définition et donc de sa compréhension. À propos des définitions possibles de Dieu, question centrale et récurrente dans toute interrogation philosophique sur le divin, Heidegger considère que le dire « cause de soi » est « le nom qui convient à Dieu dans la philosophie ». Il ajoute cependant que ce « Dieu, l'homme ne peut ni le prier, ni lui sacrifier, il ne peut, devant la Causa sui, ni tomber à genoux plein de crainte, ni jouer des instruments, chanter et danser »(6). Dieu de la raison, le dieu philosophique ne supporte ni amour ni crainte. Il remplit parfaitement son rôle à l'intérieur de chaque philosophie, mais il est le serviteur du philosophe, et non l'inverse. La christologie hégélienne confirmera, par exemple, l'universalité du procès dialectique pour toute chose qui veut réellement exister.

En créant ses propres dieux, le philosophe se prend donc pour Dieu, il s'érige en créateur du Créateur. Peut-être forge-t-il par là des idoles, ou peut-être permet-il au contraire le crépuscule des idoles de la théologie et l'aurore du dieu philosophique, le seul dieu que l'on puisse, à bon droit, dire vrai, puisqu'il est issu de la raison.

Marie-Frédérique Pellegrin

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Strauss, L., la Cité et l'Homme, Agora, 1987, p. 23.
  • 2 ↑ Platon, Ménon, 81 a et suiv.
  • 3 ↑ Mais cette idée d'une interrogation logique et démonstrative sur le divin existe déjà chez Aristote d'une certaine manière, puisqu'il affirme que, « dans les êtres éternels, il n'y a pas de différence entre le possible et le réel » (Physique, III, 203 b 30).
  • 4 ↑ Descartes, R., Principes de la philosophie, I, § 28, AT IX-2, 37.
  • 5 ↑ Malebranche, N., Traité de la nature et de la grâce, Vrin, Paris, 1976, « Troisième éclaircissement », § IX, p. 180.
  • 6 ↑ Heidegger, M., Questions, I, « Identité et différence », Gallimard, Paris, 1968, p. 306.
  • Voir aussi : Magnard, P., le Dieu des philosophes, Mame, 1992.
  • Marion, J.-L., Dieu sans l'être, PUF, Paris, 1982.
  • Scribano, E., l'Existence de Dieu, Seuil, Paris, 2002.
  • Sève, B., la Question philosophique de l'existence de Dieu, PUF, Paris, 1994.