moralisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Terme apparu au xixe s.
Philosophie Générale, Morale
1. Historiquement, philosophie qui s'intéresse exclusivement à la morale. – 2. Plus généralement et plus couramment, compréhension abusive de la morale, qui recouvre plusieurs attitudes (non exclusives) dont le trait commun est qu'elles confondent exigence d'une réflexion morale et parénèse moralisatrice, et donnent lieu à des jugements arbitraires, parce que fondés sur des principes qui n'admettent aucune contradiction et qui n'accordent aucune légitimité à la critique.
Deux orientations peuvent être dégagées : d'une part, ce qu'on pourrait appeler un rigorisme de la forme, qui a pour conséquence une réduction effective du problème moral alors qu'on prétend établir la pureté de ses principes ; d'autre part, un élargissement illégitime du jugement moral à des sphères qui lui sont, si ce n'est étrangères, du moins indirectement liées. Une telle compréhension a toujours pour conséquence de méconnaître la spécificité de la morale, et de lui être finalement contradictoire.
Deux attitudes ressortissent du rigorisme. L'une d'elles consiste, au nom de la pureté du devoir, à soupçonner toute intention de n'être jamais parfaitement autonome, mais toujours, en même temps, dictée par l'intérêt, soupçon assumé par Kant(1). Mais alors que Kant montre que l'obligation tire sa légitimité précisément de la nécessaire contrainte que l'homme exerce sur ses penchants (et montre, par là, la possibilité de sa liberté), on peut être amené à confondre l'absolu de la loi morale avec l'idéal d'une règle dont on s'autoriserait l'usage pour juger toute action, dans une tendance à exiger de l'homme la transparence la plus totale et la pureté la plus parfaite. Une telle pensée condamne toute conduite, puisque tout individu est immanquablement coupable devant la morale. Pour qualifier ce dont il s'agit ici, on pourrait reprendre l'expression que Hegel avait déjà empruntée à Schiller, en appelant « belle âme » une âme pétrie de bons et nobles sentiments (autant d'occasions d'admiration narcissique) n'appliquant ses principes que pour juger de manière aussi précipitée que présomptueuse(2). Une telle âme se condamne, en effet, elle-même à toujours être spectatrice et à n'agir jamais, ses principes étant inapplicables et, par là même, stériles : l'action ne doit-elle pas toujours en réalité composer avec les contradictions entre raison et passions, l'intérêt le disputant aux bons sentiments ? Il reste que, si les actes ne peuvent suivre les discours, une telle attitude idéaliste, que d'aucuns pourraient penser mièvre, révèle la violence de tout angélisme (mise en scène, par exemple, par Sartre(3)) qui veut plier le réel aux cadres étriqués de ses principes.
Une autre sorte de rigorisme, beaucoup moins élaborée, mais tout aussi violente, serait de tenir la lettre d'un commandement pour sacrée, en excluant jusqu'à la possibilité d'un aménagement : ainsi l'interprétation rigide de la règle ne prend-elle en compte ni les conditions effectives de l'action ni, cette fois, l'intention de l'agent. La figure – usurpée – de ce formalisme plat est le Pharisien du Nouveau Testament, « sépulcre blanchi », qui prétend épuiser l'action morale dans une simple conformité au règlement ou à la loi : la moralité n'est pas effectuée, et se trouve vidée de sa substance dans une apparence hypocrite, qui seule compte, sans qu'elle ait besoin d'être soutenue par une volonté, si ce n'est bonne, du moins désireuse du bien. C'est là, en somme, un moralisme qui s'exonère de toute moralité, dont le jugement moral ne se fonde que sur l'obligation contraignante et obscure de l'observance du commandement, sous le prétexte de la supériorité inconditionnelle de sa valeur (commandement de Dieu, précepte des anciens, etc.), hypostasiant le sens de la loi dans le carcan impersonnel du rite (il faut faire telle chose, « parce que ça se fait ». Le lecteur de Molière aura reconnu Tartuffe).
Il est possible d'interpréter les motifs secrets de ces rigorismes et, plus généralement, de tout ce que Kant stigmatise comme « fanatisme moral » (Schwärmerei), qui postule à la place du simple respect de la loi pour elle-même, par devoir, l'existence d'un sentiment moral, autre sorte de bonne conscience proposant l'imitation empressée de modèles idéaux (et imaginaires)(4). Or, cet attachement au sentiment moral ne fait qu'entretenir des fantasmes narcissiques d'héroïsme – le mobile de l'action, loin d'être louable, n'est finalement qu'une volonté de satisfaire les penchants les plus grossiers à l'orgueil et, finalement, selon Nietzsche, par-delà une condescendance hautaine, au ressentiment et à la vengeance. L'héroïsme des faibles est, en effet, la figure inversée de la noblesse des forts, tandis que l'idéal ascétique ne fait qu'exalter cette faiblesse (en lui donnant l'apparence d'être désirée) pour dominer et contenir les hommes, par la vertu de la terreur moralisatrice (la morale des juifs pour Nietzsche), ou celle, opiacée, des bons sentiments chrétiens, cette dernière position couronnant la première en ce qu'elle consacre la fondamentale dualité hypocrite du moralisme : endormir les instincts vitaux, dont une raison saine reconnaît la pleine légitimité morale, pour régner(5).
C'est sans doute sur de tels ressorts que se développe une dernière tendance moralisatrice à élargir de manière indue le jugement moral avec, pour seule justification, la supériorité, sur tout autre champ d'investigation humaine, d'une morale dont on ne discute ni les valeurs ni les normes. Ce dernier avatar du moralisme nie toute philosophie en revêtant le préjugé du manteau de la morale, en faisant du jugement de valeur le déterminant de la pensée. De fait, on trouvera des gens pour qui les mœurs d'un philosophe importent plus que sa philosophie, ou celles d'un politique plus que son action effective, et qui refuseront de prêter tout intérêt (et, par là, de proposer toute analyse sérieuse) à des réalités sociales ou scientifiques sous le prétexte jamais critiqué qu'elles sont immorales et, partant, condamnables : ce genre de jugement autorise toutes les confusions. C'est ainsi que l'homosexualité a été, jusqu'il y a peu, officiellement perçue comme perversion (au début de son cours de 1974-1975, M. Foucault en donne des exemples significatifs et qui confinent à l'absurde(6)), ou bien qu'au nom de valeurs sacralisées on se dispense de toute réflexion qui prenne en compte la complexité réelle de telle ou telle situation (individuelle, sociale, politique, etc.) : le jugement moral – ou « éthique » – supplée et, par là même, masque tout autre dimension possible de l'analyse. À cela s'opposent les éthiques appliquées, qui prennent en compte de telles données dans une réflexion qui fait l'effort de fonder les valeurs et la légitimité des normes. Cette activité critique et fondatrice distingue la philosophie morale de tout moralisme, qui n'en est au mieux que l'ombre à jamais corrompue.
Valéry Laurand
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Kant, E., Fondement de la métaphysique des mœurs, section II, édition prussienne de l'Académie des sciences, pp. 407-408.
- 2 ↑ Hegel, G. W. Fr., La phénoménologie de l'esprit, VI, C, c, « La conscience morale (ou la bonne conscience), la belle âme, le mal et son pardon », trad. J.-P. Lefebvre, Aubier, Paris, 1991.
- 3 ↑ Sartre, J.-P., Le Diable et le Bon Dieu, Gallimard, Folio, Paris, 1972.
- 4 ↑ Kant, E., Critique de la raison pratique, III, « Des mobiles de la raison pure pratique », trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1983.
- 5 ↑ Nietzsche, Fr., Le Crépuscule des idoles, « La morale en tant que manifestation contre-nature », trad. H. Albert, Flammarion, GF, Paris, 1985.
- 6 ↑ Foucault, M., Les anormaux, Gallimard / Seuil, Hautes études, Paris, 1999, pp. 3-6.
→ bien, bonheur, conscience, devoir, éthique, mal, morale, moralité, personne, valeur, vertu