monisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du grec monos, « seul », « unique ».
Épistémologie, Métaphysique, Philosophie Cognitive
Doctrine qui considère l'ensemble des êtres soit comme réductibles à une même substance, soit comme relevant pour leur existence et pour leurs propriétés d'un même principe ou d'un même ensemble de lois.
Le terme allemand Monismus, créé par Wolff (1679-1754), désigne toute doctrine qui se propose de rendre compte de la diversité des êtres à partir d'un seul principe explicatif ou d'une seule substance, qu'il s'agisse de la matière (monisme matérialiste) ou de l'esprit (monisme spiritualiste ou idéaliste). Le monisme s'oppose ainsi au dualisme, qui affirme l'irréductibilité de deux substances, l'âme et le corps, et au pluralisme, pour qui chaque être, ou chaque type de réalité, est irréductible à une unité ou à une dualité quelconque.
Il est significatif que Wolff ait opposé le monisme, en tant que figure du dogmatisme, au scepticisme : contre l'affirmation de la pluralité irréductible des êtres ou des perspectives possibles sur la réalité, le monisme fait valoir le besoin d'intelligibilité de la raison, inséparable de son besoin d'unité et de système. La tendance au dogmatisme apparaîtra dans l'affirmation d'une seule réalité substantielle, notamment dans le matérialisme classique ou dans l'idéalisme absolu. Il faudra cependant tenir compte des diverses formes de monisme épistémologique, qui s'inscrivent dans une perspective non plus dogmatique, mais critique.
Présence et signification du monisme dans la philosophie grecque
La recherche d'un principe unique prend une signification ontologique radicale dans la pensée de Parménide. En tant que substantif construit à partir du participe, le terme « être », to on, signifie l'étant auquel participent tous les étants sans exception, et qui est ainsi (puisque rien ne saurait le diviser, l'accroître ou le diminuer) unique, sans commencement ni fin. Ce qui n'est pas (y compris le passé ou le futur, le multiple ou le divisible) se situe hors de l'intelligence, dans l'ordre de l'« opinion » (doxa). Ainsi, l'affirmation du monisme ontologique le plus radical (seul l'être, en tant qu'immuable et éternel, est) s'identifie à l'opposition absolue de l'être et du non-être, de l'intelligible et de l'inintelligible, opposition qui rend impossible le discours et la science. Il faudra à Platon toute une théorie de la relation (dans le jugement et dans la réalité), articulée à la théorie de la participation (du sensible à l'intelligible et du langage à l'être), pour fonder la possibilité d'une science capable de rendre compréhensibles les propriétés des existants multiples, divers, changeants. Ce qu'on a considéré comme un dualisme vient de là, de cette nécessité de donner forme d'« Idée » (eidos) (dans une pluralité ordonnée et unifiée de principes), à l'être, tout en faisant de l'ensemble des Idées les modèles (au double sens : épistémologique et ontologique du terme) de la réalité sensible, qui en est comme l'« image » (eidolon) ; à la négation du changement et de l'ensemble des caractères physiques de la réalité perceptible, Platon substitue cette médiation qu'est la participation : moindre degré d'être, l'image corporelle (par exemple, l'univers visible) de l'Idée (le cosmos intelligible) n'en retient pas moins d'elle ses propriétés structurelles essentielles et la possibilité même de son existence. Mais comment passer de cette possibilité à sa réalisation sans un troisième principe (le Démiurge) ?
Tel est le destin de tout dualisme : il appelle toujours un tiers principe, pour assurer le rapport effectif (et / ou la correspondance) entre les deux autres. Aussi, critiquant le caractère séparé des Idées, ou essences, dans le système platonicien, Aristote veut les retrouver dans la réalité physique elle-même, là où, pour un observateur qui serait quelque peu naturaliste, l'ensemble des déterminations de chaque être (ses attributs) s'ordonne à son être-sujet, à sa substance ; l'exigence de systématicité est forte dans cette philosophie, qui s'efforce de ramener la pluralité des significations de l'être à la « substance » (ousia), et d'ordonner à un même principe l'ensemble des genres des êtres qui existent effectivement dans la nature en fonction de leur forme (l'unité qui structure leur matière) et de leur activité propre, le mouvement qui tend à actualiser pleinement ce qui est en puissance en eux. Mais le principe premier de ce mouvement (sous toutes les formes qu'il prend dans la nature, du mouvement physique « naturel » et de la simple croissance au désir proprement humain de savoir, de contempler) se révèle, dans la Métaphysique d'Aristote, comme l'unique substance qui soit acte pur, pure intellection et, de ce fait, premier moteur immobile (qui ne meut pas directement, mais comme une fin qui meut de proche en proche la totalité des existants naturels). Dans la mesure où il transcende la réalité physique, cet existant divin introduit donc dans le système d'Aristote une forme de dualisme ontologique, qui s'enracine dans une conception finaliste de la causalité.
Le monisme matérialiste : conception épicurienne de l'unité de la nature
À l'opposé de toute conception téléologique de la nature, l'épicurisme rend compte de l'existence et des propriétés de l'ensemble des corps par la combinaison des atomes selon des principes uniquement physiques, notre connaissance de la réalité étant elle-même dérivée de la sensation, par contact entre le sentant et le senti. L'unité de la nature relève donc d'un principe ontologique et épistémologique en même temps : l'insertion de la contingence de l'inclinaison des atomes dans l'ordre de leurs mouvements permet de fonder dans la physique même, d'une part, la possibilité de la liberté et, d'autre part, la détermination de l'ensemble diversifié des corps, sans recourir à un ordre finalisé (d'où la réfutation de la notion stoïcienne de destin et le rejet de toute référence à une providence). On remarquera, au passage, que le monisme naturaliste tient sa cohérence du caractère exclusivement immanent de la causalité qu'il fait intervenir. L'intérêt de Spinoza pour ce courant peut s'expliquer par cette immanence, qui lui apparaît comme un acquis décisif de la rationalité.
Le monisme spinoziste
Avec l'application à la réalité humaine des principes de la physique mathématisée de Galilée et de Descartes, physique qui ne retient du mode d'explication aristotélicien que la cause motrice transformée en cause efficiente, et exclut les trois autres causes (finale, formelle et matérielle – au sens de substrat, dans le couple matière-forme), la part spirituelle de l'homme et sa liberté même semblent ne pouvoir être préservées du mécanisme que par le dualisme des substances (pensée et étendue, âme et corps). Mais la distinction cartésienne de l'âme et du corps (l'âme est une substance incorporelle, en tant que pensante : indivisible, immortelle, capable de liberté infinie) ne manque pas d'appeler, autant pour l'analyse de l'affectivité que pour la justification du mouvement volontaire (analyse et justification qui impliquent une forme d'interaction entre les deux substances hétérogènes), un principe réel d'union (vécu dans le sentiment et figuré par la fameuse « glande pinéale »). C'est précisément le caractère irréductible et inexplicable de ce principe d'union qui est le point d'attaque principal de la critique que les cartésiens feront de Descartes.
La conception spinoziste de la nature, comme unique substance produisant tout ce qui peut exister en elle-même et par elle-même, donne au monisme naturaliste sa forme la plus systématique. Cause de soi et production de toutes choses, essences et existences, en soi-même (causalité immanente, et non plus transitive), unité des causes et des effets, de la nature naturante et de la nature naturée, la substance est principe absolu, ontologique et gnoséologique en même temps.
L'identification des notions de Substance, de Dieu et de Nature implique un déterminisme strict, qui exclut l'ensemble des oppositions de la métaphysique classique (cause formelle et cause efficiente, forme et matière, esprit et corps) ; aussi la question de l'interaction (âme / corps) perd-elle son acuité, et même, par remaniement des concepts, sa pertinence. Spinoza montre que les essences (celles qui existent et qui ne peuvent être que singulières) n'existent et ne sont définissables qu'à partir de déterminations causales externes constitutives de l'ordre de la Nature (ce que l'Éthique aura à expliquer, c'est la possibilité que ces déterminations se fassent internes et, par là, constitutives de notre liberté, qui est rien de moins que contingence)(1) ; le monisme spinoziste, dès sa première formulation (avant même de construire sa notion fondamentale de causa sui), s'est ainsi donné sa signification essentielle d'être un rationalisme absolu par ce refus initial et décisif d'accorder à quelque être particulier que ce soit toute existence et toute détermination indépendante. Et, puisque la Substance ne peut, selon de telles exigences, qu'être unique, il n'est plus possible de concevoir séparément d'elle l'étendue ou la pensée, ni l'étendue et la pensée séparément l'une de l'autre, comme deux réalités ou substances distinctes. Étendue et pensée, bien que distinctes, font partie de l'infinité des attributs de cet être infiniment infini qu'est la Substance. Une thèse fondamentale du monisme spinoziste, et dont la portée ontologique et épistémologique est considérable (elle intervient encore aujourd'hui aussi bien dans les débats sur le parallélisme psychophysique que dans la philosophie de la connaissance), dérive de ces attendus : l'ordre des idées et celui des choses ont un rapport qui n'est pas seulement de correspondance, mais d'identité. L'esprit est (il n'est que) l'idée du corps, de ce corps ; idée, par conséquent, de quelque chose qui est étendu et qui est une modalité déterminée (dans l'attribut étendue) de la Substance (Dieu).
Tout est ainsi en Dieu, et Dieu est aussi bien chose étendue que chose pensante(2).
Comment, dès lors, comprendre le parallélisme de la pensée et de l'étendue, de l'âme et du corps, dans le cadre de ce monisme absolu ?
Partons de la Substance comme unique principe d'existence et d'intelligibilité ; son infinité étant absolue, elle s'exprime dans l'infinité des genres d'être (les attributs) ; mais, en chacun, c'est bien la même puissance de production, dans le même ordre et le même enchaînement, qui produit tout ce qu'elle peut produire, tous ses effets et, par exemple, dans le même homme tel enchaînement de mouvements corporels (impressions cérébrales, transmissions d'informations et de mouvements...) et tel enchaînement d'images mentales, sans que l'un puisse agir sur l'autre. Le parallélisme signifie que l'esprit et le corps, c'est une seule et même chose, conçue sous deux attributs différents : ce que nous considérons comme « décret » de la volonté, donc de l'esprit, est identiquement détermination de la réalité corporelle de cet esprit. La troisième partie de l'Éthique, reprenant l'identité de l'ordre des actions et passions du corps et de celui des actions et passions de l'âme, prépare l'examen des conditions pratiques de la libération de l'homme, dont l'effectivité est liée précisément à cette identité : les enchaînements corporels qui correspondent aux différentes formes de conscience produisent, selon les lois propres du corps et de ses organes, les affections qui expriment les diverses modalités d'accroissement ou de diminution de notre puissance d'exister et d'agir(3).
L'unité de constitution et de sens du monisme spinoziste s'exprime ainsi dans les règles d'explication qui se fondent sur le principe de l'unité substantielle de l'être, et elle se retrouve dans l'ensemble des champs anthropologique, éthique et politique qui s'ouvrent à elle : ce principe de l'unité des ordres et connexions des choses dans les différents attributs est, en effet, au fondement de la théorie spinoziste du conatus (cet effort ou cette puissance essentielle de chaque être pour persévérer dans son être et déployer ses possibilités d'action et de pensée).
L'inspiration moniste des philosophies de la nature
La réception de cette philosophie en Allemagne a été vécue comme un véritable défi aux xviiie et xixe s. Sa réfutation apparaît, tout d'abord, comme une nécessité morale, même lorsqu'elle se situe de façon manifeste sur un plan métaphysique : le déterminisme strict et ses corollaires, la critique spinoziste du libre arbitre et des causes finales, la négation de la notion de providence, la réduction des valeurs à des évaluations déterminées ébranlent tout l'édifice de la métaphysique et de l'éthique classiques. La critique leibnizienne (reprise par Kant, mais du point de vue essentiellement de la raison pratique) vise une conséquence de la doctrine spinoziste : l'absence de toute justification (en un sens théologique et moral, impliquant l'élection de l'individu par le Créateur) de l'existence individuelle, réduite par le monisme naturaliste à une modalité déterminée de la même substance. La bataille du panthéisme, liée en Allemagne à la diversité des positions philosophiques à l'égard des Lumières, participe sans doute aux conditions d'émergence de la philosophie critique de Kant : la lutte contre le monisme éclaire l'élaboration d'une pensée qui soumettra au tribunal de la raison l'ensemble des prétentions de la métaphysique dogmatique.
En France, l'influence du spinozisme est importante chez les philosophes et les penseurs libertins du xviiie s. ; la situation de Diderot est, à cet égard, décisive, puisque, tout en élaborant un monisme vitaliste (il attribue la sensibilité à la matière et il en dérive la diversité des formes, affirmant avec force l'unité des règnes), il ne cesse de souligner la spécificité des réalités étudiées par les sciences : les pensées ont leur déterminisme propre, sous la forme d'enchaînements d'idées, d'opinions et / ou d'opérations intellectuelles. Diderot soutient à la fois la dépendance des phénomènes (de quelque ordre que ce soit) à l'égard de lois, et la différence irréductible entre les phénomènes mentaux et les mécanismes physico-chimiques. Manifestement, Diderot assure la transition entre la critique spinoziste du cartésianisme et la Naturphilosophie allemande.
La reprise du monisme spinoziste dans les philosophies de la nature du xixe s. ne se fait cependant pas sans un profond remaniement de la doctrine, qui vise à rétablir dans la détermination du principe fondamental les attributs de la spiritualité ; par contraste, la doctrine de Spinoza est considérée comme un monisme matérialiste, bien que la pensée y soit, tout comme l'étendue, un des attributs de Dieu. Mais, comme le soulignera Hegel à de multiples reprises, l'esprit n'est esprit que par sa capacité de scission et de négation, son mouvement réflexif supposant le moment de l'extranéation et de l'aliénation. Maintenir le caractère spirituel de Dieu dans une philosophie de la nature qui se veut systématique implique un effort spéculatif pour concilier l'unité du principe et le maintien d'un clivage entre Dieu et la nature (clivage qui prend, chez Novalis, la forme d'un assoupissement du divin dans la nature) ou entre l'esprit et la nature (la nature comme esprit invisible, et l'esprit comme nature invisible, selon Schelling). Considérer la nature comme un tout, en lequel c'est un même principe qui est à l'œuvre dans la diversité des formes qui le manifestent, la comprendre comme une gradation ordonnée qui suppose l'altération progressive du principe unique, tels furent les objectifs de la philosophie naturelle allemande. Surmonter la dualité, saisir l'unité du mouvement dans la polarité, comprendre comment le jeu des contraires peut engendrer des formes nouvelles, tels sont les traits communs des pensées avec lesquelles Hegel entrera en dialogue critique, avant d'élaborer son propre système, qui inclut, en effet, une philosophie de la nature originale et puissante. Mais nous y retrouvons, comme dans la philosophie de Schelling, une critique du dualisme cartésien, le refus d'assimiler la réalité naturelle à un mécanisme inerte, la vision holiste d'une nature présente en chacune de ses formes différenciées et manifestant son dynamisme et sa vitalité avec selon une orientation totalisante.
Cependant, pour Hegel, la vie de la nature n'est ici saisie que comme captive de la singularité et de l'extériorité, elle reste incapable de réfléchir son existence en elle-même ; aussi faut-il subordonner cette vie à celle de l'esprit, qui, lui, est capable de se rapporter à son extériorité comme à soi-même. Le véritable processus relève de la liberté, c'est le penser qui seul peut donner sens et créativité, par une dialectique conceptuelle, à l'évolution naturelle, qui, sans lui, se réduirait à une pure diversité de formes.
Si l'on peut donc caractériser la dialectique hégélienne de moniste, c'est en tant qu'elle se donne un seul principe fondamental, de nature spirituelle, et qu'elle intègre en la réalisant (c'est seulement en tant que dialectique de l'esprit qu'elle le peut) l'unité processuelle de la nature. Ce monisme est donc un idéalisme-réalisme absolu, doctrine qui tient pour principe réel la réalisation de l'Idée : c'est à l'Idée, en tant que processus spirituel vivant, que la nature se présente tout d'abord comme son autre, totalement extérieure à soi (nécessité et contingence), et c'est l'Idée qui, pour se réaliser, se médiatise en se donnant un contenu matériel et objectif, et médiatise en même temps la nature immédiate et extérieure en lui conférant un contenu intelligible.
Signification et limites du monisme épistémologique
La contestation du monisme va de pair avec celle de la métaphysique, en tant que visée de fondement radical des connaissances et entreprise de totalisation du savoir. C'est donc dans le positivisme que l'on trouve la critique la plus complète et la plus argumentée des prétentions du monisme (métaphysique et / ou épistémologique). Ainsi, le postulat du positivisme logique, selon lequel seul un langage empirique (au sens où il est capable de représenter une situation réelle, une expérience) possède un caractère cognitif, le conduit à disqualifier la métaphysique en tant que discours (Wittgenstein la réhabilite seulement comme attitude contemplative, qui peut révéler ce qui se manifeste dans et par le langage) ; pour Carnap, le projet métaphysique de dire la relation entre le langage et le monde se réduit à une confusion de niveaux (entre langage d'objet et langage syntaxique), ou entre le dire et le montrer. En ce qui concerne le langage de science, comme il dépend de critères de signification qui relèvent du choix opéré par chaque théorie en fonction des buts pratiques qu'elle poursuit, il autorise une pluralité de discours aussi cohérents et valides les uns que les autres, leur vérifiabilité étant liée à leur correspondance avec telle ou telle procédure expérimentale.
Est-ce à dire que l'idéal rationnel du monisme soit récusé sans appel ? Revenons au sens initial du pluralisme épistémologique, tel qu'il prend forme avec la construction de géométries non euclidiennes ; c'est, en effet, à partir de la situation créée par ce pluralisme géométrique (qui équivaut pour la géométrie d'Euclide à l'affirmation de sa relativité à des critères déterminés de signification et de pertinence) que H. Poincaré développa son conventionnalisme. Convaincu du caractère conventionnel des axiomes de la géométrie par l'examen des alternatives au postulat d'Euclide relatif aux parallèles, Poincaré chercha néanmoins à expliciter les raisons de leur adoption dans un contexte scientifique qui dépasse le cadre de la géométrie. La distinction qu'il dût, par conséquent, opérer entre la convention et l'arbitraire est décisive : l'efficience et l'utilité d'un système d'axiomes dans des conditions expérimentales déterminées justifie le choix de ce système. Aucune théorie cohérente n'est donc absolument vraie, mais aucune n'est pour autant arbitraire. On peut aussi retenir cette conséquence, que ce n'est pas la nature qui impose un espace géométrique à notre esprit, mais, inversement, celui-ci qui impose une géométrie à la nature. Mach considérait, de façon plus directe, qu'une théorie n'est qu'un outil pour faire des prédictions ; mais, en s'attachant aux conditions structurales des théories susceptibles d'être évaluées dans l'expérience physique (aucune hypothèse isolée ne peut être évaluée ; seul un ensemble structuré d'hypothèses le peut) et en montrant comment l'échec d'une prédiction engage la responsabilité et le sens de l'ensemble de la théorie, il n'en affirmait pas moins l'horizon de vérité présent dans toute élaboration théorique. Comme l'a fortement souligné Duhem, le geste expérimental implique, à travers les instruments qu'il met en jeu, tout un ensemble de théories, qui forment ensemble une partie du tout organique de la science physique. À ce titre, la théorie n'est plus seulement une façon commode de classer les lois expérimentales, sans pouvoir rien dire sur le réel lui-même ; elle donne, au contraire, à voir la structure même de ce monde : « Nous sentons que les groupements établis par notre théorie correspondent à des affinités réelles entre les choses mêmes. »(4). L'intégration progressive des théories dans d'autres qui en approfondissent la signification tout en délimitant leurs conditions de validité ne caractérise-t-elle pas le progrès de la théorie comme un progrès de la compréhension, inséparable du mouvement d'unification et de synthèse au niveau des principes ?
Au monisme dogmatique, la démarche scientifique oppose le mouvement patient et laborieux de construction théorique et expérimental, qui réalise indéfiniment le progrès de la rationalité scientifique. Considérer, avec Popper (qui se dresse ici contre Platon et Hegel), « les théories à l'essai, qui portent sur le monde [...] comme les citoyens les plus importants du monde des idées »(5), c'est valoriser explicitement le pluralisme, lié à l'empirisme moderne, contre tout dogmatisme théorique. La référence à la vérité (au singulier) n'en est pas moins présente dans cette perspective critique, qui refuse seulement que l'on puisse prétendre la posséder(6).
André Simha
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Spinoza, B., Traité de la réforme de l'entendement, § 55, trad. Appuhn, Flammarion, GF, Paris, 1964.
- 2 ↑ Spinoza, B., Éthique, II, proposition 2, trad. B. Pautrat, Seuil, Points, Paris, 1999.
- 3 ↑ Ibid., III, Scolie proposition 2.
- 4 ↑ Duhem, P., La théorie physique, son objet, sa structure, Vrin, Paris, 1906, p. 36.
- 5 ↑ Popper, K., La connaissance objective, trad. J.J. Rosat, Flammarion, Paris, 1998, p. 444.
- 6 ↑ Ibid., p. 544.
- Voir aussi : Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1990.
- Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, trad. M. de Gandillac, Gallimard, Paris, 1970.
- James, W., A Pluralistic Universe, Longmans, Green & Co., Londres, 1909.
- Lacroix, A., Hegel, La philosophie de la nature, PUF, Paris, 1997.
→ corps, dualisme, esprit, idéalisme, matérialisme, pluralisme, raison, théorie