jeu
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin Jocus, « plaisanterie ».
Anthropologie
Terme dont la définition philosophique est elle-même l'objet de débats. Selon Huizinga, désigne « une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d'une fin en soi, accompagnée d'un sentiment de tension et de joie, et d'une conscience d'“être autrement” que la “vie courante” »(1).
Jusqu'à l'âge classique, le jeu n'est pas réellement considéré comme une activité digne de l'attention du sage. La découverte de l'intérêt des problèmes mathématiques liés au jeu à la fin du xvie s., la place du jeu dans la société et les interrogations nouvelles sur l'éducation de l'enfant, particulièrement au xviiie s., font du jeu un thème important de l'anthropologie philosophique. Ainsi Pascal, après avoir considéré les problèmes mathématiques posés par les jeux de hasard et contribué à la naissance du calcul des probabilités, fait du jeu un révélateur moral et un modèle pour analyser la condition humaine(2). Leibniz souhaite un « ample ouvrage bien circonstancié et bien raisonné sur toutes sortes de jeux (...) l'esprit humain paraissant mieux dans les jeux que dans les matières les plus sérieuses »(3). Mais c'est Schiller qui, à partir d'une lecture de la Critique de la faculté de juger de Kant, présente la tendance au jeu (Spieltrieb) comme caractéristique propre de l'humain : « L'homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot il est homme, et il n'est tout à fait homme que là où il joue.(4) »
Dans la deuxième moitié du xxe s., les travaux sur le jeu semblent animés par deux objectifs quelque peu contradictoires : produire une définition du jeu et faire du jeu un modèle pour penser l'ensemble des activités humaines. R. Caillois(5) ou J. Henriot(6) critiquent ainsi la définition de Huizinga en soulignant qu'aucun des critères qu'elle retient n'est spécifique du jeu, ce qui n'a rien d'étonnant dans la mesure où Huizinga s'était donné pour tâche de comprendre toute la culture sous l'angle du jeu. Mais les mêmes critiques peuvent être faites pour les mêmes raisons à Caillois et Henriot. Il est cependant possible, si l'on renonce au projet préalable de constituer le jeu en paradigme, de le définir dans sa spécificité. Car, à l'inverse des autres activités humaines où les règles organisent la coexistence de libertés et la conduite d'activités qui les précédent (le code de la route est fait pour les conducteurs), dans le jeu ce sont les règles qui produisent les libertés des joueurs et leur activité même (les règles des échecs permettent l'existence même de joueurs d'échecs). Le jeu peut être défini dans sa spécificité comme « invention d'une liberté dans et par une légalité »(7).
Colas Duflo
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Huizinga, J., Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, trad. C. Seresia, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1988, p. 16.
- 2 ↑ Pascal, B., Traité du triangle arithmétique, Pensées.
- 3 ↑ Leibniz, G., W., Nouveaux essais sur l'entendement humain, livre IV, chap. 16, Flammarion, Paris, p. 368.
- 4 ↑ Schiller, H., Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, trad. R. Leroux, Aubier, Paris, 1992, p. 221.
- 5 ↑ Caillois, R., les Jeux et les hommes, Gallimard, Paris, 1958.
- 6 ↑ Henriot, J., Sous couleur de jouer : la métaphore ludique, Corti, Paris, 1989.
- 7 ↑ Duflo, C., Jouer et philosopher, PUF, Paris, 1997, p. 56.
- Voir aussi : Duflo, C., le Jeu. De Pascal à Schiller, PUF, Paris, 1997.
→ imaginaire, liberté, règle, travail
théorie des jeux
Mathématiques, Morale, Politique
Étude des situations de coopération et de conflit entre des agents capables d'effectuer, isolément ou en commun, une sélection entre plusieurs stratégies possibles. Un « jeu » (au sens de la théorie des jeux) est la donnée (1) d'un ensemble d'individus, (2) d'un ensemble d'états du monde possibles, (3) d'un système de préférences (ou d'une échelle d'utilité) pour chacun de ces individus, (4) d'un ensemble de stratégies possibles pour chacun et (5) d'une « fonction de résultat » associant à chaque configuration de stratégies choisies un certain état du monde. La théorie des jeux étudie principalement deux types de questions : quelle est la conduite rationnelle à tenir dans une interaction ? Comment les agents qui participent à une interaction vont-ils se comporter(1) ?
La théorie des jeux s'est développée en étroite relation avec l'interrogation philosophique sur la nature de la conduite rationnelle, notamment dans des situations de conflit ou de recherche d'accord. Commune à la politique et à l'économie, cette quête de la rationalité a permis de caractériser rigoureusement un certain nombre de difficultés propres à l'interaction sociale, parfois décelées bien avant la constitution de la théorie des jeux proprement dite (on se souvient de l'exemple de la chasse étudié par Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, qui décrit une situation typique d'un mélange de coopération – en vue de la capture du cerf – et d'incitation à ne pas coopérer – pour capturer individuellement le lièvre qui passe).
On peut considérer que l'étude du duopole chez Cournot (Recherches mathématiques sur la théorie des richesses, 1838) constituait une contribution mathématique à la théorie des jeux. Elle illustrait la recherche d'équilibre caractéristique de la théorie des jeux : à l'équilibre, les stratégies des uns et des autres sont agencées d'une manière compréhensible. L'équilibre de Cournot-Nash est celui dans lequel la stratégie de chacun est la meilleure compte tenu de celle des autres (dans un cadre « non coopératif », c'est-à-dire en l'absence de toute espèce d'entente ou de concertation entre les joueurs). Mais d'autres concepts d'équilibre devaient être élaborés.
La théorie des jeux s'est constituée en un ensemble systématique autour des résultats généraux établis au xxe s., notamment sous l'impulsion de Borel et de J. von Neumann(2). On peut citer en particulier le fameux « théorème du minimax », dû à von Neumann, montrant, pour une classe (étendue) de duels, l'existence d'une configuration de stratégies prudentes (i.e. les meilleures dans l'éventualité la pire) et optimales pour chacun des deux joueurs et le théorème de Nash établissant l'existence d'un équilibre non coopératif pour une classe (étendue) de jeux(3). Dès 1944, la Théorie des jeux de von Neumann et O. Morgenstern offrait, dans un cadre analytique unifié, une synthèse de ses premières conquêtes(4). Elle constitue aujourd'hui tout à la fois une branche des mathématiques appliquées et un domaine de recherches ouvert à l'économie, à l'éthique et à la politique.
Les relations entre philosophie et théorie des jeux sont donc anciennes et profondes. Aujourd'hui plus que jamais, les grandes divisions (jeux coopératifs ou non, information complète ou incomplète) et les concepts cardinaux (état du monde, stratégie, anticipation, utilité, etc.) de la théorie des jeux donnent lieu à des débats épistémologiques importants, qui appellent une réflexion philosophique sur l'action, la croyance et leur représentation dans les systèmes symboliques. De plus, la théorie des jeux est devenue un outil précieux pour la philosophie morale et politique. Offrant les modèles les plus élaborés et les plus fins de l'interaction humaine, elle est pour cette discipline à la fois un moyen de tester quelques intuitions anciennes et une base pour la découverte de nouveaux critères d'évaluation éthique et de leurs propriétés. Elle permet notamment de poursuivre de manière rigoureuse l'examen, entrepris depuis longtemps, des conditions de la rationalité individuelle dans une situation de contrat social(5). La théorie des jeux est appliquée à un très grand nombre de problèmes moraux et politiques, parmi lesquels ceux que posent la division des pouvoirs, la formation et la modification des alliances, la négociation et la dissuasion, la menace, les promesses et le secret.
Emmanuel Picavet
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Moulin, H., Théorie des jeux pour l'économie et la politique, Paris, Hermann, 1981.
- 2 ↑ Saint-Sernin, B., Les mathématiques de la décision. Paris, PUF, 1973.
Séris, J.F., La théorie des jeux, Paris, PUF, 1974. - 3 ↑ Nash, J. F., « Non-cooperative Games », Annals of Mathematics, 54, 1951, pp. 286-95.
- 4 ↑ Von Neumann, J., et Morgenstern, O., Theory of Games and Economic Behavior, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1944, 1947 et 1953. Von Neumann, J., Collected Works, 6 vol., Oxford, 1961-1963.
- 5 ↑ Hampton, J., Hobbes and the Social Contract Tradition, New York, Cambridge University Press, 1986.
Kavka, G., Hobbesian Moral and Political Theory, Princeton University Press, 1986.
Binmore, K., Game Theory and the Social Contract, vol. I et II, Cambridge (MA), MIT Press, 1994.
→ décision (théorie de la), dilemme du prisonnier, préférence (au sens de la logique de la décision), rationalité, utilité (au sens de la théorie économique de l'utilité)
jeu de langage
Linguistique
Analogie entre la pratique linguistique et un jeu dont les règles sont constitutives, comme les échecs, visant à montrer que la signification des mots est inséparable de pratiques linguistiques.
Il convient de remarquer la relation étroite entre la notion de jeu de langage, la problématique de l'apprentissage linguistique et l'idée que le langage constitue moins un objet qu'une multiplicité d'activités qui entretiennent entre elles une ressemblance de famille : donner des ordres, décrire un objet, mais aussi mentir, raconter des histoires, confesser une faute, etc.
La fortune de l'expression jeu de langage dans la philosophie contemporaine est très grande. Certains parlent maintenant du « jeu de langage de la science » ou du « jeu de langage de la religion », afin de montrer combien science ou religion sont dans une certaine mesure constituées par des pratiques linguistiques. En quelque sorte, elles en seraient des produits. Il n'est pas certain que Wittgenstein s'accorde avec une interprétation aussi large de sa propre notion.
Roger Pouivet
Notes bibliographiques
- Bouveresse, J., le Mythe de l'intériorité, Minuit, Paris, 1976, chap. 5.
- Wittgenstein, L., Philosophiche Untersuchungen, trad. Investigations philosophiques, Gallimard, Paris, 1961, § 23, § 65.