devenir

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin devenire. Le verbe grec gignesthai, qu'on traduit par « devenir », est apparenté à genesis, « genèse » ou « naissance » ; pour les philosophes grecs, le devenir n'en englobe pas moins, avec la naissance, la disparition, « génération » et « corruption ».

Philosophie Antique

Passage d'un état à un autre et, à la limite, du non-être à l'être, et inversement.

À l'être au sens absolu, synonyme de permanence, d'incorruptibilité et d'immuabilité, Platon oppose le devenir, statut ontologique de ce qui tantôt est, tantôt n'est pas. Cette distinction correspond à celle entre intelligible et sensible, et la réflexion sur le devenir est liée à la réflexion sur le monde : Platon parle du « principe tout à fait premier du devenir, c'est-à-dire du monde »(1). Indéfiniment mobile et lié à la dégradation, le devenir n'est pas matière à certitude et ne fait donc pas l'objet d'un véritable savoir : « Ce que l'être est au devenir, la vérité l'est à la croyance.(2) » Puisque le devenir est la condition du sensible, du monde sensible, il n'est pas de science certaine : selon Aristote, l'invention de la doctrine platonicienne des Idées ou formes intelligibles fut « la conséquence des arguments d'Héraclite [...] suivant lesquels toutes les choses sensibles sont dans un flux perpétuel, de sorte que s'il y a science et connaissance de quelque chose, il doit exister certaines autres réalités en dehors des natures sensibles, des réalités stables, car il n'y a pas de science de ce qui est en perpétuel écoulement »(3). Avec Heraclite, en effet, et les premiers théoriciens grecs de la nature, Platon partage la conception d'un monde essentiellement changeant : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » À la difficulté d'obtenir d'un tel monde une connaissance stable, il apporte une solution originale, qui est de concevoir le monde sensible comme la copie d'un modèle intelligible, comme tel exempt de changement.

Rejetant cette solution, tout en poursuivant l'objectif de penser la nature comme lieu du devenir, Aristote substituera aux Idées les concepts de matière et de forme, de puissance, d'acte et d'entéléchie, comme les opérateurs d'intelligibilité du mouvement et du devenir, qui confèrent une stabilité aux choses naturelles. La réflexion sur le mouvement et l'acte détermine la réflexion sur le devenir, fait de la matière l'instance de l'indétermination, de la forme le principe de la détermination : le devenir est orienté par la réalisation de la forme, celui de l'être naturel par la triple causalité finale, efficiente et formelle de son essence, et celui du monde par le désir que lui inspire Dieu, premier moteur immobile, acte pur, pensée de la pensée. Le mouvement est défini comme l'acte incomplet d'un mobile, et le temps et le lieu sont les coordonnées du mouvement du mobile : nombre du mouvement selon l'avant et l'après(4) et limite immédiate du corps qui enveloppe le mobile(5). La distinction, enfin, entre substance ou essence (ousia), d'une part, accidents, d'autre part, permet de résoudre les apories relatives au devenir – que le même soit aussi autre, et l'un, multiple – et de décider « si Socrate est la même chose que Socrate assis »(6).

Mais on peut envisager des solutions différentes de celle du maintien d'une essence identique face à l'altérité des accidents. Les stoïciens, comme avant eux, semble-t-il, les mégariques(7), bannirent le verbe « être » de leurs formulations, disant non plus que l'arbre est vert, mais qu'il verdoie, et évitant ainsi de faire l'un multiple – disant non plus que l'arbre est vert, mais qu'il verdoie. Une telle expression, non plus copulative mais verbale, engage une considération du mouvement comme réalisation – sans les concepts de puissance et d'acte –, et de la temporalité comme chiffre de la complétude ou de l'incomplétude de ce processus : une première théorie des temps verbaux figurera au sein de l'étude logique. Le devenir se dit des manières d'être, des aspects de l'objet, et l'identité à soi se trouve garantie par la qualité propre, que signifie le nom – propre –, par exemple, Socrate. Le monde lui-même, totalité rationnelle intégralement liée, ne souffre aucune exception à la causalité : il est destin, et le devenir n'est autre que l'ordre de la nature, la suite providentielle des événements qui arrivent par nature. Le monde n'a pas la loi de son devenir hors de lui-même ni ne risque la dissolution dans le flux incessant de ses modifications : il rayonne, immuable, entièrement nécessaire, dans le tota simul, la cohérence solidaire de ses parties et l'indicatif de son ordre.

Rejetant l'ordre du destin et jusqu'à la qualité propre comme dernier retranchement de l'essence, les épicuriens, eux, pensent un monde en devenir incessant, en proie aux combinaisons aléatoires des atomes dans le vide qui font se succéder sans autre loi des configurations contingentes et provisoires.

Frédérique Ildefonse

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, Timée, 29e.
  • 2 ↑ Ibid., 29c.
  • 3 ↑ Aristote, Métaphysique, XIII, 4, 1078b12-17.
  • 4 ↑ Aristote, Physique, IV, 11, 219b2.
  • 5 ↑ Aristote, Physique, IV, 4.
  • 6 ↑ Aristote, Métaphysique, IV, 1004b2.
  • 7 ↑ Aristote, Physique, I, 2, 185b25-32.
  • Voir aussi : Bréhier, E., La théorie des incorporels dans l'ancien stoïcisme, Paris, 1928.
  • Muller, R., Introduction à la pensée des mégariques, Paris, 1988.
  • Rivaud, A., Le problème du devenir et la notion de la matière dans la philosophie grecque depuis les origines jusqu'à Théophraste, Paris, 1906.

→ acte, altérité, destin, dieu, être, héraclitéisme, identité, physique, puissance

Philosophie Moderne

Hors, peut-être, quelques grandes hypothèses cosmogoniques, la notion de devenir n'a guère sa place dans la physique moderne depuis le mécanisme cartésien, le dynamisme leibnizien ou les principes kantiens d'une science de la nature. Il faut le retour au xixe s. d'une cosmologie philosophique, d'une philosophie de la nature (Schelling) et, surtout, la puissante construction dialectique du système hégélien pour que l'opposition de l'être et du devenir soit de nouveau au centre de la réflexion philosophique.

Le début de la Science de la logique hégélienne est célèbre : on y lit que l'être (en soi) se contredit (pour soi) dans le néant pour se réconcilier avec lui-même dans le devenir (en soi et pour soi)(1). Cette extrême abstraction commence et préfigure la dialectique d'un système qui est tout entier devenir. Faut-il aller jusqu'à dire, comme Nietzsche, que Hegel introduisait déjà l'idée d'évolution, qui dominera à la fin du xixe s. : « Car sans Hegel, point de Darwin.(2) » Ce serait trop simplifier. La logique hégélienne est une ontologie qui précède et qui fonde une philosophie de la nature, puis une philosophie de l'esprit. Le devenir qui y est décrit est un devenir intemporel, explicitement d'avant la création du monde. Schelling lui aussi, d'une toute autre façon que Hegel, raconte un devenir de Dieu avant le devenir du monde. Pourtant, ce qui a été communément retenu de Hegel est une philosophie de l'histoire : l'humanité se caractérise, se définit même complètement, par son devenir historique.

Une philosophie du devenir s'exprime inévitablement avec des métaphores temporelles et vitalistes : Hegel parle de la vie du concept. Chez Nietzsche et chez Bergson, l'existence temporelle est d'emblée vie, et l'affirmation de la réalité du devenir est aussi la dénonciation de l'illusion de l'être, de l'identité, de la finalité, toutes catégories introduites par les exigences de l'intellect et par les approximations du langage. Bergson reconnaît par intuition, au-delà de l'abstraction du temps, une durée intérieure comme énergie spirituelle, libre élan créateur d'imprévisible nouveauté, quelles que soient ses retombées dans une matérialité où elle se fige et se spatialise(3). Nietzsche insiste sur la multiplicité du devenir, chaos de forces, conflit renouvelé de volontés en quête de hiérarchie et de domination. Mais le monde du devenir sans fin, en perpétuelle métamorphose, n'a pas, à l'image d'un Dieu, une puissance créatrice illimitée. Le devenir est un revenir et ne peut être pensé que comme éternel retour.

Jean Lefranc

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Hegel, G. W. F., la Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1970.
  • 2 ↑ Nietzsche, F., le Gai Savoir, V, § 357.
  • 3 ↑ Bergson, H., Évolution créatrice, 1907.

→ dialectique, durée, éternel retour, temps, vie