vie
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin vita.
Biologie
L'interrogation sur la vie est probablement aussi ancienne que l'humanité. Les philosophes grecs, Héraclite, Aristote, ont été les premiers à tenter de dégager les caractéristiques fondamentales des êtres vivants. La difficulté est récurrente : l'usage d'un mot aussi commun que celui de vie ne s'accompagne pas d'une idée claire et déterminée de ce qu'est la vie.
Dans l'article vie qu'il avait rédigé pour l'Encyclopaedia Universalis, Georges Canguilhem montrait qu'il existait une histoire de la notion de vie : l'importance de la question « Qu'est-ce que la vie ? » et la nature des réponses apportées ont varié au cours des siècles. La question de la vie devint centrale à la fin du xviiie s. et au début du xixe s. quand, en réaction aux conceptions mécanistes du vivant héritées de Descartes, se développa le courant vitaliste et naquit la biologie en tant que science du vivant.
Derrière la diversité des réponses apportées à la question « Qu'est-ce que la vie ? », se dégagent trois tendances, qui ont accompagné toute l'histoire de la philosophie, et se retrouvent encore aujourd'hui dans les écrits des biologistes : la vie repose sur les caractéristiques structurales des constituants du vivant ; la vie est associée à l'existence de systèmes en échange permanent avec leur environnement ; la vie est le résultat des capacités de reproduction (avec variations) des êtres vivants. La définition proposée par Bichat : « la vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort » peut être rattachée à la deuxième tradition, tandis que l'importance attribuée par Kant à l'organisation est un des avatars de la première tradition. La dernière réponse est plus récente : elle est l'héritage de Darwin.
Au xxe s., le problème de la vie a été beaucoup discuté dans les années 1930-1940, avant de disparaître avec l'essor de la biologie moléculaire. La question « Qu'est-ce que la vie ? » était devenue taboue pendant les trois dernières décennies : la présence d'une information génétique au cœur de tous les êtres vivants semblait être une réponse satisfaisante à la question « Qu'est-ce que la vie ? ». Continuer à poser la question était s'opposer à la nouvelle vision du monde vivant proposée par la biologie moléculaire, et refuser que les êtres vivants ne soient que le fruit d'une chimie particulièrement complexe.
La question est redevenue aujourd'hui importante. La connaissance limitée apportée par le seul décryptage de l'information génétique, et la découverte que l'ADN, le support actuel de l'information génétique, n'était que le produit tardif de l'évolution des êtres vivants, ont retiré à la vision informationnelle de la vie une grande part de sa vertu explicative. Les recherches sur la vie artificielle et les programmes de détection de la vie sur d'autres planètes ont provoqué un sursaut d'intérêt pour cette question.
Certains cherchent aujourd'hui la réponse dans un darwinisme étendu aux molécules, ou dans les théories en plein essor de la complexité. Il est raisonnable de penser que les caractéristiques essentielles de la vie sont connues : ce sont celles que nous avons décrites plus haut. L'erreur est de chercher celle qui parmi les trois serait fondamentale, alors que la vraie difficulté est de comprendre comment s'est opéré au cours de l'histoire l'assemblage entre ces trois caractéristiques.
Michel Morange
Notes bibliographiques
- Canguilhem, G., article « vie » de l'Encyclopaedia Universalis, t. 23 (pp. 546-553 dans l'édition de 1989).
- Jacob, F., La logique du vivant (1970), Paris, Gallimard.
- Morange, M., Qu'est-ce que la vie ?50 ans après la double hélice, Paris, Odile Jacob, 2003.
- Pichot, A., Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1993.
philosophie de la vie
Traduction de l'allemand Lebensphilosophie.
Philosophie Générale, Politique, Esthétique, Psychologie
Peu utilisé en dehors de l'Allemagne, et rarement revendiqué par les auteurs concernés, ce terme désigne les pensées les plus diverses dont le trait commun réside dans l'opposition supposée au rationalisme, et la prétention de cerner la vie à partir de la vie elle-même.
Une gestation littéraire et philosophique
Le souci majeur de la philosophie de la vie réside, grâce à la référence à la vie et au corps, dans le dépassement du clivage sujet-objet induit par le rationalisme moderne. Ses premières manifestations remontent au xviiie s. où J. G. Hamann(1), opposant l'expérience et le vécu à la démonstration scientifique, et Herder, préférant l'immédiateté de la foi à la rationalité de la pensée, donnent un fondement théorique au Sturm und Drang. Ce dernier pose les premiers jalons de la pensée romantique qui, à l'instar de Novalis, considère l'expérience émotionnelle comme la source de toute connaissance(2).
L'essor au xixe siècle
Grâce à Schopenhauer(3) et à Nietzsche(4), la philosophie de la vie devient un courant majeur de la philosophie post-hégélienne ; elle décèle dans le « vouloir vivre » une substance métaphysique de l'histoire qui, de fait, occupe la place de l'esprit hégélien. Une autre démarche novatrice se trouve chez Dilthey dont la psychologie compréhensive rayonnera sur la fin du xixe s. allemand. Accusant la psychologie explicative d'être incapable de saisir la particularité de l'âme humaine, Dilthey se propose de reconstruire la dimension pulsionelle et émotionnelle qui se manifeste dans l'histoire individuelle et collective(5). Comprenant la conscience humaine comme le reflet des rapports que l'homme entretient, grâce à son corps, avec le monde, l'œuvre de Dilthey exercera par la suite une influence considérable sur tous ceux qui, au nom de la Kulturkritik, dénonceront la modernité sociale.
L'apogée de la philosophie de la vie : la modernité weimarienne
« Dépassement des Lumières » et « dépassement du rationalisme » sont les maîtres mots dans la constellation weimarienne, où la philosophie de la vie se lie avec l'anthropologie et le darwinisme pour dominer les débats politiques et philosophiques. « Nous ne croyons plus au pouvoir de la raison sur la vie. Nous sentons que la vie domine la raison. La connaissance de l'homme est pour nous plus importante que les idéaux abstraits et généraux. »(6) Spengler conçoit l'histoire comme un organisme vivant où les civilisations s'épanouissent, se fanent et meurent. Le déclin du vieux continent semble prévisible puisque toutes les civilisations antérieures ont subi à leur fin la prédominance de la technique et du rationalisme, des forces de l'esprit donc et non point de la vie. Klages, Lessing et Seidel abondent dans le même sens et se rejoignent pour considérer la capacité de l'esprit humain à prendre ses distances par la réflexion comme une anomalie du processus vital de l'homme(7). Il en résulte la critique virulente de la maîtrise de la nature, avec une dénonciation particulière de la technique chez Lessing, des sciences chez Seidel. Le plus influent sera cependant Klages qui prétend corriger et accomplir la pensée de Nietzsche. Il voit dans le diosyniaque la véritable vie, celle-ci est purement biologique comme le démontre l'exemple des plantes, des animaux et des cultures primitives. Le rayonnement de Klages, ses parentés avec ses adversaires déclarés comme Adorno et Horkheimer(8), incitent le lecteur à remettre en question le clivage traditionnel entre « rationalisme et irrationalisme » et à s'interroger sur le fondement épistémologique d'une période de crise. Une telle démarche devrait également permettre – dans le contexte actuel – de défendre l'œuvre de M. Foucault, et en particulier son concept de « bio-pouvoir » contre les reproches schématiques qui lui sont faits notamment en Allemagne(9).
Wolfgang Fink
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Hamann, J. G., Sokratische Denkwürdigkeiten, Stuttgart, 1968.
- 2 ↑ Novalis, Werke, Berlin und Weimar, 1983.
- 3 ↑ Schopenhauer, A., Werke in fünf Bänden, Zurich, 1988.
- 4 ↑ Nietzsche, F., Sämtliche Werke, Berlin, New York, 1980.
- 5 ↑ Dilthey,W., Gesammelte Schriften, Stuttgart, Göttingen, 1914.
- 6 ↑ Spengler, O., Preußentum und Sozialismus, Munich, 1919, p. 82.
- 7 ↑ Klages, L., Der Geist als Widersacher der Seele, 6e éd., Bonn, 1981 ; Lessing, T., Die verfluchte Kultur, Munich, 1981 ; Seidel, A., Bewusstsein als Verhängnis, Bonn, 1926.
- 8 ↑ Honneth, A., « L'esprit et son objet », in Raulet G. (dir.), Weimar ou l'explosion de la modernité, Paris, 1984, pp. 97-112.
- 9 ↑ Erdmann, E., Forst, R., Honneth, A., Ethos der Moderne, Foucaults Kritik der Aufklärung, Francfort, 1990.
La vie est-elle un songe ?
L'argument de la vie comme songe est en général le point de départ d'une réflexion métaphysique sur la réalité et les illusions de la conscience. Mais une tension surgit vite entre l'évidence de notre rapport aux rêves et les contorsions requises pour en tirer une doctrine sceptique, et sa réfutation. Le motif de la vie comme songe n'est alors irréductible que dans sa dimension morale.
Descartes, Putnam et l'illusion radicale
Il y a plusieurs façons de mettre en question la « réalité » de la réalité. L'argument du rêve (on ne peut pas distinguer la « réalité » rêvée de la réalité « réelle ») est sûrement un des procédés les plus naturels à la disposition du métaphysicien. Dans une veine sceptique, il vise l'évidence des sens, l'évidence pratique commune (voici ma main, elle prend ce papier, etc.), et veut détruire l'évidence de l'« évidence » : car tout cela pourrait n'être qu'un rêve, ce moment de folie commun à tous, et donc une illusion. Ce n'est pas le seul moyen de douter à sa disposition. Déjà, Descartes le prolongeait en supposant un « mauvais génie » qui me trompe en toutes mes perceptions, me donnant à me représenter un monde là où il n'y en a peut-être pas, ou un tout différent. Car un rêve, c'est encore un rêve « de quelque chose », ou une suite de tableaux représentatifs : l'imagination brasse, mais n'invente pas tout ce qu'elle halluciné, et la chimère est faite d'un lion et d'une chèvre qui existent effectivement. Allant donc à la limite de la déréalisation onirique, on pourrait supposer que mes images de rêves sont pures fictions (ou des fictions de rien : elles ne reproduisent même pas des choses réelles hors de moi, ni ne les recomposent à leur fantaisie). Putnam a fourni de cette hypothèse radicale une adaptation moderne : celle d'un cerveau enfermé dans une cuve qu'un savant excite pour y susciter toutes sortes d'états mentaux, « voir un arbre », etc. (avec la question de savoir si ces états mentaux sont « référentiels »). Mais il faut peut-être trop d'efforts pour donner consistance au mauvais génie, ou au cerveau dans la cuve, alors qu'il suffit de rêver pour faire l'expérience du « peu de réalité » de la réalité. Sans le rêve, ces passages à la limite sont des artifices gratuits. Mais alors, quelque chose résiste-t-il à cette crise nocturne de l'évidence naturelle ? Descartes, dans les Méditations métaphysiques, se met en quête d'un point d'Archimède dont l'évidence résiste à l'argument du rêve ; ce sera le cogito. Putnam, lui, à peine moins audacieux, cherche au cœur de la représentation un trait qui la distingue de la simple hallucination interne, et en fonde le caractère référentiel (qu'elle vise un objet dans la réalité, l'arbre). Or, si l'on en reste juste au stade cartésien du doute (la vie est-elle un songe ?), il n'est pas sûr que les leçons qu'on doive tirer de toutes ces tentatives anti-sceptiques soient celles qu'on croit.
Rêve et cogito
Soit « ma main », « ce papier », au moment où j'écris, en robe de chambre, dit Descartes : douter de mes sens, c'est douter du plus évident, et par là, viser un vertige. Et que la vie soit un songe, c'est un thème qu'on rapporte fréquemment au théâtre baroque, à Corneille ou, plus en arrière, à Calderon : artistes de ce vertige qu'engendre l'illusion dans l'illusion. Mais il est douteux que Descartes ne fasse là que sacrifier à la rhétorique du temps. La Méditation première met en scène une sorte d'exploration phénoménologique d'un état singulier du moi, d'un vécu de connaissance dont Descartes avait d'ailleurs fait l'expérience, et qu'il généralise ici. Descartes, en effet, était un « rêveur lucide », comme en témoigne le dernier des trois rêves des Olympiques : autrement dit, un rêveur capable dans son propre rêve de prendre conscience du fait qu'il rêve, et de continuer à rêver. Ainsi l'attitude psychologique dont émerge le cogito est-elle vraiment vertigineuse : je sais que je rêve, mais cela même, le savoir, peut faire aussi partie du rêve. Nul saut ou sursaut logique dans la médiation décisive : je pense que je rêve, donc je pense (que je rêve), donc je suis ([pensant] que je rêve). Au contraire, on découvre une certitude vécue (pour rêver, il faut que j'existe comme celui qui pense qu'il rêve), ponctuelle peut-être, mais certaine en amont de tout doute possible. Le paradoxe, c'est que le cogito ne produit pas d'abord sa certitude contre le rêve, mais dans le rêve (en fait, énoncer le cogito ne m'assure même pas que je suis éveillé !). Toutefois, Descartes va plus loin. Cette première certitude, il la traite comme un savoir (le savoir, dit-il, que je suis « une chose pensante »). Dès cet instant, se pose la question de la « réalité objective » des idées : car si j'ai une idée évidente, « claire et distincte » comme le cogito, indubitable donc, qu'est-ce qui garantit la réalité de ce qu'elle me représente ? La solution est connue : seul un Dieu parfait garantit la réalité objective des idées (du moins, les claires et les distinctes), car il répugne à sa perfection qu'il veuille me tromper. La certitude issue du rêve s'est donc métamorphosée : elle est devenue un savoir qu'il y a du non-illusoire, du réel « réel ». Du doute soutenu par l'hypothèse d'un songe coextensif à la vie, on passe à un fondement indubitable de l'édifice des connaissances, qui enveloppe en outre la méthode de sa construction (ne viser que l'évidence pure). Gain métaphysique radical.
Ce que rêver n'apprend pas sur la réalité
Wittgenstein, dans De la certitude, s'en prend avec force à une confusion ici exemplaire : certitude n'est pas savoir (et c'est encore autre chose que de décider si savoir, c'est savoir du réel). Il y a d'abord quelque chose de suspect à se demander quelle est la « réalité » de la réalité. Ai-je des raisons d'en douter ? Car douter ne se décrète pas : on ne doute que de quelque chose qu'on pourrait ne pas savoir, et ne pas savoir pour certaines raisons (il y a un rideau entre moi et la chose, etc.). Maintenant, si je doute que c'est là « ma main », à quoi pourrait ressembler une confirmation que je le sais ? On ne peut que me dire : « Eh bien regarde mieux ! Qu'est-ce que tu as ? » Il est faux, ainsi, que je sache que c'est ma main (comme croyait Moore) : j'en suis certain, c'est la « toile de fond », selon l'expression décisive de Wittgenstein, des choses que je peux ensuite savoir ou ignorer. Il en va d'ailleurs ainsi de toutes les affirmations sur l'identité : comparez « je sais que je suis un homme » avec sa négation, « je ne sais pas si je suis un homme ». À l'évidence, la deuxième phrase ne met en question que ma constitution matérielle (ai-je tous les organes nécessaires ?), pas mon être. De même, quand quelqu'un se demande « y a-t-il des objets physiques hors de moi ? », c'est l'usage des mots qui est en jeu, pas un savoir. Après tout, peut-on vraiment douter de ce dont on veut douter ? On l'a déjà posé, et c'est là, dans la vie. On ne peut demander à quelqu'un qui pose une pareille question que : « quelle signification des mots vises-tu ? », car il ne s'agit pas de dissiper son ignorance sur ce qui est certain (et certain pour tous si c'est certain pour un seul), mais de vérifier s'il manie la grammaire correctement. Il n'y a donc pas de bonnes raisons de douter de la réalité, parce que tout ce qu'on pourrait invoquer à l'appui de la réalité de la « réalité » sera moins réel que la réalité mise en doute : si je doute que c'est là « ma main », nulle information supplémentaire ne me rassurera. À Descartes, on peut à la rigueur concéder qu'un « je » émerge dans le rêve, et qu'il est certain. Il faut préciser toutefois que la signification de ce « je rêve » (« je pense ») est une signification rêvée, subordonnée, en d'autres termes, au jeu de langage du rêve. Ce « je » n'est donc pas justifié objectivement, ce n'est pas un savoir, fut-il primordial : la « toile de fond » n'est pas et ne peut pas être un point d'Archimède pour le projet métaphysique.
Ce n'est pas tout. Car que veut dire subordonner « je rêve » au jeu de langage dans lequel s'épuise son sens ? On peut facilement mettre en évidence la contrainte de la grammaire du rêve sur un tel « je » : comment dire « je rêve » au présent ? N'est-ce pas comme dire « je suis mort » ? L'indicatif présent, ici, est tout à fait verbal, ce n'est rien de vécu, ce n'est pas un appui pour connaître. Si on veut lui donner valeur informative, c'est tout simplement un énoncé imprononçable (« je dors » également est autodestructeur). Il en ressort a contrario que « je suis conscient », « je sais de façon certaine », etc., sont le plus souvent vides, ou des non-sens (la négation « je ne rêve pas », à quoi ces énoncés équivalent, va de soi) : cogito, dans la mesure où cet énoncé prétend émerger comme une évidence riche de l'objection sceptique du rêve, est donc lui aussi, et pour cette raison, non informatif. « Je sais avec évidence que 2 + 2 = 4 » est informatif : mais l'information n'est pas ici « je sais sans illusion possible parce que je ne rêve pas », c'est « 2 + 2 = 4 ». Distinguant en somme deux catégories (certitude et savoir), Wittgenstein refuse la question et la réponse métaphysiques de la vie comme songe. Je suis d'abord certain que ma main est bien ma main sans avoir besoin de le savoir (au contraire !) ; car le socle de la croyance fondée, c'est la croyance non fondée, dont il serait « déraisonnable », dit-il encore, de douter. Si je rêve, je rêve ; cela implique que ce que je rêve n'est qu'un rêve, rien d'autre. Et ce n'est pas, ensuite, parce qu'on peut donner au savoir (« je sais avec évidence ! ») un ton de certitude qu'on communique au savoir une qualité de certitude (si par certitude on entend la certitude « radicale », ou mieux, pervasive, de la toile de fond supposée en toute question qui porte sur ce que je peux ou non savoir).
La vie est un songe si mes désirs s'y reflètent
Qu'on puisse, et peut-être même qu'on doive exclure le traitement métaphysique de la vie comme songe, cela libère cependant un autre sens, nullement nouveau d'ailleurs, puisqu'il est simplement celui, traditionnel, esthétique et moral, de ce motif. Si l'on est toujours sûr que la vie n'est pas un songe, cela n'empêche pas d'y rêver ; j'introduis par ce biais le rêve dans la « réalité », pour donner à cette dernière des couleurs et des contours conformes à quoi ? À mes désirs. Cet aspect n'a pas échappé à Tolstoï, dans Anna Karénine, qui peint l'insouciant Stépane Arcadiévitch courant « s'étourdir dans le songe de la vie ». Or si la vie a texture de songe, c'est pour autant que pareil étourdissement réussit (ou parfois, et du moins assez pour servir d'éthique au personnage) ; dans la mesure où, donc, les désirs et les fantaisies qu'ils projettent font partie de sa trame réelle, voire, trament sa réalité comme subjective. Au vertige métaphysique conventionnel se substitue ici un vertige plus excitant, que l'ambition de fixer la réalité de la « réalité » ferait négliger. Être libre ne consiste alors plus à surmonter l'illusion dans ni par le doute (dans une incertitude angoissée qui s'enveloppe dans ses propres plis et circule dans ses propres détours), mais, soudain retour au baroque, à l'effectuer sans trembler.
Pierre-Henri Castel
Notes bibliographiques
- Descartes, R., Méditations métaphysiques, 1647.
- Malcom, N., Dreaming, Routlege and Kegan Paul, Londres, 1959.
- Putnam, H., « Des cerveaux dans une cuve », in Raison, vérité et histoire, trad. Minuit, Paris, 1984.
- Wittgenstein, L., De la certitude, trad. Gallimard, Paris, 1965.
→ certitude, cogito, désir, évidence, illusion, jeu de langage, réalité, représentation, rêve