démocratie

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec « pouvoir du peuple ».

Politique

1. Type de régime caractérisé par la reconnaissance de la souveraineté populaire, qui émerge dans la cité grecque antique. – 2. la signification actuelle ne saurait se réduire à la désignation d'institutions spécifiques, le terme étant employé dans les champs les plus divers, le plus souvent à titre de légitimation de pratiques ou d'institutions.

Le terme n'est donc ni clair, ni univoque, et il faut en passer par quelques étapes de son évolution, qu'il faut corréler à celle du « peuple » ; de la pratique d'une prise en charge directe et collective des affaires publiques à l'érection des États souverains et représentatifs ; des lieux d'exercice du pouvoir, de son acception politique aux sphères économiques, sociales, etc. Comme l'indique l'opposition frontale entre démocratie et totalitarisme, le terme est souvent instrumentalisé et pris dans des jeux de pouvoirs et des processus de légitimation. La signification typologique s'estompe au profit de la désignation d'une nébuleuse de valeurs.

En posant que : « Ce que l'on appelait peuple dans les républiques les plus démocratiques de l'Antiquité ne ressemblaient guère à ce que nous nommons le peuple [...] Athènes avec son suffrage universel n'était donc, après tout, qu'une république aristocratique où tous les nobles avaient un droit égal au gouvernement » Tocqueville prend acte d'une mutation fondamentale du terme démocratie. L'accent se déplace de l'étude d'une typologie des régimes à celle d'un processus séquentiellement irrépressible d'égalisation des conditions. D'une structure politique, on en vient à une mobilité sociale, et d'une définition étroite des « égaux » à la sauvegarde des droits de l'homme, pensés comme universels.

La démocratie émerge à Athènes avec Solon, mais les réformes de Clisthènes (508 av. J.-C.) sont décisives, même si avec Périclès et ses successeurs, on assiste à une sorte de radicalisation. Clisthènes instaure un nouveau découpage calendaire et territorial conditionnant le fonctionnement même des institutions (assemblée du peuple, conseil permanent, tribunaux, etc.) et dont la vocation est d'entraver la puissance des grandes familles, des « nobles » et de faire pièce aux intérêts locaux ou régionaux. Il s'agit d'instituer une égalité réelle et politique entre les citoyens (dont la définition est particulièrement exclusive), même si l'on ne doit pas sous-estimer les luttes entre créanciers et débiteurs, entre riches et pauvres, dans l'invention du compromis démocratique. On qualifie ce type de démocratie de « directe » dans la mesure où les affaires communes sont prises en charge sans la médiation de représentants, et sans que l'on puisse séparer les attributions législatives, judiciaires, de politique « étrangère », etc. L'élection à des responsabilités requérant des compétences techniques – celle des stratèges par exemple – est pensée comme un procédé aristocratique, le procédé démocratique par excellence étant le tirage au sort, qui pose bien que les citoyens sont égaux et également capables d'exercer les responsabilités politiques. L'égalité politique est donc le fondement de la démocratie, comme isonomia (égalité de droit) et iségoria (égalité de parole). Cette égalité n'est pas civile mais bien politique : il ne s'agit pas par exemple de la simple application de la loi sans acception de personnes, mais bien de la possibilité de suggérer ou proposer une loi. L'égalité ainsi entendue est corrélée à la liberté, non pas simplement au sens où les citoyens ne sont des esclaves mais sui juris, mais bien du fait que dans la sphère politique « chacun est tour à tour gouvernants et gouvernés » et ne subit pas de contraintes extérieures. On ne trouve donc trace d'une séparation entre société civile et État. L'instauration par Périclès de la rétribution civique, dédommageant les citoyens les plus pauvres et leur permettant d'exercer leurs capacités politiques, indique à la fois la relative autonomie de l'économique et du politique et la primauté de ce dernier (en témoigne le niveau de participation, selon Hansen sans aucun équivalent dans l'histoire mondiale). Comme en témoigne l'oraison funèbre que Thucydide prête à Périclès, tout se passe comme si la cité endossait l'idéal aristocratique : faire valoir son excellence par la compétition, l'agon, entre égaux – pour l'étendre à l'ensemble de la communauté civique. La vie politique est donc saisie comme le genre de vie le plus haut (d'où des tensions nécessaires avec la philosophie prétendant à un genre de vie encore supérieur et frappant les autres d'insignifiance relative).

L'instauration d'une égalité active entre citoyens, dont les différents internes se règlent par la parole (instrument politique par excellence – Athènes dressa un temple à Peitho, la persuasion) dote le « peuple » de pouvoirs exorbitants, et pose la question et des limites et de la fragilité d'un tel système. Quels que soient les contrepoids institutionnels (ostracisme, procédure d'illégalité, reddition de comptes, concours de théâtre, etc.), rien ne peut réellement s'opposer aux décisions populaires, nécessairement exposées à l'emportement passionnel, la séduction démagogique, l'aveuglement, etc. On comprend que Montesquieu fasse de la vertu (amour de l'égalité et désir de faire prévaloir le bien commun sur l'intérêt égoïste) le principe du gouvernement démocratique, et souligne que la transformation du principe (sous le coup de « l'individualisme », du désir de luxe, etc.) entraîne un changement de régime.

Démocratie est donc d'abord un terme péjoratif, les partisans de ce gouvernement préférant le terme d'isonomie, et Aristote ferra encore de la démocratie un type de régime perverti, qui est au régime droit de la « politeia » ce que la tyrannie est à la monarchie. Les critiques de Platon (liées à la dénonciation de la sophistique) pose que la démocratie est le dernier avatar de la dégénérescence des gouvernements précédant la tyrannie. Outre que l'on y confond la liberté avec la licence, l'unité de la cité est menacée par l'inflation des désirs immaîtrisés et contradictoires, la confusion de l'égalité géométrique, respectant les mérites et vertus spécifiques de chacun et fondant un ordre de préséance, avec la simple égalité arithmétique (cf. aussi Aristote), et le poids de la masse y supplée l'inaptitude intellectuelle – la démocratie est l'incompétence au pouvoir. Elle est donc instable et conflictuelle, et la tyrannie du nombre prépare l'arrivée du despote. Cette suspicion envers l'inaptitude intellectuelle et la faiblesse morale du peuple, particulièrement incapable de prévision à long terme et de maîtrise de soi, sera reconduite jusqu'au Contrat social de Rousseau – notamment avec le chapitre consacré au législateur. Si la souveraineté ne peut être que populaire, le gouvernement ne saurait être démocratique. Rousseau reprend le schéma cartésien de l'erreur formelle pour souligner que la volonté (populaire) ne suit pas toujours un entendement qui lui est extérieur. Corrélativement, la pensée libérale et ses différents courants suspectera toujours la démocratie de n'être que la tyrannie de la majorité.

Mais ces effets d'écho sont fallacieux. La pensée classique dénie l'importance de la typologie des régimes. Plus fondamentalement, la nature, les enjeux et les fonctions de la vie politique voient leur signification totalement modifiés. Toute la pensée contractualiste présuppose que chaque homme est naturellement libre et apte à se gouverner lui-même. L'autorité politique est donc une création volontaire, moyen que se donnent les individus pour assurer leur fin. Dans cette conception que l'on qualifie « d'atomistique », la question fondamentale est moins celle du type de gouvernement souhaitable que celle de l'essence du pouvoir ou de la souveraineté, qui réside originairement dans chaque individu. Tout pouvoir légitime est donc ipso facto consenti, et assujetti à une fin qui lui est extérieure, loin que l'inscription dans une communauté politique soit première et naturelle, et que la vie politique vaille par elle-même. Il s'agira donc toujours de penser la différenciation et l'articulation entre la liberté naturelle et la liberté civile, et de comprendre la puissance de l'État – et par suite ses fonctions et ses limites – dont les droits inaliénables que nul homme ne saurait consentir à aliéner, ou encore les droits tels que l'État a pour fonction même d'en assurer la préservation et la jouissance. La question de l'instance légitime détentrice du pouvoir souverain dépend donc d'une anthropologie, anthropologie qui sous-tend les descriptions de cette fiction qu'est « l'état de nature ». Rousseau pose que l'homme veut se conserver comme être libre, et que le bien inaliénable par excellence est la liberté. Par suite le contrat vise à obéir à des lois dont on est soi-même l'auteur pour se prémunir de toute obéissance à une volonté extérieure à la sienne. Chacun promet donc en réalité d'obéir à une partie de sa propre volonté, et à faire prévaloir cette partie (volonté générale) sur le reste (les volitions particulières, propres à l'individu). Bref, chacun s'engage à obéir à la volonté générale, qui désigne ce qu'il y a de commun entre sa volonté et celle de ses concitoyens. Il s'ensuit que l'autorité souveraine ne peut être détenue que par le peuple, que le peuple soumis aux lois doit en être l'auteur, que l'égalité doit être stricte entre souverain et sujet. Ce qui contraint à différencier le souverain (détenteur de la puissance législative) du gouvernement (chargé, par exemple, des décrets). Si l'essence de la souveraineté est d'être démocratique, on ne peut qualifier Rousseau de démocrate, puisque des hommes ne saurait se gouverner démocratiquement – mais il est bien républicain. Mais un des problèmes fondamentaux posés par la logique même du Contrat social est celui de la représentation. Car, en toute rigueur, une volonté ne se délègue pas, ne se représente pas. La représentation est saisie ici comme une survivance féodale. Si le chapitre consacré au législateur indiquait la question fondamentale de l'éducation et des compétences proprement politiques du peuple en « démocratie », la question de la représentation renvoie moins à celle de la taille des États modernes dont la population ne jouit plus du loisir causé par l'esclavage qu'à celle d'une émancipation et d'une trahison toujours possible du représentant à l'encontre du représenté. On peut concevoir le Contrat social comme une mise à jour des problèmes fondamentaux générés par une souveraineté posée comme démocratique.

C'est encore la question de la représentation, qui conduit le Fédéraliste (où Madison, Hamilton et Jay incitent leurs concitoyens de New York à ratifier la constitution fédérale des futurs États-Unis) à opposer la démocratie – toujours conçue comme directe, à la république (dans un sens qui n'est pas du tout celui de Rousseau), où des élus représentent les intérêts et opinions de leurs mandants, mais aussi les filtrent, les retardent et se donnent les moyens de les examiner froidement. La représentation rend possible un gouvernement libre dans un grand État (là où Rousseau déplorait que, n'ayant plus d'esclaves, nous le soyons devenus), contrecarrent l'aveuglement et l'emportement démocratique, et sont efficaces contre les factions, en assurant leur représentations concurrentes et en les contraignants au compromis. La république ici se pense comme différente de la démocratie en ce qu'elle empêche la tyrannie de la majorité, l'écrasement des minorités.

Pourtant, l'exemple type des factions fourni par le Fédéraliste – qui autorise l'esclavage – est adossé à la question des inégalités de propriété (le souvenir des réformes agraires antiques, la rébellion des débiteurs dans les anciennes colonies, fournissent l'arrière fond). Si la république est sensée – selon la leçon de Montesquieu – donner voix à des intérêts différents et légitimes et les contraindre à s'entendre, la démocratie est ici suspecte de favoriser la « populace ». Étroitement liés à la représentation, on retrouve donc la structuration en classes sociales, la distinction entre société civile et État, et la question de la définition même de la citoyenneté attribué selon des critères de revenus. Kant distingue encore, non sans embarras, citoyen actif et citoyen passif. Et Spinoza, un des rares auteurs de son époque à défendre la démocratie, en exclue les femmes et les serviteurs, dont la dépendance économique se traduirait en assujettissement culturel.

Ainsi, si B. Constant pose un peu brutalement que la liberté des Anciens était politique alors que l'insignifiance politiques des citoyens modernes fait de la vie privée et du labeur le refuge de la liberté, il indique bien que les responsabilités politiques sont pensées comme un fardeau qui distrait des occupations essentielles – c'est-à-dire économiques. Tocqueville souligne plus fondamentalement que l'égalité démocratique renvoie moins à un régime politique qu'à un état social, défini par la destruction des ordres et par sa mobilité, état social qui peut politiquement se traduire aussi bien par la liberté que par la servitude. Si la démocratie (sociale) est une promesse d'émancipation (des corporations, des ordres, de l'autorité parentale, des autorités intellectuelles), la menace vient de ce que la majorité y vit dans une perpétuelle adoration d'elle-même, et ne perçoit aucune limite à sa propre puissance. La démocratie ainsi entendue est menacée d'une sorte d'entropie, de règne du conformisme, de l'insignifiance et de la monotonie. Tocqueville indique cependant un autre risque : un « monstre dans l'état social » démocratique, « l'aristocratie industrielle ». Le capitalisme dont il est le contemporain lui apparaît comme conciliant l'impersonnalité démocratique à la fixité aristocratique. À la mobilité et à l'égalisation sociale des conditions s'opposent donc le mode de production capitaliste, pour reprendre les termes de Marx. On conçoit que celui-ci ne voit dans les droits de l'homme que l'opération idéologique des temps modernes, dans la mesure où l'on fait de l'émancipation politique, qui n'est que politique, l'essence de l'émancipation elle-même, et que l'on méconnaît que l'État et ses institutions – fussent-elles démocratiques – pérennisent et légitiment l'exploitation, sont un instrument de pouvoir d'une classe. S'il faut préférer la magna charta de la réduction du temps de travail aux proclamations emphatiques des droits de l'homme, c'est que la lutte politique (et juridique) n'est que l'expression et le moyen d'un combat qui vise l'émancipation de l'homme comme tel, la formation de l'homme générique, le dépérissement de l'État. Il semble donc que la critique marxienne de la politique et par suite de la démocratie et de ses droits « formels » intègre un moment proprement libéral, et vise l'abolition de la politique.

L'histoire du xxe s. et des avatars du mépris total des droits formels, et la volonté de transparence totale de la société à elle-même, a amené à l'opposition unilatérale du « totalitarisme » à la « démocratie », parfois même la proclamation de la fin de l'histoire et de l'unicité du modèle démocratique. Lefort a bien montré que l'ouverture démocratique, acceptant de poser, sans pouvoir jamais la résoudre, la question de l'historicité, du fondement, du lieu même du pouvoir, acceptant de dissocier savoir, pouvoir et droit, portait comme son envers le risque totalitaire. Mais outre qu'une opposition aussi caricaturale fait trop bon marché de tous les régimes qui sont oppressifs sans être « totalitaires », elle semble interdire toute interrogation un peu féconde sur le fonctionnement réel et les failles des institutions démocratiques, ou sur le sens même que devrait revêtir la démocratie dans le monde contemporain, ou encore, sur les conditions de possibilité même d'une démocratie, qui ne saurait être les mêmes aujourd'hui que celles du monde des polis, ni celles du monde des États-nations souverains.

Anne Amiel

Notes bibliographiques

  • Finley, M.I., Démocratie antique démocratie moderne, Payot, Paris, 1993.
  • Hansen, M., La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, Belles lettres, Paris, 1993 et Polis et Cité-État, Belles lettres, Paris, 2001.
  • Lévêque, P. et Vidal-Naquet, P., Clisthènes l'athénien, Macula, Paris, 1964.
  • Loraux, N., L'invention d'Athènes, Payot, Paris, 1993.
  • Meier, C., La Naissance du politique, Gallimard, Paris, 1995.
  • Romilly De, J., Problème de la démocratie grecque, Hermann, Paris, 1986.

→ citoyen, contrat social, droits de l'homme, égalité, état, liberté, révolution, totalitarisme




La démocratie moderne ou la révolution impossible ?

Dans la Lettre L, Spinoza souligne la différence qui le sépare de Hobbes quant à la politique : elle « consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel » et que, par conséquent, l'état civil « c'est la continuation de l'état de nature(1) ». L'identification entre le droit naturel et la puissance naturelle des hommes (les passions)(2) permet à Spinoza de penser cette « continuation » comme étant la condition même de la politique : la puissance des passions humaines s'affirme aussi bien à l'état de nature que dans l'état civil, mais, alors que dans le premier elle est individuelle, dans le deuxième elle est collective. L'état civil se présente ainsi chez Spinoza comme le résultat d'une mécanique passionnelle fondée sur un rapport de forces trouvant son origine dans la puissance de la multitude. Une telle explication de la « genèse » de l'état civil peut faire l'économie de la notion de contrat(3). En effet, l'état civil, en tant que continuation de l'état de nature, est indissoluble : le corps politique, expression de la puissance collective de la multitude, ne peut jamais être détruit(4).
C'est là précisément que résident la spécificité et la radicalité de la philosophie politique spinozienne. La puissance de la multitude désigne « la forme d'une société qui se confond avec l'exercice d'une démocratie informelle et originaire(5) ». La démocratie épouse et traduit la dynamique absolue et naturelle s'exprimant par la puissance de la multitude : par là, elle circonscrit nécessairement les caractères et les propriétés de l'état civil ainsi que le sens et le contenu de l'action politique. Plus spécifiquement, elle permet de dégager les présupposés d'une théorie politique de l'« émancipation constituante » s'opposant à une théorie de la « révolution étatique » qui trouve sa formulation la plus accomplie et systématique chez Hobbes. Ce double enjeu peut mettre en lumière les alternatives propres à la question de la démocratie moderne : la révolution, comme étatisation d'un processus contractualiste ou conflictuel, et l'émancipation, comme affirmation constituante d'une démocratie originaire et absolue – naturelle et immanente à la puissance collective de la multitude.

Hobbes ou la révolution de l'État

Hobbes récuse explicitement le principe aristotélico-thomiste faisant de l'homme un « animal politique ». La société se forme « par accident et non pas par une disposition nécessaire de la nature(6) ». C'est la recherche de l'utilité et non pas l'instinct naturel qui conduit les hommes à s'associer et à fonder l'état civil. Dans la perspective hobbienne, le passage de l'état de nature à l'état civil représente une véritable « révolution » : la fondation d'un pouvoir commun (civitas) permet de passer de la conservation individuelle par la force à la production collective de biens garantie par la sécurité et le respect des conventions(7). La guerre qui caractérise l'état de nature empêche l'activité humaine de s'affirmer dans toute sa complexité : la vie de l'homme est misérable et pénible car elle ne peut pas exprimer toutes ses potentialités, aussi bien en matière économique que technique et culturelle(8). Pour Hobbes, le pacte qui conduit à la fondation de l'État constitue une double révolution – libération de l'état de nature et création d'une abondance productive comme condition nécessaire pour une vie véritablement humaine. Ce n'est que dans la civitas que l'homme accède à son « humanité ». L'État se définit comme étant la seule révolution pouvant conduire à l'humanisation définitive de l'humain. C'est en ce sens que Hobbes pense la politique en termes de révolution. La politique marque une rupture définitive avec une condition naturelle caractérisée par la possibilité perpétuelle de la destruction de la vie humaine. L'état civil est un artifice qui transforme de fond en comble l'horizon vital de l'homme : son invention est une révolution qui offre à l'homme la sécurité grâce à laquelle il peut réaliser tout ce qui est compris dans son essence (lois naturelles) et défini par sa raison(9). C'est pourquoi cette révolution est sans retour. L'institution du pouvoir civil ne peut pas consentir une régression à une condition inhumaine : la révolution sanctionnée par le pacte contraint les sujets à respecter définitivement la convention qui instaure et légitime le souverain(10) – seule et unique garantie de leur existence politique. Penser la politique avec Hobbes signifie penser la nécessité de la révolution – comme condition de la réalisation de la nature rationnelle et productive de l'homme dans l'État. Ce n'est que par la révolution politique, incarnée par l'institution du pouvoir civil, que l'homme appréhende sa condition définitive : produire en sécurité et faire le meilleur usage de sa raison.

Depuis Hobbes, l'idée de révolution est indissociable de l'idée d'État et de pouvoir constitué. La conception schmitienne de l'état d'exception en est un exemple : la décision qui fonde la souveraineté se présente comme l'aboutissement de la révolution étatique. Le souverain, de par sa décision, réitère, bien au-delà de la norme juridique, l'essence la plus profonde de l'État : l'impossibilité de revenir à une condition pré-politique et par conséquent la nécessité de préserver la révolution qui a conduit à sa constitution(11). La théorie léniniste de la dictature du prolétariat en est un autre exemple : l'État bourgeois ne peut céder la place à l'État prolétarien par voie d'extinction mais seulement par une révolution. La substitution de l'État prolétarien à l'État bourgeois passe nécessairement par la révolution(12). L'interprétation léniniste de Marx accentue le caractère indépassable de la révolution dans la définition de l'action politique : le communisme se présente ainsi comme la « révolution des révolutions », comme la dissolution définitive de toute révolution dans la constitution d'une société adéquate à la nature la plus profonde des hommes : l'affirmation de la liberté sans coercition et de l'activité dans la coopération.

L'émancipation spinoziste ou la révolution impossible de la démocratie

L'inclusion du droit et de la puissance conduit Spinoza à penser la continuation entre l'état naturel et l'état civil. Celui-ci ne représente pas une « révolution » par rapport à celui-là : il en constitue plutôt son amélioration et son perfectionnement. L'état de nature se définit par une expression minimale du rapport inclusif du droit et de la puissance(13). En revanche, dans l'état civil cette expression est optimale. C'est dire que pour Spinoza l'état civil se présente comme étant la condition la plus favorable pour l'émancipation des hommes de la servitude des passions. Mais cette condition d'émancipation n'est pas le résultat d'une révolution introduisant une coupure irréversible entre la nature et l'État. Spinoza ne conçoit la révolution que comme un cas limite affectant le changement de la forme-État ; autrement dit-il fait de la révolution une possibilité pour préserver l'émancipation constituante de la multitude(14).

La révolution est l'une des étapes possibles dans le processus toujours en acte de l'émancipation humaine. Cette émancipation engendre une dynamique d'autonomie qui est en même temps singulière et commune : il s'agit d'une libération qui affecte aussi bien le mental que le corporel des individus, d'une conquête d'espaces de liberté et d'amour collectifs, de la définition de pratiques de résistance et de vigilance. L'émancipation se construit dans l'horizon ouvert de la « vertu » machiavélienne, de la formation de la liberté contre la fortune – dans le projet constituant qui ne succombe pas aux contradictions du réel(15). C'est là que réside le principe spinoziste de la démocratie comme absoluité du politique. La démocratie se présente comme le présupposé indestructible de la politique : elle est la possibilité toujours immanente de l'émancipation naturelle qui s'oppose à l'étatisation constituée de la révolution, à la subsomption de la puissance matérialiste de la multitude par la norme contractualiste instituant une souveraineté dominant la société civile(16). Si bien que la démocratie se confond avec la politique tout court. La constitution de la politique désigne chez Spinoza les processus multiples de transformation de la puissance humaine – exprimée collectivement dans la multitude. La politique n'est rien d'autre que le lieu des transformations de la puissance humaine, qui s'efforce sans cesse de transiter de la passivité à l'activité, de s'émanciper. Spinoza pense ce lieu et ces transformations d'une manière absolue – c'est-à-dire comme démocratie. Cette démocratie ne peut ainsi se fonder que sur l'impossibilité de la révolution telle qu'elle se trouve formulée et systématisée chez Hobbes et dans la tradition moderne qui y fait référence (doctrines du contrat social, théories de la décision).

Le projet spinoziste d'une démocratie absolue, expression de la puissance multiple et différenciée de la multitude, trouve sa formulation la plus féconde dans l'œuvre de G. Deleuze et de F. Guattuari(17). La politique devient ici l'affirmation d'un désir nomade qui se soustrait par définition à l'appareil de capture de l'État. La fonction de l'État se réduit à strier l'espace sur lequel se métamorphosent les puissances singulières et collectives de la multitude. La démocratie se définit par la déterritorialisation du désir échappant au pouvoir de surcodage de l'État : machine de guerre qui fuit l'organisation rationnelle de la puissance (le travail) et la souveraineté organisationnelle des affects (bureaucratie). Face à l'imposition réitérée de la révolution étatique, la démocratie réinvente sans cesse l'immanence de la politique et la création de l'émancipation dans la libération du devenir (intensité-imperceptibilité) : « Ce n'est pas en termes d'indépendance, mais de coexistence et de concurrence, dans un champ perpétuel d'interaction, qu'il faut penser l'extériorité et l'intériorité, les machines de guerre à métamorphoses et les appareils identitaires d'État, les bandes et les royaumes, les mégamachines et les empires(18) ».

Saverio Ansaldi

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Spinoza, B., Lettres, in Œuvres, iv, trad. C. Appuhn, Flammarion, Paris, 1993, p. 283.
  • 2 ↑ Spinoza, B., Traité politique, trad. P.-F. Moreau, éd. Réplique, Paris, 1979, chap. ii.
  • 3 ↑ Ibid., chap. iv. Cf. à ce propos A. Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Minuit, Paris, 1969, chap. viii en particulier.
  • 4 ↑ Spinoza, B., Traité politique, op. cit., chap. vi.
  • 5 ↑ Lazzeri, C., Droit, pouvoir et liberté. Spinoza critique de Hobbes, PUF, Paris, 1998, première section, chap. i, p. 90.
  • 6 ↑ Hobbes, T., le Citoyen, trad. S. Sorbière, Flammarion, Paris, 1982, première section, chap. i, p. 90.
  • 7 ↑ Hobbes, T., Léviathan, trad. F. Tricaud, éd. Sirey, Paris, 1971, chap. xvii.
  • 8 ↑ Ibid., chap. xiii. Cf. sur cet aspect C. B. Macpherson, la Théorie politique de l'individualisme possessif de Hobbes à Locke, Gallimard, Paris, 1971, chap. ii.
  • 9 ↑ Hobbes pense l'activité humaine en termes de « travail » : de ce point de vue, la société civile se conserve en sécurisant le travail comme source première de la production et de la transformation de la nature. Cf. Hobbes, T., Léviathan, op. cit., chap. xxiv.
  • 10 ↑ Ibid., chap. xviii.
  • 11 ↑ Schmitt, C., Politische Theologie. Vier Kapitel zur Lehre der Souveranität, Duncker et Humbolt, Munich-Leipzig, 1934.
  • 12 ↑ Lénine, l'État et la révolution, éditions en langues étrangères, Pékin, 1970.
  • 13 ↑ Spinoza, B., Traité politique, op. cit., chap. ii.
  • 14 ↑ Ibid., chap. iv.
  • 15 ↑ Cf. A. Negri, le Pouvoir constituant, PUF, Paris, 1997, chap. ii.
  • 16 ↑ Cf. A. Negri, l'Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, PUF, Paris, 1982, chap. viii.
  • 17 ↑ Deleuze, G., et Guattari, F., Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980.
  • 18 ↑ Ibid., p. 446.