totalitarisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Terme forgé sur totalitaire, du vocabulaire fasciste italien.

Politique

Ce concept tout à la fois décrié et galvaudé renvoie à des régimes politiques n'apparaissant qu'au xxe s., qui visent à une emprise totale sur l'individu et la société et excluent toute possibilité de division interne. Les « modèles » les plus souvent étudiés sont soit le national-socialisme soit le stalinisme.

Gentile et Mussolini qualifient, dès les années 1920, le régime fasciste de « totalitaire ». Le terme apparaît dans l'Oxford English dictionnary en 1933 et dès les années 1930 les auteurs d'obédiences les plus diverses l'emploient, souvent en notant la similitude entre les régimes nazis et communistes, sans exclure fascisme et franquisme. On ne saurait donc réduire le terme à une arme de propagande de la guerre froide, même s'il fut ainsi utilisé et s'il est difficile d'étudier ce concept en dehors de son histoire.

Parler de totalitarisme indique que des formes nouvelles d'organisations politiques, irréductibles à la tyrannie ou à la dictature à parti unique sont apparues, et que leur similitude transcende les antagonismes et clivages politiques les plus criants. En ce sens, le phénomène concentrationnaire et le fait que la terreur se déchaîne alors que l'opposition est déjà annihilée sont des critères souvent retenus. La tâche minimale est alors d'expliquer l'émergence « contemporaine » de ce type de régimes, sans les réduire à des simples accidents historiques ou à des formations propres à tel ou tel peuple, telle ou telle culture (comme « l'âme allemande ») et une parenté structurelle en dépit des contenus doctrinaux les plus divers (ce qui motive en partie la violence avec laquelle la catégorie de totalitarisme a été rejetée, puisqu'elle peut apparenter le national-socialisme et le stalinisme).

Parmi les très nombreuses analyses, on peut en singulariser deux qui font du déchiffrement du totalitarisme un réquisit de la compréhension de notre propre présent.

Dans Les Origines du totalitarisme(1), Arendt reprend les catégories de Montesquieu pour poser que idéologie et terreur constituent la nature et le principe du gouvernement totalitaire (terme qu'elle réserve exclusivement à certaines périodes du nazisme et du stalinisme), lequel connaît ses conditions nécessaires et insuffisantes d'apparition avec la production d'individus atomisés, déracinés et esseulés, d'hommes « superflus ». Arendt étudie comment le mode de production capitaliste (et l'impérialisme), les avatars de l'État-nation (et les évolutions de l'antisémitisme) produisent des problèmes insolubles dans leurs propres cadres (au premier chef, la production ininterrompu d'apatrides) et qui peuvent motiver l'émergence de régimes totalitaires, en guise de pseudo solutions terrifiantes. Ces derniers nous contraignent donc à scruter les impensés de notre propre modernité.

Si Arendt pense dans les termes d'une pluralité de régimes possibles – avec le risque de faire du totalitarisme une sorte « d'essence » – Lefort raisonne en articulant démocratie et totalitarisme. Ce dernier permet rétrospectivement à la démocratie d'acquérir un nouveau relief et « il s'avère impossible de la réduire à un système d'institutions. Elle apparaît à son tour comme une forme de société, et la tâche s'impose de comprendre ce qui fait sa singularité, et ce qui en elle se prête à son renversement, à l'avènement de la société totalitaire »(2). La monstruosité totalitaire – ici étudiée via l'URSS et Soljenitsyne et non plus comme chez Arendt via le cas éminent du nazisme – permet de ressaisir la démocratie comme ce type d'organisation sociale où sont désintriqués savoir, pouvoir et droit, et qui laisse ouverte la question de ses propres fondements, de sa propre légitimation, de sa propre historicité. Le totalitarisme referme l'énigme et cède au fantasme d'une société unie, et transparente, sans scission en société civile et État, nécessitant donc une réincorporation du pouvoir et une prophylaxie sociale.

Alors que les historiens ont tendance à souligner que le concept n'a qu'une valeur euristique, le totalitarisme, qui a bénéficié du soutien des masses – chez les penseurs politiques qui le définissent, contraint à interroger à nouveaux frais nos catégories politiques et morales.

Anne Amiel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Arendt, H., Les Origines du totalitarisme, Paris, Seuil.
  • 2 ↑ Lefort, C., Essais sur le politique, Paris, Points Seuil, 1986 ; L'invention démocratique, Paris, Livre de poche, 1981 ; Un Homme en trop, Paris, Points Seuil, 1986.
  • Voir aussi : Aron, R., Démocratie et totalitarisme, Paris, Idées, N.R.F., 1965.
  • Faye, J.P., Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972.
  • Kershaw I., Qu'est-ce que le nazisme?, Paris, Gallimard, Folio, 1992.
  • Neumann, F., Behemoth, Paris, Payot, 1987.

→ citoyen, démocratie, liberté